Devant la porte du bureau, tu souffles. Lui parler ne devrait pas être une si grande épreuve, pourtant te voilà planté, droit comme un piquet, le poing à quelques centimètres du bois, depuis maintenant deux longues minutes. Tu repasses dans ta tête tout ce que tu as à dire, comment, pourquoi. Ton père t'avait bien fait comprendre qu'il ne prendrait pas parti dans les décisions de la ville, que c'était votre jouet à vous et non le sien. Précieux n'étais pas un dieu mais, à bien des égards, il était un fils de Dionysos remarquable. Des fois, tu te dis que tu aurais aimé une fratrie moins à la fête.

Allez, tu toques.

— Précieux, c'est Bellamy.

Ton frère. Tu ne sais pas si tu dois lui préciser. Tu attends l'autorisation poussée la porte. Tu as des airs de militaire au rapport, d'écolier devant sa récitation. Les épaules déjà tendues, c'est à se demander comment tu fais pour ne pas avoir de crampe en fin de journée.

— Pardon de te déranger, je dois te parler.

Tu t'approches de quelques pas. Il n'est pas vraiment plus vieux que toi, mais lui a du pouvoir. Tu joins tes mains dans ton dos, la gorge sèche. Tu te répètes ce que tu t'es dit il y a peine quelques dizaines de secondes, tu en as déjà perdu le fil. Tant pis. Lance-toi.

— Je voulais te parler.

Tu l'as déjà dit.

— Non, en fait, je voudrais te demander un service.

C'est déjà plus juste.

— Je voudrais que tu soutiennes au conseil la nécessite de refermer les portes de la ville le plus rapidement possible. L'Hydre m'attendait à l'ancienne colonie. Ce n'est sûrement pas le seul monstre dans le secteur, ils sont dangereux et nous ne sommes pas prêts. Faire croire que nous pouvons sortir et mener une vie à l'extérieur est un mensonge qui met en danger les habitants et plus largement nos plus jeunes. Il faut que tu fasses entendre raison aux restes des ambassadeurs, je suis prêt à témoigner.

Un militaire au rapport. On n'aurait pas pu faire meilleure description.

Tu balais des yeux le bureau. Un joyeux bordel, que tu doutes organiser. Un bordel, à l'image de ton frère aîné. Ton regard accroche les manches dépareillées, les épis dans ses cheveux. À la fois débraillé et chic, voilà ce qu'était Précieux.

Tu ne prends pas la peine de t'asseoir, te sens plus à ton aise debout, où tu peux taper nerveusement du talon. Tu fixes, obsessionnellement le stylo qui danse sur la feuille, avant que tu frère ne finisse par relever les yeux.

D'accord.

Simplement d'accord. Tu considères la cigarette qu'il te propose. À vingt-et-un ans, tu n'es pas encore tombé dans le vice de la nicotine, mais aujourd'hui sera la première fois. Tu ne dors plus vraiment, les quelques excès pour lesquels tu as essayé de tomber n'ont rien donné. Tu as besoin de te détendre. Tu as besoin de ne plus dépendre des mains de Diane ou des sourires tendre de Léon pour oser expirer.

— Je n'en ai pas sur moi.

Tu demandes en silence à te servir dans son propre paquet. Tu fais tourner l'étrange bâton entre tes doigts. Tu as peur de ne pas savoir le faire. Tu vois Précieux s'agiter, visiblement à la recherche de quelque chose. Un chaos ambulant qui se déplace d'un bout à l'autre de la pièce. Une brève image te revient, un Monsieur pressé dans un bureau pressé d'aller manger, ta mère qui serrait ta main. Il se débattait avec son manteau et cherchant ses affaires, pendant même qu'il vous refusait de contracter un nouveau prêt. Tu repères le briquet sous une feuille blanche, tu fais un pas en avant pour l'attraper et le lui allume.

— Donc c'est tout ?

Tu allumes ta propre cigarette à ton tour. Fait l'erreur d'expirer en trop grande quantité, la fumée envahit ta gorge, te brûle, tu tousses.

— Ils ne veulent pas entendre raison donc tu ne vas pas te battre ?

Tu fronces les sourcils. Toi, tu entends de la désinvolture, un fatalisme insultant. Vous êtes des enfants de la folie et de la fête alors vous n'avez qu'avez vous taire. Vous n'êtes pas crédibles. Vous ne pouvez rien faire. L'impuissance te révolte.

— C'est ton travail d'être crédible, Précieux. Les monstres sont dangereux, j'ai fai-

Non. Non, ce n'est pas exact.

— J'ai survécu parce que l'Hydre m'a laissé partir.

Tu te tâtes l'épaule, sens ta colère bouillir. Tu grinces des dents, finis par déboutonner rapidement le haut de ta chemise pour en faire ressortir ton épaule mutilée.

— Regarde.

Tu t'approches, imposes la vision de la chaire déchiquetée, reliée de façon anarchique, violacée.

— Il ignora ça, le conseil ? Il détournera les yeux et prétendra que ce n'est rien ? Tu vas détourner les yeux aussi, mon frère ?

Chiron t'avait dit un jour que la vie détestait le vide et que si tu prenais le temps de l'observer, tu te rendrais alors compte que tout, absolument tout, dans le vivant, inspirait à se combler, se remplir. De la végétation qui envahit, à l'homme exporte. Ton épaulée dénudée est à l'image de cette réalité. L'Hydre y avait laissé du vide, alors le corps en était arrivé à se tordre lui-même pour se remplir et se faire plein de nouveau. Il n'y avait rien de beau dans ta cicatrice. Juste une chair boursouflée et marquée. Précieux frisonne et tu veux que la vision le marque. Tu veux que ce vide comblé avec désespoir le hante et qu'il s'en fasse un déclic. Mais Précieux ne peut pas agir. Zeus l'a dit. La question qu'il te pose te retourne l'estomac. Tu sens ton cœur s'agiter, l'acide hériter ta gorge.

— Je ne sais pas.

Ta lèvre inférieure tremble. Tu serres le poing, lutte contre la moindre micro-expression. Tu as tes théories, mais tu ne sais pas si tu veux les voir confirmées ou non. Précieux te fait comprendre qu'il a fait tout ce qu'il pouvait faire en l'état. Pour toi, le discours sonne comme passif, il manque d'audace. Si le cadre est le problème alors la solution est toute trouvée, n'est-ce pas ?

— Alors peut-être est-il temps de nous détacher des dieux.

Tu blasphèmes.

— Peut-être est-il temps de bâtir notre avenir en tant qu'espèce a par entière. Être l'enfant d'un dieu ne nous donne pas pour autant le devoir d'être un pantin, Précieux.

Tu n'as pas remis ta chemise. Tu veux qu'il regarde.

— Je te choque ? Tu trouves normal que des parents obligent leurs enfants à aller au-devant de la mort ? Tu trouves normal que ceux qu'on vénère soient indifférents à nos pleurs ?

Zeus est le roi des dieux, mais, toi, tu n'es pas divin.

— J'ai des idées. On pourrait prendre le contrôle de la cité, imposé par la majorité notre volonté de préserver la sécurité des nôtres. Marquer notre indépendance ! Respectueux de nos parents, mais indépendants ! On pourrait dépasser le stade de l'enfance... Imposer une relation plus adulte. Précieux...

Le regard fiévreux, la folie te guette, transperce les pores de ta peau. Tu écarquilles les yeux, recul précipitamment agitant tes mains et tapotant ta peau, comme pour chasser un feu qui n'existe pas.

— Pardon... Je ne contrôle pas... Tu vas bien ?

Tu replaces pudiquement ta chemise. Les yeux plein d'espoir.

— Est-ce que tu le ferais ?

Non.
Ton regard s’écarquille et tu ne comprends comment trois lettres peuvent autant de te faire du mal. Non.

— Comment ça, non ?

Plus agressif, bête blessée qui traîne la patte. C'était comme avoir gentiment posé le pied et d'avoir senti le piège à loups se refermer.

— Pourquoi, non ?

Tes narines se gonfle, tu recules malgré toi, craignant de sentir tes émotions débordé sur ton don de folie. Tu as besoin de te calmer. Alors en désespoir de tout outil habituel pour gérer ton stress, tu portes la cigarette une nouvelle fois à tes lèvres. Inspire. Expire. Ce geste réguliers, formatés, cette constance involontaire semble être assez solide pour que tu puisses t'y raccrocher. Et Précieux t'explique. Et toi, tu ne comprends pas. L'impact de Duke sur toi est trop grand pour que tu ne te reconnaisses pas dans le raisonnable.

— La prévention ne changera rien ! Lazare compte sortir ! Tu vas le laisser risquer sa vie ?!

Tu ne comprends pas. Après ce qu'il a vu. Après ce qu'ils ont tous vu. Les gens sont stupides, se pense l'exception qui confirmera la règle. Se pense naïvement écartés du danger, car ça n'arrive qu'aux autres, hein ?

— Comment tu peux rester les bras croisés après ce qu'il m'a fait ? Tu es censé œuvré pour nous protéger, me protéger !

Il y a du désespoir dans ta voix. Tu supplies. Garçon traumatisé qui a besoin qu'on le venge. L’extrême, il n'y a que ça qui es rassurant. Tu sens ton cœur accélérer dangereusement, ton souffle se faire plus court. Maladroitement tu poses une main sur ta poitrine pour le forcer à se calmer.

— Sortir relève du suicide ! Tu es censé m'aider ! Aide-moi !

Tu le hais. Le hait. Par Dionysos tu le hais.

— Lazare va sortir et toi... Et toi !

Tu n'arrives pas à calmer ton palpitant. Sens ton don devenir hors de contrôle. Tu recules maladroitement jusqu'à heurté la porte. Tu fermes les yeux et te plies maladroitement en commandant à ton cœur de se calmer. Mais rien à faire. Tu as peur, Bellamy. La guerre qui ne se déclarera réellement que dans dix ans, pour toi, elle a déjà commencé.

Il faut te rendre à l'évidence. De lui, tu n'obtiendras absolument rien. Précieux joue dans les règles, se conforte dans le cadre. Marrant, que tu le lui reproches. Marrant, que tu pointes du doigt son manque d'audace. Mais c'est justement parce qu'il te déçoit que tu arrives à te calmer. Tu sens ton cœur ralentir à mesure que se grave en toi l'absolue conviction que tu ne pourras jamais, au grand jamais, le compter comme un allié.

— J'ai compris. Laisse tomber.

Et germe dans ton esprit malade l'idée que si tu ne l'as pas encore, tu pourrais l'obtenir cette autorité. Ce pouvoir qui te permettrait de tous vous forcer à rester en sécurité. Tu te redresses, fixes le sol une seconde avant de regarder ton frère. Dionysos est le dieu de l'excès. Tu ne réalises pas que ta justesse, à toi, se trouve justement dans l'excès.

— Parle lui, fait donc ça.

Oui. Oui. Au final, la solution est toute trouvée. Tu n'as car prendre sa place. Il verra, ensuite, si tu n'as pas le pouvoir. Tu tournes des talons pour gagner la porte.

— Et quand la prochaine fois ce sera un cadavre qu'on te ramènera, je me demande si t'aurais le courage de tenir le même discours.