‹ There's one thing that you should know
You need love, you need love, you need love ›


Tout est blanc. Le ciel à la fenêtre découpe la grisaille sur le blanc du mur, et c'est la seule différence de couleur qu'il voit lorsqu'il est allongé. Un blanc particulier, un peu malade, nuance hôpital ; c'est une manière cruelle et grossière de tromper le deuil, voilà ce qu'il se dit. Depuis qu'il est là, il a entendu beaucoup de familles pleurer depuis le couloir, quand lui ne doit regretter qu'un petit bout de chair qui dépassait de trop. C'est bientôt Noël. Le massacre s'est fait recouvrir par la neige, et il en a oublié les plus gros détails.
Le patient Vassigny — comble de l'ironie : il doit être patient ! on ne fait que le lui répéter — est dans une chambre simple, il n'a demandé aucun supplément et ne va pas rester assez longtemps pour qu'on lui cède une pièce plus spacieuse. On n'y trouve que son lit, la table de chevet et la démarcation de la porte vers la salle de douche. Au centre de la chambre, lui qui somnole ou dort complètement. Lui assit, parfois, qui chantonne de vieux airs pour tester la douleur.
Il voit que ses côtes vont mieux. Respirer lui fait moins mal, et ses plaies cautérisent correctement. La séance de réeducation s'est finie il y a trente minutes. Les docteurs obtiennent de lui des résultats médiocres ; il s'obstine sur ce membre fantôme, recroqueville à peine les autres doigts, l'air absent et déconcentré — il dit être certain de pouvoir se servir de ce qu'il avait déjà avant, que ça lui fait la main plus légère, plus maniable. Il fait rire les infirmières pour ne pas les désoler, et froncer les sourcils des docteurs.
Cette unité absente de couleur lui fait mal aux yeux ; alors il bénit de vive voix toustes celleux qui viennent la troubler. Des ami-es sont venu-es lui apporter de quoi livre et se nourrir — il picore lentement un sachet de bonbons entre ses courtes siestes. La plupart riaient gentiment de son malheur, lui permettant de le faire aussi (‹ Heureusement que c'est pas le gauche, mon Nono, comment on te marierait sinon ! ›). Il n'a pas encore vraiment pleuré ; ses yeux se mouillent parfois brusquement, son visage se crispe puis ça lui passe au-dessus de la tête — il préfère s'en moquer franchement, ou dormir quand la panique l'accable.
Bref, tout est blanc : les murs, le bruit, sa tête. Le son de la porte s'ouvrant pulvérise tout et c'est une sensation auquel il a pris goût depuis une semaine qu'il est ici. Son visage se réveille, il a l'air d'un gosse endormi jusqu'à ce qu'il voit qui s'avance ; alors un éclair lui traverse les traits. Il se redresse brusquement, joyeusement, en souriant de toutes ses dents cassées. Ses cheveux sont un bordel monstre à force de bouger contre l'oreiller. Sa main droite est enveloppée de gaze ; du blanc, encore. La couleur lui explose les yeux, qu'il a rouge de fatigue.
‹ Oh Zach ! Bon anniversaire ! › C'était hier, mais il préfère être en retard que ne pas lui souhaiter, ou lui laisser le temps de s'attrister sur son sort.

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Le soleil, dans la chambre : sa présence imposée, flamboyante, immense dans l’espace restreint lui fait un bien fou et immédiat. Le dos voûté en avant il regarde Zachary se déchausser et s’installer comme à la maison. Insensible à la grisaille, lui ; il crie, chasse tout de suite un craintif silence. Innocent survolté tend le bras et lui attrape la main par réflexe, bien qu’il ne soit pas habitué encore à toucher avec ; le contact est donc hasardeux. Ses doigts sont osseux, assez longs, ils montent autour de leur frère amputé comme des murailles. Le bandage qui maintient la compresse donne à sa main l’allure fixe et hantée de ces mains de statues abîmées par le temps. Innocent se refuse à faire dans le pathétique, ou dans les beautés antiques, alors il souffle en souriant et resserrant légèrement sa prise :
‹ C’est dégueu hein ? › Il dissimule à peine sa fierté, qui surmonte ainsi l’effroi, le dégoût. Ou c’est un dégoût très drôle qui s’amuse de l’absurdité d’avoir neuf doigts comme on perd une vie alors qu’on en a pleins d’autres en réserve, ce n’est pas grand chose par rapport au supplice d’être seul. La peur de la mort paraît désormais un lointain songe ; l’agression, il l’a cauchemardé, et Zach vient veiller au pied de son lit. Il aurait sincèrement pu y croire s’il ne s’était pas réveillé la man trouée. Il ne se résout pas à prendre un air faussement outré à sa provocation, il est trop sincèrement heureux de le voir, et rigole tout du long, tout bas — c’est absurde quand il y pense.

‹ Sois content que je sois vivant déjà. › Oui, mieux vaut en rire, pense-t-il très littéralement ; les larmes cautérisent pas les blessures. ‹ Nan, je peux même pas faire style qu’ils étaient trente. Y en avait qu’un et je me suis bien fait rétamer la gueule. › Son honnêteté est frappante, un peu dégueulasse. Innocent la délivre les yeux baissés sur son stigmate avec l’air incrédule des enfants face aux mensonges des plus grands — c’est bien, bien plus grand que lui, qu’eux deux, qui lui a fait ça. Ses quatre doigts se plient, d’un coup, jusqu’à toucher la paume de Zach qui repose sur la sienne. Il se réchauffe machinalement sur cette chaleur sanguine et maternelle qu’ils ont en commun, et qui lui a trop manqué depuis son absence : sa main lui paraît glacée, dernièrement, exsangue et sans couleur. Elle est un poids mort dont la vie a été sectionnée par plaie ouverte et il sait qu’il ne peut réparer ça qu’en retournant dehors, en se distrayant, en se sortant la tête de lui-même. La ferveur de Zachary est une bénédiction et une trahison à l’hiver et à la tragédie. Innocent béni car moqué raconte, les yeux dans le vide, la voix douce et sèche d’avoir si peu parlé aujourd’hui : ‹ Tu vois, j’ai tiré d’un coup sec et hop ! Plus rien. › De son bras libre il mime la poussée en arrière, le poing serré, hop, les yeux grand ouvert, les muscles tendus. C’était fini. D’un même mouvement il dérange la literie avec ses jambes, pour se débarrasser d’un quelconque air trop triste qui pourrait coller aux draps, dégager la couleur malade des tissus qu’ils lavent sûrement dans la même machine que les linceuls ; il pense, du moins. Il n’a plus sommeil du tout. C’est sûr que ce n’est pas la maison ; ils ne veillent pas vraiment, mais Innocent voit si peu Zachary ces derniers temps qu’il refuse de lui laisser ce souvenir assommé par les promesses de guérison et les nuages à sa fenêtre. En fait il a déjà pratiquement guéri, pour lui, ce n’est pas comme si son doigt allait repousser : alors qu’on le libère ! Il faut qu’il retourne être heureux, et fêter Noël quelque part.
Dehors justement, des pas s’activent dans le couloir. Innocent se surprend à redouter l’arrivée de son infirmière : son ton caressant, ou pressé, selon les fois, l’embarrasserait trop sincèrement en présence de son frère. Il pose un regard rond sur sa blessure, qu’il imagine pulser de l’autre côté du pansement. Puisqu’ils ne sont pas surveillés et qu’il l’a bien dit, c’est dégueu, il souffle tout bas en soulevant un coin de la bande de gaze : ‹ Tu veux voir ou ça te dégoûte ? ›

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Lui non plus n’a pas l’habitude de se voir ainsi. Sa vulnérabilité devant lui le confond, et Il se repaît maladroitement de cet embarras, tord ses sourires pour les emmêler à ceux de Zachary, faire des barbelés de leur tendresse.
Il baisse les yeux sur la vision de leurs mains l’une dans l’autre, s’habitue à celle de son doigt tronqué, au vide qui laisse apparaître la paume ronde de Zachary plissée contre la sienne. Une amertume lui remue soudain le corps, qui sursaute en reprenant conscience, par à-coups, de l'absolu de sa faiblesse ; il a besoin pour s'en défaire de s'en approprier toute l'horreur, d'où sa proposition. La désinvolture de Zach est salvatrice en ce sens, elle prend le relai de la sienne.
‹ Ta gueule ›, baragouiné sur un rire, tandis qu'il retire sa main d'un geste vif, jouant le dégoût. Des jeux idiots et capitaux.
Du bout de l’ongle il tire lentement, douloureusement sur le pansement. La peau à vif, d’un rose chair humide, s’ouvre en corolles devant leurs quatre yeux de gosse. Il réfléchit à sa réponse, empêtré dans des souvenirs que son cerveau a déjà fragmentés. Innocent ne veut pas en recoller les morceaux : sa blessure témoigne pour lui, c'est en la regardant qu'il en décrypte le mystère et remonte le fil de ce qu'il s'est passé. C'est vrai, ça : qu'est-ce qu'il s'est passé ?
‹ ... ›
En vérité il met un moment à répondre. Les deux frères peuvent entendre la machinerie de la clinique depuis les pièces d'à-côté, ici tout est calme, on n'entend que leurs respirations, le fruit de leur humanité saine et sauve.
‹ Le Lion. De Némée. › Le nom est une tâche de sang dans l'air immaculé de la chambre d'hôpital. Innocent a les yeux rivés sur sa chair qui tournoie dans une torsion atroce pour se refermer sur elle-même ; il regarde en lui-même le souvenir de la commotion. ‹ Il m'a suivi avant de m'attaquer, mais il était bizarre. J'ai pas vu d'autres monstres je te dirai donc je sais pas si ils sont tous pareils. Mais je pense pas. Du coup— un peu les deux, je lui ai donné ça pour pas qu'il puisse bouffer le reste. Et je me suis tiré. J'espère qu'il a pas vu ça comme un apéro avant le vrai repas. › Voilà qu'il ne rit plus mais sourit silencieusement, un sourire tout cotonneux cautérisant une violence assourdissante ; il vient d'avoir vingt-trois ans, Zach seulement dix-neuf.
‹ On m'a dit que j'avais une chance monstre › — il appuie le mot avec une ironie amère — ‹ de m'en être sorti, mais je pense... ›
‹ Je pense que je suis juste trop fort ›
il ne peut pas mentir, et relève juste la tête pour le regarder en souriant, les yeux luisant, à peine ; il ne pense plus rien.

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Ce qui est vraiment laid ce n’est pas tant la cause que la conséquence : lui et Zachary ne sont pas beaux en fronçant la bouche, avec leurs regards poussiéreux car aucun n’a pas envie de voir ça clairement, que cela suffit pour comprendre ce que c’est, je veux dire, ils comprennent, ils ne sont pas bêtes, même si ce sont de jeunes cons ils ne sont pas bêtes. Le sang rouge clair a beau avoir été nettoyé, la peau est si fine à cet endroit qu’il semblerait qu’un faux mouvement puisse tout défaire et faire éclater comme un fruit trop mûr. Cette vulnérabilité plonge Innocent dans une transe désagréable. Il lâche le pansement, qu’il laisse pendre dans l’air comme le vêtement abandonné de ce cinquième doigt qui aurait foutu le camp en laissant son manteau derrière.
Les larmes ne le surprennent pas et il se garde de tout commentaire, lui rend l'étreinte de sa main valide qu'il pose dans le creux de son dos. Ce geste est dénué de honte ou de réconfort, c'est un assemblement de leurs émotions qui sont plus supportables emmêlées l'une à l'autre. Ces garçons pleurent comme ils saignent, naturellement, avec la spontanéité de la jeunesse qui vit injustement. Celle qui se remet de toutes les plaies, qui les exhibe ; Innocent n’en est pas encore certain mais il prendra le goût de l’espace négatif, du dégoûtant venu de lui-même, de la réappropriation de sa douleur. Pour cela, ce cadeau, il le mettra souvent.
‹ ... Des mitaines pas des gants, ok ? › Il s'imagine déjà le cuir brillant d’où émergera ses quatre ongles jaunis, l’horreur de l’image lui plait jusqu'à lui arracher un sourire en spasme. Cette période qui l'avait laissé écarté loin du monde le rendait plus irascible qu’il ne le pensait — ici il fumait moins, économisait ses cigarettes —, aussi, il s’abandonna sans batailler au sursaut des larmes, et pleura à petits traits sur l’épaule de Zachary. En relevant la tête il avait les yeux tout mouillés.
‹ Moi je t'ai rien offert ›, continua-t-il après avoir reniflé et s'être reculé sur l'oreiller, ‹ pour ton anniv. T’as eu quoi des autres ? ›
Il se repositionna sur le matelas, et consentit enfin à rabattre le pansement correctement, maintenant qu’ils avaient tous les deux pleuré.