pendant des minutes entières, il a toqué, puis attendu, toqué à nouveau, s'est presque ravisé - le coeur alourdi de mille tonnes avant d'oser. dans le désordre du bureau qu'il déteste tant, le regard a vagabondé un instant, frappé par le désarroi, avant de se poser sur le corps étendu. sur le sol (comme la seringue qu'il n'osera pas toucher), sur le sol (comme un guerrier sur le champ de bataille), sur le sol (comme cette mère qu'il a tant de fois enjambée d'une lasse indifférence).
mais cette fois, la violence fut de mise : à l'absence de souffle, à la froideur percutante, à la rigidité impensable de cet être qu'il vénère et abhorre, il a pleuré.  dans ses yeux, entre ses cils, sur son visage, les larmes ont coulé dignement, sans qu'un seul son ne daigne s'échapper de sa gorge.

il n'a appelé personne, n'y a pas pensé, ou alors il y a pensé mais s'est dit que ce serait une mauvaise idée, à vrai dire il ne se souvient pas bien s'il a pensé ou non. c'est presque somnambule qu'il a traîné la carcasse, accablé du poids de sa tristesse; par automatisme qu'il a nettoyé les traces de la mort. épuisé, il s'est effondré à ses côtés, sans le regarder : honteux à l'idée que ce sommeil-là, il ne pourrait pas l'apaiser.
le réveil est brutal, comme ces mots durs qui nient le cauchemar : alastor est revenu. j-je... il frémit, tremble même, et face à ce visage qu'il voyait autrefois coiffé d'une auréole, la vue se brouille à nouveau - incorrigible. je suis désolé. excusez-moi, s'il-vous plait, excusez-moi pour tout le travail que je n'ai pas fait, excusez-moi de vous embarrasser de ces pleurs, mais surtout excusez-moi de vous avoir laissé mourir !
sous ses ordres, il ne se déroberait jamais : il n'oserait pas, ne l'envisagerait pas, n'en est tout bonnement pas capable. que ce soit dur n'a pas d'importance, que ça lui soit insoutenable ne regarde que lui. le murmure est si bas qu'il prend l'allure d'un secret. vous étiez mort. j'ai vérifié. excusez-moi, je vous en prie, je me suis dit que je devais au moins vous allonger, peut-être que c'était stupide, je suis désolé. c'est secoué d'un sursaut qu'il se tait, submergé par cette terrible dévotion.

à la grossière imitation, les paupières d'ikal s'affaissent, son regard plonge en chute libre vers le sol. en présence de cet homme qui ne lui accordera jamais un remerciement ou un pardon, il a honte de n'être que lui-même - de ne pas être davantage. il voudrait se justifier encore mais se contient admirablement, afin de ne pas se laisser submerger à nouveau - dès lors qu'il aura la tête sous l'eau, alastor s'empressera de l'y noyer. veuillez m'excuser, soufflé comme pour reprendre de la contenance, je vous ramène ceci. il se lève, la mort dans l'âme (l'expression presque revêtue d'ironie tant elle se prête à ce tragique duo : l'un tout juste revenu des enfers tandis que l'autre pleurait son cadavre).

dès qu'il quitte la pièce, son coeur s'alourdit. il l'imagine fait de plomb, s'enfoncer sans ménagement dans sa cage thoracique et perforer son estomac, qui répandrait sa bile acide sur ses entrailles. pris d'un sursaut à la violence inouie, il réprime la nausée brutale qui secoue sa poitrine.

je suis de retour. la canne est posée près du lit, d'un geste délicat qui ponctue l'annonce embarrassée de sa présence. dans sa main, un verre whisky qu'il présente à alastor en s'efforçant de ne pas trembler.  j'ai nettoyé votre bureau. je n'ai parlé à personne. il finira toujours, d'une manière ou d'une autre, par se retrouver à son chevet, habité d'une dévotion qui n'est l'affaire de personne d'autre. du regard il voudrait scruter ce visage dur pour y trouver les vestiges de sa déchéance - mais il le craint plus qu'il n'est curieux, alors il l'évite au contraire précautionneusement.

il se sent mal mais il essaie vraiment de le cacher en faisant des trucs silly goofy genre remettre en place des trucs dans la pièce, avant de se rassoir sans oser croiser le terrible regard de son patron, qui le dissèque sans une once de merci, même fraichement revenu des enfers. pour ikal qui a peur de presque tout, ce que lui inspire ce regard est de l'ordre d'un effroi persistant. et pourtant...
pourquoi vous dites ça ? pris d'un émoi qui lui interdit le mensonge, ikal ne lui renvoie qu'un regard incrédule et peiné. alastor ne se figure-t-il pas être l'objet de sa fidélité, de sa dévotion ? même dans ses accès de terreur les plus violents, il n'a jamais espéré le voir mort. insidieuse, la culpabilité lui ronge alors les entrailles : il voudrait être capable de lui faire sentir ce terrible amour, cet attachement craintif, à la racine de sa servitude volontaire. cette fois, il ne s'autorise pas les larmes, même silencieuses et dignes. au contraire, c'est d'une violence toute repentante qu'il se mord l'intérieur de la joue dans l'espoir de contenir les débordements de son coeur. seulement lorsqu'il se sent à nouveau capable d'ouvrir la bouche sans s'écrouler, il lui souffle sa confession : j'ai prié les dieux pour votre retour. il n'a jamais été aussi honnête, abîmé dans cette adoration de l'ordre du religieux.

puis il secoue la tête, comme s'il réalisait soudainement la portée de ses mots maladroits. c'est avec une conscience accrue de ses faits et gestes qu'il s'efforce de fixer le verre de whisky et rien d'autre - pour ne pas rencontrer à nouveau ce regard. les mains s'affairent à le resservir sans qu'il n'ait à lui ordonner. il aime penser qu'il le comprend peut-être un peu, alors sa voix se fait moins chagrine : l'argent, la gloire, ça ne m'intéresse pas trop.
(car tu ne demandes qu'à le servir, cet homme dont tu n'attends même pas un remerciement, dont tu n'espères même pas un geste tendre.)

ikal a cessé de pleurer. de ses larmes, il ne reste plus que des vestiges miroitants qui dansent vaguement au fond de ses prunelles. ses sanglots, quant à eux, se meurent dans une inspiration tremblante. il considère qu'il est de son devoir de ne pas faire subir ses émois, pas maintenant, pas à lui. entre ses tempes, c'est impitoyablement que se rejoue la scène de sa mort - il sait que cette vision le poursuivra longtemps, prendra soin de le tourmenter dès lors qu'il fermera les yeux.
c'est vrai, il n'aurait pas du prier les dieux. et pourtant, s'il avait pu, il aurait même donné de son sang, afin d'apaiser ce redoutable panthéon ! il aurait attendu, assis sur le rebord de sa baignoire, que son corps se purge de ses vices, offerts en sacrifice à zeus.
je comprends. lui non plus, on n'a pas voulu de lui. sans cet hôtel duquel il est devenu prisonnier volontaire, sans ce tombeau doré, où serait-il ? aurait-il survécu au monde extérieur, ou à nausikaa même ? alors, pour cela, je n'ai aucune raison de vous voler. (en effet, tu es le seul, ikal, à te jeter à sa merci si éperdument.)

ils n'entretiennent pas souvent la conversation. au mieux, alastor lui assène quelques mots durs et autoritaires ; au pire, il ne dit rien, et son regard passe au-travers de sa silhouette, comme s'il n'existait pas. alors quand il lui dit merci, ce n'est pas juste un mot mais un don des cieux : voilà donc la réponse à ses prières ! entre ses cils, une étincelle s'allume, décore son visage d'une flamme nouvelle. ses joues en sont rouges, ses lèvres balbutiantes. ce... ce n'est rien. j'ai fait ce que je devais faire. le regard, timoré, s'évertue à éviter le contact. pour vous.
et s'il avait à le refaire, il le referait cent fois, jusqu'à que ce soit son corps que l'on trouve échoué - si tant est que l'on se soucie de sa disparition.

ikal a baissé le regard, s'est détourné du spectacle impitoyable que lui impose la vue d'alastor - alité, le teint froid, le regard dur. il l'entend tirer sur sa cigarette dont la fumée lui remplit également les poumons et cela ne le dérange pas : il ne se plaindrait pas de respirer son air.
au contraire, c'est avec précaution qu'il inspire et expire à répétition, tout entier concentré à porter ses émotions trop encombrantes.
puis il le sent, cet oeil inquisiteur posé sur lui ; il la subit, cette question dont la formulation cruelle le pique tout de suite au coeur. la voilà donc, l'inévitable épreuve de sa loyauté ! et comme pour l'enfermer dans cette servitude, le réduire à n'exister plus que dans l'obéissance, alastor l'achève d'un soupir sans compassion. ikal tremble du besoin de le satisfaire. oui, bien sûr. je ferais n'importe quoi pour vous, alors s'il faut retenir ses larmes ou le rouge à ses joues, il s'en chargera, et peu importe que la tâche lui soit pénible.
mais qu'il répande la nouvelle ? vous êtes sûr ? c'est la surprise qui parle, alors très vite ses interrogations se meurent au bord des lèvres. sera-t-il capable de poser des mots sur ce secret dont il est détenteur ? cela lui pèse, d'imaginer qu'il ne sera bientôt plus seul, son désarroi exposé aux yeux d'autrui, ces yeux qui n'ont pas vu le cadavre.
puisqu'il le faut, pour vous, d'accord. je lui dirai. iel me détestera, me le fera payer, mais alastor le sait déjà, alors il ne lui fait pas l'affront de s'en lamenter.