mistral marche, sent la tiédeur de la terre (déjà !) et la fraîcheur de l'air (toujours) qui se rencontrent à la hauteur de ses mains, ses longues mains ballantes, vides de toute occupation, immobiles tant elles sont impatientes de se mettre à travailler.

il marche dans ce matin bleu immémorial, unique en ce qu'il est indistinct de bien des matins, de tous les matins ; il marche dans des pas déjà tracés, les siens, depuis des années, qui le mènent de son domicile aux forges. toujours le même chemin, toujours le même balancement des bras, toujours le même matin.

toujours les mêmes clefs, les mêmes soupirs qui ne passent pas les lèvres, les mêmes idées qui occupent l'esprit. forger la plus belle des armes. ah, et aussi : ne pas oublier de réparer la sangle de sa sandale gauche, qui avait lâché le matin même.

mistral s'engouffre par une entrée de service, se passe bien de la porte des clients, trop ouverte, trop grande, invitant à la révérence même le plus impénitent des passants ; mistral n'a que faire de ces choses-là ; il ignore les vestiaires, ne prenant plus la peine de se changer pour travailler, s'il l'a prise un jour, et entre directement dans la salle où son établi est installé parmi d'autres. établi qui lui sert de bureau, planche de dessin, table à manger, zone de bricolage, là où chaque instant qu'il passe est déjà dirigé vers les fours, vers les flammes, vers ce feu qu'il a appris à maîtriser.
comme lorsqu'il était enfant, il plonge la main dans sa boîte à bordel, où clous, écrous, clefs et autres fils de cuivre s’entremêlent, petits bouts de rien qu'on garde bêtement dans l'espoir d'en faire quelque chose un jour (ces petits riens seront ce qu'il restera de nous). il y plonge et y replonge, y rejetant à chaque fois les vis d'un air las. pas la bonne taille pour la sangle de sa sandale ; il lui faut aller dans la réserve.

il se redresse, s'apprête à partir, ne prêtant guère attention aux pas qu'il a entendu derrière lui (il est plus méfiant, d'habitude, mais cela ne doit qu'être daphnis, ou un autre, peu importe finalement), se retournant finalement ;

il lui fait face.

« encore toi ? je pensais avoir été clair. »

les jambes écartées, à peine un peu fléchies (l'habitude de ne pas se tenir parfaitement droit, de paraître moins grand qu'il ne l'est), mistral soupire, laisse s'écraser contre une porte déjà fermée, celle de son esprit, les revendications belliqueuses et les injonctions faussement équitables. un soupir : mistral sait déjà qu'il ne donnera pas plus.

« fils d'arès, »

il commence ainsi les hostilités, parce qu'il les connaît, les enfants d'arès, trop bien, trop fort, tous les mêmes, avec leurs sourires-canifs et leur gueule grande ouverte, avec leur amour du sang (celui dans leurs veines et celui des plaies ouvertes). il commence ainsi les hostilités parce qu'il ne veut pas connaître le nom de celui-ci, il ne veut pas s'en souvenir, un parmi d'autres, encore un qui mourrait l'air béat et les poings crispés, encore un,

« ta proposition ne m'intéresse pas. me vaincre en combat singulier ne te rendra pas plus digne d'une arme faite de ma main, tu devrais le savoir, enfin, au moins t'en douter. je ne travaille pas pro bono, ni contre des ecchymoses. »

finalement, il fait un pas en arrière, laissant le doigt de l'autre tendu en l'air, lance de myrmidon pointée vers son thorax (il devrait se méfier outre mesure, mistral ; les myrmidons ne font pas de prisonniers).

« maintenant va jouer ailleurs, les adultes ont du taf, eux. »

il contourne le bras tendu, heurte d'un coup d'épaule le jeune homme va-t-en-guerre, dans l'espoir secret, puéril, de le faire chavirer : vengeance des lâches qui refusent le combat, celle de s'en prendre aux inconscients qui vont au front.

derrière lui, mistral entend le fracas d'un poing sur le pupitre d'un absent ; et peut-être pour la première fois depuis qu'il travaille aux forges (et cela fait longtemps, si longtemps), mistral regrette la solitude des lieux, le matin. s'il y avait eu des témoins (yeux gênés à la vue du sang inutilement versé, oreilles sensibles au son d'une insulte, bouches promptes à laisser glisser des mots agacés d'apaisement), peut-être que l'autre n'aurait pas osé faire tout ce cirque. peut-être, mais mistral y croit à peine lui-même. tous les mêmes. sans honte et sans remords, la honte, c'était pour les autres, et les remords, ils n'avaient pas le temps d'en avoir de leur vivant.

l'autre continue alors, et même s'il ne le voit pas, même s'il fait mine de l'ignorer, mistral devine ses dents serrées et ses yeux aiguisés, devine l'écume qui lui vient aux lèvres. et mistral de soupirer, encore, encore.

« honorer. honorer. »

mistral souffle du nez.

« c'est vrai que tu dois t'y connaître en honneur, à venir glapir dans mes oreilles de bon matin alors que je t'ai déjà dit non. »

et l'autre de continuer, encore, toujours la même litanie guerrière, toujours les mêmes accusations. lâche. oui, il l'était, c'est ce qu'on lui avait dit, plusieurs fois. il s'imagina un instant répliquer avec la même verve, retrouver en lui l'adolescent plus agressif, plus mordant, moins mou ; il s'imagina persifler quelque chose en retour, ou bien prendre une fausse voix peinée, argumenter que c'était dans ses veines, d'être un lâche, que son ascendance l'avait fait ainsi, qu'il n'avait pas eu la chance, l'honneur (!) de naître fils d'arès. il balaye l'idée d'un revers de l'esprit, d'un clignement d'yeux. pas question de se fatiguer à danser sur ce genre de musique, pas question d'invoquer son paternel, de se revendiquer d'aucun héritage.

« bon, écoute, mec, faudrait que tu y ailles maintenant. il y a des tas d'autres forgerons sur cette île, donc arrête de me casser les couilles et va les embêter eux. peut-être que tu arriveras à en terroriser un autre, ou même à le convaincre de travailler pour toi très normalement, mais pas moi. »

et déjà, alors qu'il se retourne pour le saluer, qu'il lui saisit fermement l'épaule, mistral a la conscience de faire l'erreur à ne pas faire. trop tard.

« ok ? »

il n'a pas le temps de retirer sa main.

bam, éclair blanc, flash noir dans le menton, les dents, les pommettes. c'est rude, c'est cru, et il aurait dû s'y attendre. peut-être même qu'il l'avait mérité.

mistral trébuche, sa main lâche l'épaule de l'autre, qui l'empêche de retrouver instinctivement son équilibre, l'autre qui le rattrape déjà par le col, le maintient en hauteur. mistral restait, comme avant, le plus grand des deux, mais maintenant c'était purement par la volonté de sohel.

mais alors qu'à travers les étoiles blanches qui parsèment sa vision et qu'à travers le bourdonnement qu'il entend résonner derrière ses yeux, il comprend que c'est tout de même lui qui a la volonté supérieure. c'est lui dont on attend quelque chose, c'est lui qui se ferme à cette exigence comme il se ferme à tant d'autres choses.

ça ne le fait même pas sourire, de réaliser cela ; il n'a que faire d'avoir du pouvoir sur une personne qui le laisse indifférent au plus haut point.

« peut-être »

il déglutit, salive goût hémoglobine, voix saveur fatigue,

« peut-être que c'est ça, le problème, mec. que tu me demandes pas grand-chose. que ce que tu me demandes, ça m'inspire pas. ça me fait pas bander, de te faire une arme. t'as quoi de différent de n'importe quel autre connard, de n'importe quel autre fils de ton père ? t'as rien de grandiose, t'es trop simple. »

mistral saisit les avant-bras de sohel, les serre sans les écraser, y prend comme appui, et puis, il lance un coup de pied dans le tibia de l'autre.

« lâche-moi, ou tu ressors encore plus minable que t'es entré. »

sûrement qu'il l'avait mérité, ce coup. sans doute qu'il mériterait les suivants (trésor bleuté des travailleurs indivisibles, qui ne dévoient pas leur talent au service des bonnes causes d'autrui).

il ne sait pas pourquoi il a dit ça, vraiment, pourquoi il lui a promis cette violence qu'il ne peut pas offrir, produire, qu'il ne saurait déchaîner ; par vanité, par agacement, sans doute, cet agacement qui vous fait mordre la langue de frustration alors que la situation refuse de se débloquer. pars, putain, pars.

mais sohel n'est pas décidé à partir, il semble au contraire d'autant plus pris au jeu par l'impatiente violence de mistral, et l'enfant d'arès n'hésite pas à lui rendre la pareille.

mistral tombe en arrière sous le coup qu'on lui porte à l'abdomen. c'est ridicule, un homme qui tombe, comme ça, tellement dominé par la gravité, tellement démuni de solutions pour se redresser, pour rester debout, encore un peu. mistral tombe.
il se souvient des cours de combat, au camp, dans lesquels il n'essayait pas de briller, laissant cela à d'autres, mais dans lesquels il offrait des résultats tout de même convenables, pour ne pas se faire remarquer à force d'échecs : il ne faut pas jeter ses bras derrière soi pour se rattraper, il faut arrondir le dos, tu dois protéger la tête. instinctivement, ou plutôt mécaniquement, ces gestes lui viennent au corps avant que de lui venir en tête. il finit par tomber (fracas, de bois, chaise qui valse, un plan qui glisse de l'autre côté d'un bureau), reste là sur les coudes, une jambe droite, l'autre à peine fléchie, parallèle au sol. il lève le menton, comme pour interroger l'autre, comme pour le narguer, comme s'il était à la plage pour dorer sa peau, et qu'un importun nommé sohel refusait de s'ôter de son soleil.

« sérieusement... »

mistral soupire. il ne se sent pas convaincu, ni même persuadé. las. las, les reins contre la dalle froide et les lombaires déjà endolories, pourtant, c'est le matin, il devra se traîner cette ceinture de douleurs toute la journée, peut-être toute la semaine, comme il se traînera ce boulet toute sa vie, visiblement. ah, et il a mal au ventre, aussi, logique, après l'attaque de l'enragé.

mistral soupire à nouveau, les yeux dans ceux de sohel. il ne répliquera pas. il se demande si sohel continuera à le tabasser s'il reste au sol, choisit de croire que non, et ne fait rien pour se relever. espoir opaque des vaincus qui espèrent qu'on les laissera perdre selon leurs termes (il sait pourtant que ça n'est jamais le cas).

il laisse glisser ses yeux au plafond, plafond immense des forges, il laisse courir son regard sur ces poutres de métal, sur les sombres recoins où nichent parfois l'hiver de petits oiseaux, sur le haut des murs noirci par la fumée.

« un vrai guerrier, hein ?… dis-moi, mec, qu'est-ce-que tu vas faire avec, si je te la fais, cette arme ? faire des combats d’apparat, dans l'arène de tes frères ? ou allez faire chier d'autres travailleurs qui t'ont rien demandé ? ou bien réellement te battre, jouer au héros ? »

c'est dans cette position que le forgeron prend réellement le temps d'observer sohel, de réfléchir à ses motivations qui pouvaient le pousser à venir tabasser un civil un matin parmi d'autres, pour un simple refus.

sans transition, mistral l'interroge : « tu fais partie des spartes, d'ailleurs ? »

il s'agissait de savoir à qui il risquait de se confronter, s'il continuait à refuser les exigences de sohel.

il n'a pas honte de jouer au faux humble, à celui qui s'incline devant plus violent (on ne parle pas de force ici, il n'a jamais été question de cela, seulement de violence) ; il n'a pas honte de rester au sol, si cela lui permet d'éviter les coups ; il n'a pas honte de manger toutes les semaines les mêmes plats, de prendre chaque jour le même chemin, de toujours répondre non à ses semblables. il n'a pas honte de s'enfoncer dans l'habitude, il n'a pas honte de se faire petit, lui le colosse, lui dont les oreilles entendent les rires du vent. il n'a pas honte ; il n'a pas d'honneur guerrier à défendre, il n'en a jamais eu, et il a arrêté de faire semblant d'en avoir un il y a déjà des années.

« jouer au héros, donc. original. »

indifférent aux drames qui se jouent et se rejouent dans l'esprit de sohel, mistral assène ses vérités acides (cela fait longtemps qu'il ne pleure plus, lui, depuis longtemps déjà il a abandonné l'idée de se venger de quoi que ce soit (de quoi souffrait-il sinon que d'être né fils de dieu?)).

il ne dit rien, laisse l'autre continuer, affirmer à grands coups de dents qui claquent sur du vide sa grandeur guerrière. mistral ne commente pas, il remplit seulement un silence, le plus brièvement, le plus paresseusement, peut-être le plus idiotement du monde.

« ah. »

un silence s'installe, encore.

« j'imagine jusqu'à ce que tu te tires, ou que quelqu'un arrive pour te virer. pourquoi, t'as des difficultés à frapper quelqu'un au sol ? »

finalement, mistral bascule son poids sur un seul de ses coudes, son autre bras se levant pour qu'il puisse passer sa main dans sa nuque, à la naissance des cheveux, comme on se masse pensivement après avoir fourni un effort.
il finit par poser la question, la seule qui compte, sur le seul sujet qui l'intéresse vraiment dans cet échange qui n'en suit pas les codes.

« tu comptes le dire à tes potes, à tes frères, si je refuse ? »

mistral n'a que faire des spartes, de leurs guerres, de leurs ambitions, il les méprise comme il méprise tout et tout le monde, par facilité, par désintérêt, par fatigue. il détourne la tête, refuse d'écouter lorsqu'il en entend parler, au café, au travail, à la radio.
il n'en a que faire, mais il comprend, malgré tout, que refuser, ce serait se signaler à eux, d'une façon ou d'une autre, attirer l'attention ; et bien que son père ait des gouttes de son sang qui se sont liées à ces sinistres politiques, mistral sait qu'il n'aura pas de traitement de faveur si jamais ils devaient se sentir offensés de son refus, en tant que groupe uni par des liens qui vont au-delà du sang. et c'est peut-être en cela que mistral, oui, peut-être, en cela que mistral les admire peut-être, et en cela seulement, en ce qu'ils ont créé leur force sur la joie d'être un, indivisibles, rageurs de se faire entendre et d'éclairer l'île de leur feu.

derrière lui, il entend des portes claquer. ça n'est encore rien, pas même une rumeur, pas même un murmure, simplement une ondulation du sol, une lumière qui s'allume au loin, la chaleur des fours que l'on vient à peine de rallumer. on vient, on vient bientôt, pas tout de suite. bientôt, ce matin aura disparu, sohel s'évanouira comme la nuit a déjà dû le faire au-dehors.

« écrase, mec. c'est pas ton jour, c'est pas le mien non plus. »

il inventerait presque une sorte de fraternité entre eux, une fraternité dans l'impossibilité à faire rencontrer leurs singularités.

« je n'ai pas de problème avec l'idée qu'on puisse nous voir ensemble, non. »

il répond rapidement, et c'est peut-être la chose la plus sincère qui lui soit venue aux lèvres –non pas qu'il ait menti auparavant ; simplement il sort cette réponse des tréfonds de sa chair, des tréfonds de son être sans même l'avoir pensée avant que de la souffler, c'est une réponse si essentielle, non, il n'y a pas de problème, et c'est sans doute pour cela que la dénégation reprend les mots-mêmes de l'accusation, mots qui sont la seule chose qui rende cette éventualité tangible. cette rencontre est pour lui un non-événement, cette situation hypothétique est non-événement, rien qui ne l'empêchera(it) de reprendre son travail, juste après, après s'être distraitement essuyé les mains sur son tablier, le bas orgueil crevé depuis trop longtemps laissé là, agonisant, dans un coin, tandis que sa noblesse altière demeure intouchée.

sohel continue, mistral expulse l'air de sa bouche, désabusé.

« j'ai pas spécialement envie de me faire casser la gueule par tes potes, c'est tout. je sais pas s'ils auront autant la flemme que toi de frapper un type à terre. »

les héros sont morts, sans doute ; les fils de dieux se complaisent à terre ou bien dans les combats sans victoire, alléchés par des idées brutes, abstraites.
ce n'est pas mistral qui portera ce deuil-là, non. il préférera sans honte être l'un des fossoyeurs.

« c'est pourtant pas très compliqué, »

il grogne, commence à se redresser. le sol est définitivement trop froid, mais l'ardeur de sohel semble également s'être refroidie. ou pas. mistral s'en fout : que pourrait-il lui arriver ? se faire à nouveau pousser au sol, se faire à nouveau frapper ? il s'en remettrait.

« tu ne comprends pas quoi ? tu veux une arme, je ne veux pas te la faire, mais je veux éviter de ne plus pouvoir sortir de chez moi. ton projet ne m'intéresse pas, c'est tout. ça n'est pas grave. en plus, j'ai d'autres trucs sur le feu... »

il s'interrompt, réalise le jeu de mots maladroit.

« littéralement. mais... »

il sent qu'il ne va pas s'en sortir comme ça, mistral. il faut qu'il donne des garanties, qu'il mente peut-être : tant pis. il n'a rien juré, il n'a rien sur quoi jurer, de toute façon.

« si tu me donnes un jour l'occasion de voir un spectacle qui en vaille la peine, je ferai ton arme. je veux du grandiose. »

ça y est, on rentre : il entend les gorges déployées d'un employé amusé, il entend la porte qui s'ouvre, il entend le rire qui reste sur le seuil, et les regards qui raclent le sol à la recherche de la logique. leur entrevue est finie.