le ravissement

Tout avait commencé par un petit message implorant : c’était facile, et un peu cruel, parce qu’Arden savait qu’Ikal lui répondrait. Sa prière était pétrie d’un amour oppressant et lourd qu’il fallait offrir à ceux qui ne savaient que l’accepter, ainsi, Arden offrait à Ikal son cœur débordant de pitié depuis tant d’années déjà. Il n’était aucune distance qui saurait le préserver du halo dévorant de son affection, et elle était, parfois, terrifiée de son emprise.
À la fin du mois d'avril, l'air était lourd d'une odeur de jasmin, et le vent portait le parfum du sel jusqu’au jardin d’Arden. Le sable qui s’y déposait parfois alourdissait les tulipes qui ployaient alors sous leur propre poids. Elle avait appelé Ikal à elle, parce qu’elle voulait voir son visage d’ange se découper sur le fond bleu de l’océan alors qu’elle pressait sa main tiède dans la sienne, comme dans l’enfance ; elle n’avait, depuis quinze ans déjà, jamais perdu cette habitude.

Il l'avait retrouvée devant chez elle : elle était déjà prête, sous le soleil froid mais radieux de l'après-midi, et elle se tenait là, au milieu des premiers iris de la saison. Elle lui avait souri franchement, en montrant ses canines, de sa sincérité débordante qui lui donnait la rigueur des justes.
Ikal ! Merci d'être venu, ça me fait trop plaisir !
Arden avait attrapé sa manche, puis sa main, de peur peut-être qu'il ne s'échappe. Elle connaissait si bien l'empreinte de sa paume contre la sienne ! La sensation était ancienne et familière, car leurs mains avaient grandi ensemble, toujours liées, et c'était par la force de ses habitudes qu'elle avait enroulé ses doigts autour des siens. Puis, brusquement, elle avait lâché sa main, comme elle l'avait fait trop souvent : la mer apparaissait au bout de la rue, et le soleil, loin au-delà du zénith, semblait vouloir s’y jeter. Elle voulait voir l’écume s’écraser sur la plage, et qu’ils savourent ensemble cette vision, comme une belle métaphore. L’air sentait les embruns et plus tard, le sel teinterait de rose ses joues pleines.
J’aime bien marcher sur la plage quand il fait encore un peu froid. Je me suis dit que ça te plairait aussi.

Le vent battait ses cheveux noirs qui s'échouaient sur son visage, et elle savait qu'en rentrant ce soir, ils sentiraient la mer. Arden les chassait d'une main distraite pour qu'Ikal puisse mieux voir ses sourires et ses mots, qu'elle formait contre l'éclat des vagues qui résonnait en s'écrasant sur de lointaines falaises. Arden ne craignait pas d'hausser la voix et de dévoiler sa candeur à la plage presque déserte ; il n'y avait que ses pas qui traçaient dans le sable la marque de son passage.
J'ai cru que tu avais disparu ces dernières semaines ! Tout va bien, hein ? Tu me le dirais, si ça n'allait pas ?

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le ravissement

Bien sûr qu’il était venu ! comment douter de la piété d’Ikal, qui venait à sa rencontre aussi sûrement que le soleil se levait chaque matin et se couchait chaque soir. Arden ne doutait pas de sa dévotion, dont leur amitié portait les stigmates depuis si longtemps déjà ; elle en voyait aussi l’ombre, qui surplombait toujours leurs timides affections. Elle lui avait manqué, et Ikal aussi, lui manquait toujours. Elle s’en voulait de ne pas l’avoir dit en premier ; lui dire toi aussi, tu m’as manqué semblerait trop tiède pour l’ardeur du jour qui se défilait déjà : elle savait qu’il ne la croirait pas, ou peut-être, au contraire, qu’il y croirait trop. Arden ne savait pas mentir et encore moins déplaire, alors Ikal devrait porter le poids de ses émois gargantuesques qu’elle ne pouvait contenir.
J’avais hâte de te revoir.

Il y avait en elle une petite niche qui avait pris sa forme, alors en son absence, elle se savait incomplète (il faisait partie d’elle comme elle faisait partie de lui). Il n’y avait que du déchirement dans leur symbiose, qui allait à l’encontre de toutes les lois de la nature ; tout était bien trop humain dans leur amour, qui parcourait toutes les distances pour venir mourir à leurs pieds. Loin de la main d’Ikal, sa paume était orpheline, mais il était trop tôt pour s’en saisir à nouveau. Elle le laisserait d’abord, doucement, lui faire des promesses un peu creuses
Il lui dit qu’elle est jolie : elle le croit. Elle acceptait tous les hymnes chantés par un agneau si candide et si pur ; auréolé d’une douceur fébrile, ses cheveux d’or dessinaient autour de sa tête angélique un halo.
Merci.
Elle s’avance vers la mer, mais ne veut pas le perdre des yeux. Comme dans son imaginaire, il se tenait là comme un saint, une figure peinte à la peau d’ambre mordue par le soleil d’avril, dont le front offert au jour portait la marque d’une couronne d’épines. Elle n’avait jamais vu si belle idole se dessiner sur le fond bleu de la mer ; c’était à se détourner des dieux.
Toi aussi, tu es beau.

Elle le crie presque dans l’immensité de l’océan, contre le vent et les vagues ; elle offre sa tendresse sans conditions, parce qu’elle aime Ikal comme elle n’aimait personne d’autre, de cet amour volage mais enraciné : elle l’aimait comme on aime les choses éphémères, comme les violettes lentement écloses à la fin de l’hiver ou le soleil à son solstice. Pour lui, elle recueillerait son monde entier dans le creux de ses paumes, ainsi, les lignes de sa main traceraient des vallons où il pourrait se coucher. Son sourire était splendide, et sa douceur, écartelée à la lumière de l’après-midi. Arden voulait caresser ses cheveux d’ange et embrasser sa tête, pour sentir, peut-être, le parfum de ses rêves.
Viens, je veux m'asseoir près de l'eau.

Elle se détourne de lui à nouveau –l’instant n’était plus à la contemplation– pour marcher, sereine, vers la mer étalée à ses pieds. Aujourd’hui, on feindrait une innocence sans péché, celle qu’ils avaient connue autrefois, quand ils étaient plus jeunes et encore préservés des premiers émois de l'âge. Elle s'était assise sur le sable frais en entraînant Ikal avec elle. Ses yeux, à la hauteur de l’horizon, ne regardaient que lui, comme pour redécouvrir à l'infini les traits fins de ton visage, figé dans le marbre. Leurs épaules se touchaient presque.

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le ravissement

Des enfants de l’Atlantique, Ikal était certainement le plus beau : Arden se dit qu’il était né pour être vu ainsi, par ses yeux noirs qui dévoraient les couleurs vives. Elle voyait la mer se refléter dans ses iris à la couleur de l’aurore ; l’horizon dessinait sur sa cornée des reflets bleus tout en courbes qui appelaient le lointain. D’abord, elle ne dit rien, pour savourer la douceur de l’instant qui laisserait plus tard, peut-être, un goût amer sur sa langue. C’était ainsi qu’ils s’aimaient depuis l’enfance : on en pleurerait. La lumière du jour, qui embrassait ses cheveux d’or d’un baiser radieux, rappelait à Arden à quel point ils étaient différents l’un de l’autre. Elle voyait, pourtant, sous le nimbe, l’ombre de leur couleur noire. Elle aimait Ikal heureux, et elle l’adorait tragique ; elle n’était jamais effarée de ses confessions trop brusques, martyrielles mais dites avec la distance de ceux qui subissent leur propre âme.
Ne t’excuse pas, Ikal ; ça n’a pas dû être facile à vivre.

Elle lui prêterait, de son propre cœur, les colères et les tristesses qu’il s’interdisait de ressentir ; elle lui donnerait sa chair et son sang pour le sortir de sa torpeur désabusée d’ange qui ne fait que voir, sans jamais regarder. Elle craignait que là-bas, où ne brillait rien d’autre que les perséides, on le laisse partir à la dérive ; et qu’un jour, elle ne le retrouve plus. Que ferait-elle de tout l’amour qu’elle ressentait pour lui, si elle ne pouvait plus l’en accabler ?
Leurs épaules se touchent doucement, et son regard rencontre le sien. Elle lui sourit aussi, pour offrir ce pardon qu’elle avait déjà donné mille fois, sans qu’Ikal ne sache le recevoir. Elle n’aimait pas qu’il la prie ainsi –en vérité, elle détestait qu’on l’implore. Elle n’avait pas d’eau bénite pour laver ses plaies ou assez de sainteté pour l’absoudre. Après tout, elle n’était rien.
Est-ce que tu veux en parler ? C’est normal, de ne pas se sentir bien après ce genre de choses.
Elle presse un peu plus son épaule contre la sienne. Ses paumes s’enfoncent dans le sable, et elle effleure du bout des doigts les mains fines d’Ikal, lisses comme le jaspe. Arden aurait aimé entrelacer leurs doigts dans une étreinte tendre, mais elle ne voulait pas le troubler par le lyrisme de sa ferveur.
Est-ce que ton patron va mieux ?

Elle s’allonge dans le sable pour mieux sentir la tiédeur contre son dos. Elle sait que, ce soir, elle en retrouvera les grains dans ses cheveux, étalés sur la plage comme un halo de soie noire ; mais elle se fiche de la peine future, au nom d’un moment de splendeur. Les rayons du soleil sont chauds contre la peau de son visage, mais l’air est froid, si proche de l’océan. Sa peau est claire à l'équinoxe de printemps, il n’y a que les tâches de rousseur sur son nez qui retracent la douceur de l’été à venir. Elle écoute les vagues qui s’écrasent en elles-mêmes, lointaines, comme un écho de sa propre indolence : tout pouvait s’arrêter, ici, maintenant.
J'aimerais qu'on reste là, comme ça, pendant très longtemps.

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le ravissement

Elle se rattachait plus que raison à leur familiarité qui défiait insolemment la morale ; elle aimait plus que tout qu’Ikal l’aime ainsi, dans tous les petits drames de sa personne, car elle pouvait se croire plus pure. Plus que la beauté des marbres grecs lissés par le vent et la pluie jusqu’à la perfection de leurs traits flous, Arden voulait porter sur son visage la chaleur du foyer, le rose de la chair vivante et la tendresse fautive des pécheresses dont la peau est gorgée par les larmes. Elle voulait offrir le réconfort de sa propre faiblesse ; fébrile, déchirée, tragique, bannie d’un Eden qu’elle n’avait pas connu. Elle voulait, enfin, que les ombres de sa face soient des alcôves dans lesquelles on prie son bel amour. Elle ne savait que répondre à son compliment, alors elle s’était tue –Arden ne savait dire à Ikal son adoration pour ses yeux en grenat, pour la forme de son visage et ses doigts fins, pour sa voix en négatif qui ne portait que des mots trop justes ; il était toujours le plus sincère des deux, et, de peur de le voir flétrir, elle gardait pour elle sa passion. Arden, même au soir de sa vie, ne serait jamais assez sainte pour lui, dont l’existence entière était d’une innocence biblique.
N’en parlons plus, alors.

Lorsqu’il s'allonge à ses côtés, tout devient parfait : iIls sont irradiés d’un soleil sans ombre, et derrière les paupières closes d’Arden des volutes se dessinent, rougeoyants, éblouissants. Elle n’entend que sa respiration, et celle d’Ikal, au gré du vent marin et des vagues qui roulent sur la plage dans un éclat harmonieux. Elle regarde le ciel, étendue bleue et infinie sous son regard avide, et ça lui donne le tournis ; elle imagine Ikal, couché à ses côtés sur le sable. Il devait avoir l’air d’une icône byzantine, un ange à la rigueur chaste sur un fond de feuille d’or.
C’est encore mieux parce que tu es là.
La chaleur des doigts d’Ikal autour de son poignet la surprend, sans bruit, d’une douceur résignée : il y a quelque chose, dans le geste, qui fait se serrer son cœur d’une émotion fiévreuse. C’était Arden qui, toujours, se saisissait de sa peau tiède pour la couvrir de caresses –elle n’osait plus bouger, de peur qu’il laisse sa main orpheline à nouveau. Doucement, elle se tourne vers lui.

On reviendra plus tard, un peu avant l’été, quand il fera plus doux. On pourra mettre nos pieds dans l’eau.
C'était la promesse de se revoir, bien avant le solstice. Elle imaginait déjà la sensation glacée sur sa peau, réchauffée par le soleil, des vagues mourant à ses pieds, ne laissant derrière elles que l’écume. Dans ses rêves aussi, elle tenait sa main.

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le ravissement

Il avait toujours répondu sagement à ses prières, avec l’indolence songeuse qui le caractérisait : Arden n’avait jamais à implorer, elle demandait à peine, et Ikal paisiblement suivait le mouvement, ployait, comme les hautes herbes sous le vent du matin. Elle s’était accoutumée à cette résignation tranquille, acquise – elle n’avait qu’à dire du bout des lèvres et ses émois étaient déjà pardonnés, sans mal et sans reproche. Elle en était triste, parfois, au fond du cœur, quand elle imaginait Ikal la suivre au bout de la nuit sans rien dire parce qu’elle l’aurait seulement espéré ; c’était une obédience qu’elle adorait, qu’elle haïssait, comme celle d’un chat domestique qui partirait pour mieux lui revenir. Elle avait fermé les yeux.
La lumière dansait sous ses paupières closes, et dans un gargantua de sens qui lui donnait le vertige, elle ne sentait plus que le pouce d’Ikal qui suivait tendrement les courbes de son poignet, avec une affection absente qu’elle ne lui avait jamais connu. Soudain, elle pensait le perdre ; alors même qu’il n’avait jamais délaissé sa peau : quand elle avait rouvert les yeux, il était toujours là, abstrait et docile, couché à ses côtés.
La peau est toujours douce, à l’intérieur du bras, non ? Regarde.
Sans hâte, elle avait saisi de sa main libre le poignet d’Ikal, émue un instant par sa candeur. De son index, elle avait tracé la ligne tiède de ses veines et suivi la courbe de son bras ; comme l’agate, sa peau à lui prenait la chaleur de la sienne à son passage. Puis, sous son regard pieux qui au soleil lui semblait rouge, Arden avait laissé tomber sa main dans le sable, troublée peut-être par son intensité.
Toi aussi, tu m’as manqué.
Le vent marin soufflait froid sur sa peau marmoréenne, ses doigts se languissaient encore des siens. Le sourire d’Ikal, à l’innocence amoureuse d’un ange qui n’a que ça à donner, faisait écho au sien. Sur son front offert, qu’elle imaginait auréolé de pureté, elle avait vu s’échouer une mèche blonde ; et de sa main, lentement, elle l’avait glissée derrière son oreille, laissant courir ses doigts dans ses cheveux d’or avec une tendresse absente de Marie Madeleine.
J’aimerais qu’on se voie plus souvent, à partir de maintenant—j’aime pas qu’on laisse la distance s’installer comme ça.
La prière était injuste parce qu’elle savait qu’il y répondrait ; Arden savait qu’il sentirait le poids de cet écart qu’elle inventait, capricieuse, et que de sa bonté christique, Ikal en porterait la peine sur son propre chemin de croix. C’était là l’ordre des choses et la force de leur amour.

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le ravissement

Elle ne voulait pas des excuses absentes qu’il lui offrirait pour apaiser ses maux : elle n’en avait jamais voulu. Elle ne voulait pas, non plus, lui infliger sa peine ; dans l’injustice de ses mots il y avait cette tristesse de vierge qu’elle déversait ainsi en l’autre, pour ne plus s’y noyer ; Arden regrettait ses paroles trop amères, mais elle avait espoir que lui aussi se languisse d’elle, comme elle se languissait de lui, sans désir, d’un amour chétif dont elle ne savait retrouver la source archaïque. Elle voudrait qu’il ne lâche jamais son poignet ; elle pourrait alors rester couchée à ses côtés, sans doutes ni hésitations, avec la promesse qu’à l’aube il serait toujours là, endormi, avec sa main dans la sienne. Peut-être que ce n’était rien d’autre qu’un songe : la mer, au crépuscule, lavera l’empreinte de leurs deux corps dans le sable froid, et il ne restera plus rien des caresses échangées. Il faudrait s’en absoudre, et puis les oublier, pour ne garder qu’une rancœur tendre qui annoncerait, implacable, le nouveau jour. S’il lâchait son poignet, elle espérait que ce soit pour prendre sa main à nouveau : elle pourrait ainsi rendre ses caresses, laisser son pouce courir sur la pulpe de sa paume pour lui promettre sans mots une dévotion égale à la sienne, lourde d’éternité.
Le front d’Ikal avait rejoint le sien—pour eux, le geste a tout d’une étreinte. Arden ferme les yeux un instant, étourdie par leurs visages si proches, et pour garder peut-être un peu de la mémoire de cet instant plein d’ardeur et d’innocence sacrificielle. De son affection, poignardée de lumière, elle voit aussi l’ombre ; leur amour est cerné de noir alors qu’elle dit des mots stériles :
Je ne sais pas—je suis désolée. Je veux juste être avec toi.
La nuée semble les écraser. D’une passion portée par le poids de sa prière, Arden pose sa main rayonnante et tiède sur la joue d’Ikal, avec la légèreté timide d’un rayon de soleil. Elle se dit que ce n’était pas assez, qu’elle devait promettre à son tour pour espérer un jour être aussi pieuse qu’il l’était. Qu’avait-elle à lui offrir ? Elle ouvre les yeux pour voir les siens à la couleur de l’aube, pour voir sa peau irrégulière, belle comme l’ambre, et elle réalise alors que leurs nez se touchent presque. Elle a le souffle coupé, alors, elle veut lui faire un serment ; c’est sa transverbération et il fallait que sa foi soit intense.
Je viendrai à New York pour toi, Ikal, pour te voir. Tu as juste à me le demander, et je le ferai.
Tu vois, Ikal, elle aussi ferait des sacrifices—elle n'était ni pieuse ni gentille mais elle avait au cœur les angoisses débordantes de toutes les émotions qu'elle ne savait dire. Elle ne serait peut-être jamais aussi douce ou aussi admirable ; son sang aussi était rouge et elle le verserait comme un vin biblique ici, sur la plage, pour en teinter les vagues.

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le ravissement

Elle avait l’air meurtri, soudain, prise d’une grande peine qui lui serrait la gorge comme un haut-le-cœur—elle s’empêche de respirer un instant, parce que son souffle se serait transformé en un sanglot mou et discret qu’elle refusait d’offrir. Ikal était un bon adorateur, qui la priverait du dévouement qu’elle lui donnait en retour dans cette eucharistie pitoyable. Il refuserait toujours son cœur et, alors que la gifle n’était pas arrivée, il tendrait déjà l’autre joue. Arden avait étalé au soleil toutes les ruines de sa personne, là, pour lui, espérant peut-être qu’il en chérirait les morceaux ; elle lui montrait son amour comme un pathétique saint Jean-Baptiste qui offrirait lui-même sa tête à une Salomé indifférente. Il ne restait plus que la trace de son sacrifice dans le sable glacial : la dague et le sang, bientôt lavés par les vagues.
Tu devrais pas dire ça.
Son poignet est encore tiède là où la main d’Ikal l’enserrait, et elle se languit déjà de l’étreinte. Le vent souffle froid sur sa peau abandonnée, mais elle n’ose plus tendre les doigts vers lui, de peur de le faire frémir. Ses lèvres se serrent un peu pour étouffer le gouffre qui se creuse en elle—ce n’est rien, et elle lui offre un sourire tragique, tendre et sans joie. L’espace entre eux, si infime qu’elle pouvait voir sa poitrine se soulever doucement au rythme de sa respiration, lui semblait être un fleuve qui érodait leur amour et qui en emportait les miettes en cette fin du monde. Elle se dit alors que le soir venait, mais ce n’était qu’un nuage qui bloquait la lumière du soleil.
Parfois je t’en veux. Parfois, la nuit, avant de m'endormir, je me dis imagine, s'il ne revenait pas, cette fois.
Elle s’assoit, soudain, pour regarder la ligne lointaine où la mer se fond dans le ciel. Arden ne peut plus regarder Ikal, de peur de voir sa lèvre inférieure trembler une seconde quand elle dirait des mots qu’elle viendrait à regretter, de peur de leur voir encore comme un agneau, ses grands yeux ornés de noir pleins d’une pitié divine. Pire encore, elle craignait de le voir indifférent à sa cette peine un peu vague ; elle n'y aurait pas survécu. L’horizon ondule alors que le soleil reparaît, réchauffant sa nuque révélée de son horrible tiédeur.
Après, je regrette d’avoir pensé ça, parce que tu reviens toujours, comme aujourd’hui.
Elle enfouit son visage dans ses mains ; la chair de ses paumes est molle et chaude contre ses joues qui prenaient déjà l'odeur du sel.
Après, on se voit, comme ça, et je me sens cruelle d’être en colère contre toi.
Sur cette plage dépeuplée, elle boirait comme une assoiffée des mots chastes et insipides si elle y trouvait un peu d'amour : elle le regarde à nouveau, et le trouve plus tendre encore dans cette douleur religieuse. Il n'y a que les idoles, peintes à l'huile sur un panneau de peuplier, qui soient aussi pures que lui ; la courbe de son visage mérite d'être cernée de feuille d'or pour en préserver l'éternité, et peut-être alors, son regard d'ange figé en peinture, elle serait digne de l'admirer.

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le ravissement

Si elle ne regardait que l’horizon, peut-être que son cœur ne partirait pas à la dérive, comme ça, emporté par les courants de l’Atlantique vers des rivages dont elle ne discernait pas la forme. Elle imaginait son corps porté par les vagues : elle flotterait à la surface de la mer, sa peau mordue par le sel et le soleil, et elle pourrait fermer les yeux pour ne plus être aveuglée par le bleu trop vif du ciel. Elle serait alors avalée par les flots assombris, et sa peau embrassée par l’eau froide, au moins, ne serait plus orpheline.
Je pense tout le temps à toi.
Arden l’avait dit lentement, et chaque syllabe portait le poids de son amour fou qui ne serait jamais assez intense, jamais assez pieux, jamais assez tendre. Elle se demande alors si le temps avait délié l’ardeur de son affection ; comme l’océan érodait, implacable, la ligne sinueuse de la côte. Si tout se terminait ici, garderait-il en lui son empreinte ? Elle se dit que sa paume, qu’elle avait trop tenue, devait porter la trace de la sienne, comme les falaises prenaient la marque des vagues qui s’y jettent sans lassitude, dans un mouvement perpétuel qui faisait l'ordre des choses. Arden voudrait reprendre sa main pour en lire les lignes, voir si elles avaient sa forme ou écrivaient son nom : elle chercherait sans relâche des preuves d’amour qu’Ikal lui donnait déjà sans qu’elle sache les comprendre ou les recevoir.
Je peux pas faire ça, Ikal, je suis désolée. Quand je suis en colère, je me déteste aussi.
La tiédeur de sa paume sur son épaule est une étreinte volée, encore, et Arden est entraînée dans la tendresse implorante du geste ; elle se tourne vers lui pour le voir, le regarder, lire dans le brun de ses yeux le désespoir fervent qui couchait au fond de ses iris. Elle sait que les mots ne suffisent pas ; qu’il ne roule sur sa langue, entre ses dents, aucune parole assez pieuse—Arden n’était pas assez croyante, ses genoux écorchés ne portaient pas la marque des églises. Elle saisit sa main comme pour joindre leurs paumes en une prière qui se mue en étreinte, et embrasse tendrement ses doigts. Ils sont froids de l’abandon, mais ses lèvres sont brûlantes.
Moi, je t’aime.

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le ravissement

Enfin, ils s’étaient dit leurs amours enfiévrés par-dessus le bruit lointain des vagues, seuls sur la plage déserte qui ne portait que l’empreinte de leurs deux corps—la trace de leurs pas avait été lavée par le vent salé qui emportait tout avec lui. Arden a le coeur lourd d’un ravissement timide et pudique qui enflamme ses joues de rose, leur courbe rappelle le crépuscule qui s’annonce en silence : elle ne saurait défaire les noeuds de leur tendresse qu’elle ne laisserait plus partir à la dérive, sa main sûre retenant celle d’Ikal s’il venait un jour à se détourner d’elle.
Merci de toujours venir à moi.
Elle garderait en mémoire la douceur de ses lèvres sur son front offert, elle n’oublierait pas ce baiser chaste qui sentait les embruns et qui venait purifier tout son être, la bénir d’une adoration qu’elle n’avait rien fait pour mériter mais qu’elle laisserait couler sur sa peau pour laver ses péchés. Dans un dernier geste aimant à l’horrible douceur, elle laisse courir ses doigts sur son front à lui, pour replacer derrière son oreille, encore une fois, une mèche de cheveux blonds illuminée de reflets d’or sous la lumière de la fin d’après-midi ; elle regarde un instant son visage pour le garder ancré en elle—pour l’imprimer dans ses yeux et ne plus craindre sa perte. La courbe du soleil embrasse presque la ligne de l’horizon, et trace un cercle dont les contours ardents vacillent en miroir dans la mer grise qui s'embraserait bientôt.
On rentre ? C’est bientôt le soir, il va faire froid.
Elle se lève, c’est son retour au monde, elle se détournerait alors de cet Eden où le sable avait déjà perdu la tiédeur de son corps—tend une main à Ikal pour qu’il s’en détourne avec elle, et peut-être que cette fois, elle refuserait de le lâcher.

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