Il y a un loup dans ma bergerie. C'est un animal étrange et vicieux, qui empoisonne lentement et fait croire à la faute à personne. C'est un prédateur de malchance qui s'attaque même aux bêtes les plus fières — surtout à elles, en fait, car elles pensent pouvoir s'y mesurer puisque ce loup sait sourire et parler leur langage. Elles s'amaigrissent, s'acharnent dans une mêlée contre elles-mêmes, et en meurent avec une délicatesse réprouvée, de la pire des manières pour leur espèce : sans en connaître exactement la raison. Ce loup ne quitte jamais mon domaine peu importe les saisons. Je ne crois pas aux morales niaises mais celui-là est grand et méchant par nature, pour l'avoir vu planter ses crocs partout depuis toujours.
Nous sommes tôt le matin et le soleil piqué à l'est jette un demi-cercle d'ombre sur le sable foulé ; je file à contresens de l'astre à la sortie du vomitoire qui mène à mon bureau. Est-ce de là qu'il s'est glissé derrière mon dos ? Par une brèche dans le corps, voûté, indésirable ? En tout cas je le vois marcher à la limite des tribunes, dans l'ombre pure. Il en émerge avec ses pattes toutes blanches qui ne me trompent plus. Dos à lui, je le regarde filer, et une haine organique vient me tordre savamment le ventre. Je fais attention à ne pas élever ma voix en l'interpellant ; c'est un seul mot, jeté en pâture.
‹ Cecil. › Ce n'est pas un salut. Son nom est une cavité dans ma bouche, je constate une ravine sur mon chemin, un obstacle, une nuisance, avec qui je partage la moitié de mon sang. Je ravale une bile rance, mon épée dans la main comme un sceptre, un bâton de berger, ou l'arme la plus blanche possible — au choix du prédateur. Elle repose perpendiculairement au sable. Mes yeux sont plantés dans les siens, et mes paupières tombent lourdement sur le reflet malveillant de mon âme bordé de cils courts, conçu juste pour lui. ‹ Tu te crois malin, peut-être. ›

Ses manières fausses et assumées me glacent le sang, c'est soit ça soit elles me le brûlent ; et dans l'arène j'ai appris la maîtrise pour être bon gouverneur. La sagesse voudrait que je ne relève pas les railleries dont il taille ses discours ; mon sourcil tique juste d'un air entendu, à l'entendre se flatter, parce que je sais que malin est l'épithète du Diable avant toute chose.
‹ C'est drôle que tu parles de tyrannie. › S'imagine-t-il, l'empereur, assis au sommet de sa tribune, que les sujets une fois mâtés n'ont plus de possibilité de se plaindre ? Que c'est ainsi qu'on cultive des héros ? Je reste le plus de marbre possible, les épaules légèrement voûtées car c'est mon cœur révulsé qui me pèse. Et son sourire, et son attitude — gravées sur des pierres, car l'immuable révolte de Cecil n'opère que dans ses yeux la majorité du temps. C'est pourquoi dans les statues ont les gardent creusés ; pour garder le secret du regard des tyrans. Mais moi je le vois de face, et ça me laisse rigide, traversé par un agacement de nerfs qui me tire un sourire minuscule.
‹ Tu devrais comprendre qu'on ne t'a pas interdit l'accès gratuitement. Ce n'est pas qu'une question de guerre de territoire ou de griefs personnels › même si j'ai la nausée à le voir me sourire du miel entre les dents, ‹ j'ai plaidé ton renvoi parce que tu mets les gladiateurs en danger. › L'épée accuse avec son éclat froid, pointée vers des hommes en train de lutter sous le soleil encore doux de dix heures. ‹ Car contrairement à toi j'écoute ce qu'on me dit, j'écoute leurs plaintes. Ta carrière ne vaut pas leur santé. Je ne débattrai pas de ça. › Et je baisse à nouveau la garde. C'est plus fort que moi de le provoquer, qu'on m'excuse. Si l'on me demande ; sa carrière, glorieuse et monstrueuse, vaut autant qu'une poignée de serpents se débattant pour me mordre la main.

Je ne relève pas sa remarque autrement que par un sourire d’une amertume crève-cœur ; oh oui je m’entends, ma tête me hurle sagement de me contenir car c’est cela que Cecil appelle être faible. C’est lui qui n’entend rien, sourd aux plaintes légitimes de ceux sur qui il bâtit sa montagne — aux bruits sourds des corps qui s’effondrent dans le danger de son sillage, transcendés par son idéal malade. La poigne, trop ferme, finit toujours par éclater et encrasser la main des mauvais chefs de guerre. Le voir perdre son sourire me rassérène, je sens mes propres traits fermés se détendre et j’inspire largement l’air poussiéreux de l’arène, une main sur le pommeau de l’épée qui le caresse machinalement. J’inspire, un grand coup, pour purger les mauvais sentiments qui pourraient transparaître dans ma voix ; car pour Cecil je veux la irréprochable, d’une neutralité pleine de distance.
‹ Si tu penses pouvoir atteindre Seraph à travers moi tu te trompes. C’est aussi ma décision. ›
Sa mâchoire se contracte, ses yeux — meurtriers, disais-je — s’étouffent dans leur propre violence. J’ai peut-être un plaisir cruel à le regarder se tordre dans tous les sens pour se forcer à paraître humble ; j’aurai compati, il y a très longtemps. Je suis le chemin de ses yeux lorsqu’il les baisse et arrête mon regard sur les broderies de son manteau qui reluisent là où le soleil en attrape les éclats. Je vois un ange creux dans un costume de général, la tête remplie de sang.
‹ Je ne suis pas de ton côté non plus, mon frère ›, oh que ce mot est rance dans ma bouche qui lutte pour ne pas le vomir, ‹ mais de celui de mes hommes et de mon clan. Tu ne pourras plus exercer dans de bonnes conditions ici, de toute façon. › Dans les colisées ils lui tourneront tous le dos. L’image me saisit jusqu’au frisson ; je rattrape son regard pour appuyer mes mots, ma voix est lasse et profonde. ‹ Je te conseille de ne pas insister, pour le bien de tout le monde. ›

Ses paroles, inflexibles, résonnent dans l'enceinte de l'arène. C'est un poncif : d'autres héros les ont clamé aussi gravement avant lui, sur ce même sable, et c'est avec un faux détachement que je les juge hypocrites. Sa ténacité est obscène, mauvaise, je l'admire comme une horreur. Sous nos visages impassibles des muscles tiquent et se mouvent douloureusement sous les émotions qui font saigner nos cœurs d'homme en guerre, mais voilà, en conflit, on ne laisse rien paraître à l'autre.
Et qu'est-ce que cela veut dire, nos frères, nos sœurs ? Ce sont des mots trop tendres en dehors de cette presqu'île. Notre adelphie doit être destinée à s'écharper. De ces querelles intestines on tire les meilleures tragédies, paraît-il : moi ça me donne juste mal au ventre. Je lâche mon épée après mon frère.
‹ À plus tard, Cecil. ›
Je ne relève rien de plus, il n'y a plus rien à dire jusqu'à la prochaine fois. Je ravale ma fierté qui me laisse un goût aigre dans la bouche. Peut-être est-ce le goût des regrets
Peut-être lui aurai-je craché au visage en sachant nos retrouvailles ; mais je m'éloigne désormais de lui à l'ombre des tribunes, sans avoir eu un mot plus haut que l'autre ni l'impression d'avoir gagné.