Tu attends, Duke. Tu attends depuis si longtemps que tu ne saurais dire depuis combien de temps. Tout parait se déformer quand la seule compagnie est le silence ; quand le silence a le son de folie. Tu fixes depuis des mois maintenant, non, des années - l'océan étrangement calme depuis la pointe de Montauk. Il y a, derrière cette brume, une île qui se cache aux yeux des mortels. Une île que tu ne peux pas pénétrer (territoire préservé) mais dont les petits habitants te font saliver.

Si tu te tiens là, perché sur un ce qui s'apparentait jadis à une colonne, c'est parce qu'aujourd'hui est l'épreuve d'un demi-dieu que tu t'étais juré de retrouver. Douze ans. Douze ans à guetter son retour, douze ans à espérer, fantasmer, rêver, aspirer... l'imaginer plier sous tes doigts. Quand décidera t-il d'enfin montrer le bout de son nez ?

En hauteur, tu guettes le corps du jeune homme apparaitre de nul part. Il ne te voit pas mais toi tu ne le lâches pas des yeux. Ton sang ne fait qu'une tour, tes poils se hérissent et tu agites nerveusement le doigt pour contenir ton excitations et tes émois. Douze ans et il a tellement changé. De ta poche, tu sors une photo : dessines du bout de l'index les traits d'un Bellamy enfant. Tu fronces les sourcils. Sera-t-il moins décevant que la première fois ? Tu veux le sentir, sentir la folie guider tes sens, comme avant.

Bellamy s'engouffre dans une maison, tu attends, attends encore. Tu commences à perdre patience, la fièvre te tord les tripes. Tu as attendu suffisamment.

La la, la la, la la la la la la la.

Entre tes lèvres, tu fredonnes le rythme saturé de ce vieux vinyle qu'elle avait l'habitude d'écouter - dans sa chambre d'hopital. Ah, les mortels sont bien cruels avec ceux qui ne sont plus capables d'entendre ou de marcher.

J'ai réussi l'épreuve.

Assis sur la rambarde du patio de la vieille maison abandonnée, tu attends qu'il en sorte. Croises les jambes à sa vue quand enfin il daigne arrêter de jouer à l'enfant, tu penches la tête sur le côté et étires un sourire dangereux.

Bonsoir BELLAMY.

Tu clignes des yeux. La dernière fois que vous vous êtes croisés, tu n'avais pas la même couleur de cheveux. Et tu faisais aussi peut-être plusieurs dizaines de mètres.

Je t'ai attendu tu sais.

Rien que le fait d'y repenser te met en colère.

J'AI ATTENDU ET C'ÉTAIT TRÈS LONG.

Tu sifflotes l'air entre tes lèvres.

J'ai eu le temps d'apprendre de jolies chansons.

Ah ! Putain de merde. Il schlingue la peur, la tétanie qui suinte de tout ses pores. C'en est déjà trop pour toi Duke, les années avaient été longues - et avec elles avaient grandi des attentes insurmontables. Des attentes qu'il refuse actuellement de surpasser. Tu fixes le poignard qu'il tend dans ta direction, juges que c'est une bien maigre défense pour un adversaire tant espéré. Tu restes inertes, silencieux et immobile pendant quelques secondes avant d'éclater de rire. La résonance cogne contre les vieux murs délabrés de la maison. Tu es hilare, Duke.

ARRIÈRE ! Haha... non... sérieux... c'est tout ?

Tu fais la moue. Tu t'avances d'un pas comme si l'existence même de son arme blanche n'avait aucune importance. Pourtant tu sais en quoi elle est forgée, Duke, tu sens l'odeur particulière et audacieuse du bronze céleste. La lame pourrait t'atteindre ; peut-être te tuer (qui sait) - mais ce n'est pas grave car la Mort n'a jamais voulu t'épouser.

Pathétique. Non, non, NON ! BELLAMY ! Tu peux faire mieux que ça ! Ne me fais pas regretter... de t'avoir attendu... Ne me fais pas regretter d'avoir perdu mon temps précieux.

C'est que tu comptes les heures, les jours, les mois d'éternité qui te restent à perte de vue !

Ne sont-ils pas censé faire de vous des héros, sur votre petit paradis ?

Tu écartes les bras, volontairement théâtral.

Recommence... Sois plus convaincant. Fais-moi peur Bellamy ! Fais-moi trembler ! MONTRE MOI L'ÉTOFFE DU MINI-HÉROS !

Tu t'impatientes, grondes. Entre tes lèvres s'échappe une légère vapeur d'acide. C'est tout ce que tu es capable de produire pour le moment... Ce n'est pas suffisant. Tu ne veux pas te transformer - tu veux d'abord être subjugué (d'avant d'être terrassé).

Allez, RECOMMENCE !

Tu es prêt à te jeter sur lui pour lui extirper la crédibilité à coup de morsures endiablées.

Il répète bêtement tes ordres et ton visage se tord d'une grimace d'impatience. Tu pourrais te jeter sur lui, Duke, le mordre à même la peau pour y laisser des traces indélébiles - des traces qu'il regretterait. Peut-être se réveillerait-il de la torpeur ennuyeuse dont il te rend toi aussi victime. Tu attends encore Duke, attends le souffle court et le regard exorbité, qu'une action héroïque le place enfin sur le piédestal que tu as fantasmé.

Soudain, ton coeur s'affole. Il se tord et t'oppresse. Tu le dévisages, surpris, puis pris de nausées et de vertige, tu frappes ta poitrine en espérant le calmer. Cet organe bête et inutile pourrait t'être fatal ! Ah dieu que tu détestes les humains et leur vulnérabilité évidente. Tu cognes encore, en rythme, pour redonner à ton palpitant sa vaillance.

TU M'EMMERDES !

Il se jette sur toi lame en avant et tu bascules volontairement pour le laisser te planter dans la jambe. Mais au lieu d'hurler de douleur tun scandes ta joie.

Oui ! OUI ! C'est ça que je VEUX mini-dieu !

Tu profites de votre proximité pour attraper son visage dans ta main. Appuies de tes doigts sur ses joues, tu frappes brutalement ton front contre son nez pour lui casser. S'il veut se battre comme le font les mortels, alors tu joueras le jeu que tu as appris il y a maintenant plus d'un siècle.

Trop lent, trop faible.

Tu bascules sur le côté avec lui, le sable de la terrasse qui se glisse dans vos vêtements et dans vos cheveux. Au-dessus de son corps affaibli, tu te redresses suffisamment pour pouvoir écrabouiller le poignet tenant encore le poignard ensanglanté.

Arrête de faire joujou avec mon coeur, c'est pas ça que j'attends.

Tu sens l'organe encore fébrile de tout à l'heure. Ce n'était pas suffisant pour te faire flancher, mais assez te déstabiliser.

Ne me force pas à sortir ma carte maitresse... Be-lla-my.

Il gémit sous le poids de la souffrance et de la défaite, encore une fois prématurée. Que peut-il faire d'autre, dans sa position ? C'est à peine s'il n'a pas la morve au nez, déjà en train de chialer. Tu prends une profonde inspiration, Duke, et appuies un peu plus sur ses doigts jusqu'à les entendre craquer. Le poignard a déjà glissé sur le côté, hors d'atteinte, mais ce n'est pas suffisamment. Tu veux le punir de ne pas avoir déjà deviner.

Tu me déçois.

Tu perds ton sourire. Appuies encore et encore sur sa main déjà en peine. Tu le toises de toute ta hauteur. Faussement vexé, mais vraiment blessé. Blessé de cette mise en scène qui n'aura pas suffit à le faire réagir, à le faire réfléchir.

Dois-je vraiment te rechanter la chanson ?

Cette fois, tu te penches plus que de raison. Ta bouche humide se colle à son oreille et chantonne dans un murmure lancinant.

La la, la la, la la la la la la la.

Tu t'assois sur son torse et croises les jambes.

Si tu ne fais pas ce que je désire, je devrais lui couper la langue. Ah ! Non, pas la langue. Cette idiote ne parle pas assez. Un orteil alors ? Non, elle ne marche plus non plus.

Tu as l'air excédé.

Aide-moi toi aussi ! Que pourrais-je donc faire à ta pauvre mère pour que tu te mettes vraiment en colère ?

Tu ne sais plus si tu cherches à le réveiller ou seulement à lu faire mal. Peut-être les deux.

C'est à la fois salvateur et tentateur. Le mini-dieu est recroquevillé dans le sable, une main réduite en bouilli et l'esprit en charpie. C'est tellement facile de les briser que tu es même étonné d'en ressentir encore du plaisir. Tu mets ça sur le compte de l'instinct monstrueux. Ouai, c'est ça - c'est dans ta nature d'aimer faire souffrir.
Tu veux provoquer quelque chose chez lui ; retrouver cette colère qui jadis t'avait rendu fou.

Le regard s'écarquille quand il crie enfin. Il hurle à faire vibrer tes tympans. Il trouve une force inédite et se projette vers l'avant. Tu te laisses faire, le souffle coupé, meurtri par les espoirs pécheurs de sentir son poison couler dans tes veines.

VAS-Y VAS-Y que tu scandes désespérément.

Tu te tords dans tous les sens, cherches l'air en ouvrant la bouche - mais toutes les bouffées d'air que tu respires te brûlent la gorge. Tu es en train d'agoniser ; et pourtant aucune de tes cellules ne semble brûler. C'est une expérience unique à vivre : tu te sens mourir.

SI JE LA TOUCHE JE L'AI DÉJÀ TOUCHÉE

Ton esprit dissocie. Tu ne sais plus qui tu es ni pourquoi tu es là. Il n'y a plus qu'une seule vérité et c'est celle que tu crèves d'hurler :

JE CRÈVE LA DALLE PUTAIN J'AI FAIIIM !

Tu lui assènes un coup au visage et saisis son épaule pour le maintenir et te permettre de mordre l'autre. À sang. Tu vas le dévorer pièce par pièce. Morceau par morceaux.

(tw: gore/sang)
Il se débat sous tes doigts mais ta grande bouche ne cherche qu'à l'engloutir - qu'à le marquer de ta propriété. Parce que tu es possessif, Duke, avec tes proies. Tu ne laisseras pas Cerbère le ravager, Empousa te le voler, Echidna le réclamer, Ange l'abattre d'un coup de serres. Il est à toi, à toi, à toi ! Personne ne te le prendra.

Le sang jaillit dans ta gorge, et est mastiquée sous tes canines affutées la chair dépecée. LACHE MOI LACHE MOI qu'il scande mais tu ne l'entends pas. L'esprit est l'esclave de la faim ; le corps le chevalier servant de la soif ; la volonté est asservie, le plat est servi.

Puis...
Plus rien.
Peut-être que tu roules dans le sable pour te cogner contre les marches du patio, mais quand tu relèves la tête, c'est Hera qui te surplombe. Tu tends une main, cherches à l'atteindre.

REVIENS !

La gorge se bloque et ton regard ne la quitte pas. Elle est bénie d'une lumière divine, la même qu'autrefois. Elle était la seule à luire, d'une forme impudique entre les hautes herbes, dans le marais de Lerne.

Ne me laisse pas. Regarde ! REGARDE TOUT CE QUE JE PEUX FAIRE !

Tu t'accroches à ses chevilles mais tes ongles se plantent douloureusement dans le bois de la terrasse. Le mirage se déforme et la vision d'horreur t'arrache un cri de rage. Ton coeur est à l'agonie, mais ce n'est rien, comparé au trouble qu'éprouve ton esprit.

Tu reprends conscience un peu trop tard. Il n'y a personne, plus personne. Tu te relèves et titubes, la gueule encore parsemé de grain et de sang.

Non... Où tu es...? OÙ EST-CE QUE TU ES ? OÙ EST-CE QUE TU TE CACHES, FILS DE DIONYSOS ?

Tu es seul et tu l'as toujours été.