Tandis que le soir s’avance, un demi-cercle de lumière mordoré se dessine sur les rangs de l’amphithéâtre. C’est l’heure où la foule est agitée de remous, se scinde et se retrouve ; les uns partent, les autres restent, attendant les réjouissances qu’amènera la nuit.
Parmi ceux-là que le départ du jour ne déloge pas, on trouve les fêtards habituels, certains ayant déjà succombé aux doux débuts de l’ivresse à venir. Au bras d’un fils d’Apollon, Malik laisse les rayons du couchant s’accrocher à sa peau. Ses yeux ont cela d’enfant encore que tout ce qui brille les attire et cet artiste-là, auréolé de soleil depuis longtemps, le porte à ses côtés comme une luxueuse parure. Pour combien de temps encore ! Car, incapable de rester en place bien longtemps, n’ayant guère d’intérêt à assister à une conversation dont on l’avait d’office exclu, le jeune homme ne tarde pas à se lasser. Retenir son attention reviendrait à mettre le vent en flacon ; il se détache du bras de sa Cendrillon d’un jour pour aller vagabonder parmi les autres spectateurs.
Les lèvres vibrantes bougent trop vite pour qu’il y trouve le moindre signe. Et son cœur le lance dans une direction inconnue. Il se laisse porter, apprend à accepter le déchirement dans sa poitrine, apprend à renoncer, à donner à ses incessantes déceptions un goût trop sucré.

Il papillonne jusqu’à ce que la vue d’un visage immobile l’arrête. Précieux Martin, le gérant de l’amphithéâtre et maître de ses débauches, est une ligne de fuite dans un tableau mouvant. Ils se croisent toujours sans se fréquenter, pris l’un et l’autre dans un tourbillon singulier.
Mais, ce soir, il voit Précieux le regarder. Se laisse attirer vers ses ombrages, inconscient des airs inapprochables convoqués par lassitude. Le regard qu’il lui rend scintille déjà d’un intérêt que son corps trahit, par les lueurs surnaturelles crépitant le long de ses bras. Sa curiosité a des airs de feux d’artifice et le voilà qui se rapproche, léger sur ses pieds nus, chaussures oubliées quelque part, sous un banc un peu plus loin.
Le charabia emmêlé des pensées de Précieux le fait sourire ; il ne tente pas d’en tirer un sens, répond par une simple salutation. Puis se glisse à côté de lui, aussi naturellement qu’un vieil ami.

- Tu me cherchais ? constate-t-il plus qu’il ne demande, comme s’il eut s’agit d’une évidence. Trop familier envers ce presqu’inconnu, il passe son bras autour du sien. De sa part, l’affection est une langue aussi badine que les plus ordinaires politesses. Tu en fais une tête ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu viens ce soir, non ? Si tu ne viens pas, tout le monde s’ennuiera !

Les manières détachées de Précieux n’ont jamais semblé l’importuner ; il leur trouve même un charme, doué qu’il est pour se laisser charmer par le moindre geste, le plus discret regard. Il l’a aimé pour un mois, comme bien d’autres avant, et après lui ; a laissé son cœur se percer d’une douleur sup-plémentaire qu’il porte désormais comme un bijou.
Son amour est passé, de gré ou de force, un courant d’air contre une porte claquée. Il n’a pas eu le choix. Maintenant, sa poitrine ne gonfle plus quand il laisse ses yeux caresser l’angle de sa mâchoire ; la passion s’est étiolée en une affection mélancolique.

La fumée qui lui arrive en plein visage le tire brusquement de ses réflexions, quand une quinte de toux le prend sans prévenir. Il agite vivement les mains comme pour mieux la dissiper, manque presque les mots qui tintent un à un dans le creux de son crâne.

« Oh… Je ne pensais pas que tu le voudrais. » admet-il, un peu étonné.

Une fois ses sentiments repoussés, Malik tente de se faire discret, dans la mesure du possible, essaie d’étouffer les regards éperdus et les mains tendues. Il se distrait ailleurs, sous les feux d’autres projec-teurs.
Mais l’attention lui plaît. Même sans amour, l’idée est séduisante.
Précieux est un chef d’orchestre suffisamment habile pour lui promettre de ne pas s’ennuyer. Et, à deux, comme ils pourraient être beaux ! Sous la direction de ses doigts, à l’ordre de ses yeux, Malik scintillerait encore mieux.
Un rire essoufflé s’échappant de ses lèvres, il laisse sa tête affectueusement choir sur son épaule ; enroule comme un papillon ses ailes autour d’une bougie.

« Je t’inspire ? Si tu me le demandes, je danserai pour tes fêtes ! À deux, nous ferions de jolis spectacles… Tout le monde me verrait, pas vrai ? »

Avec la même soif qu’alors, Malik s’abreuve des regards, des affectueux que le plus vieux daigne lui accorder ; une addiction similaire à ces ivrognes éveillés tout au long de la nuit lui tient le cœur en tenailles. Son ivresse, plus sucrée peut-être, n’en est pas moins avide ! Et il boit, il boit sans s’arrêter, jusqu’au sourire le plus effacé, la caresse la plus ténue, comme un nectar pour s’y noyer, à le faire déborder au coin de ses lèvres qui ne servent qu’à ça plutôt qu’à parler et dont l’amour dégouline en filets nacrés.
Oh, comme il dansera ! pour qu’on ne voit que lui ; et alors, il ne sera plus possible de jamais l’oublier. Le prisonnier a faim de soleil ! Ce même astre que figurera, l’espace de quelques heures, l’attention sans défauts de l’artiste.

- Bien sûr que je suis à l’aise avec ça ! Sans orgueil, la conviction n’en est pas moins évidente ; rien ne saurait le lasser des longs soirs passés sous les yeux hantés d’un peintre auquel il aura volé toute autre source d’inspiration. Ça fait peur mais c’est pour ça que c’est excitant, non ? Et puis, ne t’inquiète pas ! Tu n’auras pas peur, avec moi.

Il ne pensera pas assez pour avoir peur ; le jeune homme s’en assurera. Capricieuse et possessive, la Muse, et celle-ci ne fait pas exception ! L’art, au bout du compte, est un combat comme un autre, entre deux chasseurs se faisant proie à tour de rôle.
Si Précieux ne s’abandonne pas à l’admirer, il s’enfuira ! et la création, restée incomplète, aura un goût de vent d’Ouest.

- J’irai là où tu veux que j’aille. Et tu seras doué, ne t’en fais pas ! le rassure-t-il en riant. Profitant encore quelques instants de l’étreinte, Malik finit par se redresser, sans lâcher une des mains de son comparse. Mais c’est l’heure de la fête, ce soir. Fais-moi danser ?

Dis-moi, Précieux, quelle est ta vision ?

Et d’un geste, Précieux l’emporte ! dans la vague humaine d’une valse impromptue, sur une mélodie d’abord absente. Pas besoin de musique pour ça ; le rythme s’est imprimé dans sa peau et la danse sous la sienne devenue instinct, jaillit comme une inspiration.
L’éclat de son rire résonne avant même que d’autres danseurs ne les rejoignent ; déjà, les gestes déliés de ses jambes, guidés encore pourtant, sont autant d’appâts auxquels les rêveurs viennent se pendre. Les mots de Précieux, lovés dans un coin esseulé de sa tête, le font sourire distraitement et il le laisse parler, le laisse rappeler quelque distant souvenir comme on laisserait un aïeul radoter sur le passé… À lui, pourtant, qui n’existe que pour le présent !

« Mais nous ne sommes pas à Paris… Et je suis mieux que les passants devant l’Opéra. »

La valse de la mère, tendre et maladroite, se transforme sous les gestes adroits de l’artiste ; les bras s’emmêlent, torse fondu dans un entrechoquement de bijoux, tout s’accélère tandis que Malik décide, par moments, de se mettre à mener la danse.
Car pour qui se prend-il, à lui parler d’avant ! Depuis le chagrin au goût de vin trop rance, le jeune homme a eu bien d’autres occasions d’aimer et d’en pleurer.

« Précieux, Précieux ! s’exclame-t-il intérieurement, ses yeux embrassant les siens le temps du message murmuré, Même à l’époque, je n’attendais pas d’amour de ta part. Mon cœur ne t’a appartenu qu’un mois et tu me l’as rendu, après tout… »

Ses mains viennent se poser sur les siennes, recueillant ses hanches avec trop de prudence à son goût. Il les cueille, les rehausse, applique une des paumes de Précieux sur sa taille et l’autre sur son torse. Son souffle tressaute, ses yeux crépitent d’étincelles trop véritables.

« Non, ce que j’attends de toi… C’est ton attention toute entière. Tu me veux comme Muse et une Muse, c’est capricieux ! Alors, ne me quitte pas des yeux, d’accord ? »

Précieux a connu, trop connu sans doute, les amours mortelles ; mais il n’y a rien d’humain à la pas-sion qui anime le cœur de son partenaire. Les maux d’Aphrodite sont sa loi plutôt que sa fortune. Le devine-t-il, à le regarder, observateur comme seul sait l’être un homme aussi lunaire que lui ?
Le devines-tu, Précieux, que mes amours sont d’un autre monde ?

- Je voulais t’aimer, avant, et c’est ce que j’ai fait. Mais tu sais comment ça marche, non ? Quand la lune a disparu dans le ciel, c’est un autre que j’ai vu. commente-t-il avant que le ton de sa voix ne se fasse plus malicieux. Ne t’inquiète pas, je ne vais ni te poursuivre de mes ar-deurs, ni venir chez toi la nuit, ni… Qu’est-ce que tu redoutes, même ?

Au milieu de la valse, ses mains se soulèvent brusquement ; Maik relâche sa prise, laisse le mouve-ment de la foule les éloigner l’un de l’autre. Il ne retient plus que son regard, à défaut de ses mains, et laisse la bénédiction de sa mère infuser ses mouvements ; c’est de cette ivresse-là dont on ne se passe plus ! plus que l’alcool, la création enivre d’une passion d’un genre nouveau.
Et sa voix, sa voix qui n’a pas besoin de mots, retentit au-dessus de la musique et malgré la distance, au point de ne plus être la sienne ; ne pourrais-tu pas penser, Précieux, que c’est ta propre voix que tu entends au fond de ta tête ? C’est ma manière à moi de ne jamais te quitter.

- Ne t’inquiète pas pour la fumée, ni pour ce que tu penses me devoir, voyons ! ré-plique-t-il, et les mots s’égrènent rieurs, comme un carillon sans instrument. Je fais ça parce que ça m’amuse, de voir vos yeux s’illuminer quand vous me regardez. Parce que j’aime l’art, j’aime la beauté, j’aime la voir se créer – Je fais ça parce que je déteste m’ennuyer.

Alors, comme une bourrasque, le voilà qui fend la foule à nouveau ; s’arrête avant que de se laisser tomber dans ses bras. L’artiste et la Muse jouent à pied égal sur cette piste nocturne.

- Je te dis oui, parce que, pourquoi pas ! Je fais le pari que tu ne m’ennuieras pas trop.