il flottait dans l’appartement un air plombé de disgrâce, engourdi du déluge. dehors la pluie battait folle afin de laver les rues, ces rues salies de la ville, où des moitiés de dieux et des monstres entiers s’étaient saignés de concert ;
Lazare se croyait comme elles : encrassé jusqu’à l’os. aujourd’hui lui restait en habit de misère, comme une seconde peau dont on ne se défait pas. à quoi bon. à quoi bon, toi, tu sais ? l’aujourd’hui de violence, la guérilla risible. c’était seulement dégoûtant, tu sais, de voir les siens lacérés. aussi d’entailler les tiens. tu sais il n’a rien aimé, d’aujourd’hui vraiment rien, et le ciel a beau pleurer la terre pue toujours la mort. il y pense, veut vomir. également que tu viennes ;

(il a rêvé de la scène cent fois si ce n’est mille, de toi qui franchis l’ajour dans un froissement de plumes) (à l’inverse en cauchemar sa fenêtre est scellée, claquées par le vent fait que ton corps s’y fracasse)

comme un coup de tonnerre qui résonne au salon, soudain, lui arrache un sursaut ; c’est toi ? oh dis-lui que c’est toi car à quoi bon sinon - se relever aujourd’hui lui parait tellement vain - il est las et rompu, Lazare, écœuré mais debout au cas où tu es là ;
là qu’il te trouve enfin, éveillé pour cette fois, Ange
c’est toi c’est toi c’est toi

dans ses bras c’est bien toi

il a manqué ciller, te conscientise à peine, immobile et mutique dès lors où tu te loves ; il ose tout juste te frôler à la première minute. t’encercle à la suivante. c’est toi. glaciale et trempée il n’empêche que c’est toi, tes cheveux qu’il empoigne tant il cerne tes épaules - il ignore ce que ça lui fait de te ravoir à son cœur, se le sent cogner fort sans qu’il ne se l’explique - tu m’effraies et pourtant j’ai laissé grand ouvert, aujourd’hui comme hier, tous les jours et les nuits. tu m’effraies et pourtant j’ai tremblé à ton nom, comme inquiet pour un Ange, un vrai ; ressentie comme son Ange à présent qu’il te tient ... j’attendais que tu rentres, il finit par te dire, imprégné des mots d’Ange, de tous les éclats d’Ange qu’ils soient de rire ou sanglot, mon Ange je t’attendais.

il se tait. t’étreint encore, encore un temps.
lorsqu’il se risque à délier c’est sans s’éloigner de toi, uniquement pour mirer : le visage d’Ange, entre ses doigts, dégouline des eaux claires. tu n’as rien ? il va fermer c’est promis, occulter toutes les vues ; avant ça il te sonde, se doit de te demander droit dans l’âme et maintenant, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? les dieux, les monstres, à moitié ou entier - aujourd’hui peu importe - à quoi bon dissocier ? au fond aucun n’est humain.

ça n’a pas d’importance, pas d’importance, pas d’importance
tu dis ; et dès lors ces mots-là lui persistent à l’esprit
dedans son crâne, comme un écho.

ça n’a pas d’importance. ça pouvait être tout.
les dieux les hommes les monstres, les cieux et les sols, aussi l’espace et le temps et les luttes entre eux deux. tout cela tout à coup lui parait ridicule, tant c’est clair à ses yeux - je veux dire - regarde-toi mon Ange, toute la pluie dans les tiens : et tu parles et tu parles et tu pleures et tu pleures et moi je me devrais croire que tu n’enfermes aucun cœur, que tu résonnes creuse, qu’on fait bien de crever à vouloir vous crever, vous, les horreurs de ce monde. tu me parles de roi et d’à qui la couronne mais les termes à présent font pitié à entendre. et tu me froisses mes fringues, avec ça mon humeur, à tirer mes habits afin de relire ton nom tu m’évoques les enfants lorsqu’il ont de la fièvre, qu’ils ont froid les hivers et se cherchent un manteau, le leur, à l’étiquette signée - c’est signé, là, tu vois - tu vois c’est toujours à toi et je ne sais pas, quoi penser vraiment pas. je crois que tu dis vrai - ça n’a pas d’importance - et qu’au fond tout cela n’a jamais trop compté. les querelles je m’en moque - je suis né après elles - à qui sont-elles la faute pareillement je m’en fous. tu parles, tu pleures, et puis te blottis dans l’ombre. tu redoutais la mort, et personne ne t’aime. le Panthéon mentait. tu n’as rien d’une hideur.

... arrête, de parler de pleurer
de tourner dans sa tête. Lazare quasi-pétrifié depuis vos corps déliés se le sent qui vacille, Ange, arrête-toi de dire faux, tu vois : c’est à toi qu’il revient, tes hauteurs qu’il regagne : devant toi qu’il fléchit et finit à genoux, je suis là maintenant.
oublie les dieux, les hommes, les monstres, laisse tomber jusqu’aux rois. ça n’a pas d’importance - non pas parce que tu es Ange mais parce que tu es triste - tu lui fais de la peine, une toute simple et très pure. en témoignent ses traits atterrés en reflets, et ses mains sur tes mains lorsqu’il te prie un peu, regarde-moi, tu veux ? juste ça d’important - ça, et les mots à la suite - si tu veux tu restes là, aussi longtemps que tu veux. il a les doigts pleins d’orage, détrempés des sanglots. quand même portés à ton front pour y chasser les mèches blondes dégoulinant encore. tu fais ici comme chez toi, d’accord ? ça ne me dérange pas et même, tant que dehors craint pour toi je préfère que tu t'en souviennes. quand ça te chante, ici, ça peut être chez toi. parce que tu redoutes la mort, et qu’il croit bien t'aimer à présent qu’il y pense.
un silence.
aux carreaux la tempête on dirait qu’elle s’annonce, en accoups minuscules, frappe indéfiniment dans l’espoir qu’on lui ouvre. Lazare, lui, ne se relève pas - ni pour elle ni une autre - soupire, penche à nouveau vers toi, ton frère, il sait que t’es là ?

j’ai dit- que je voyais nettement, je crois, à quoi ressemblait un Ange ; ici chez moi mon Ange n’est pas une bête immonde, féroce anthropophage - mon Ange à moi m’avouerait avoir mangé mes semblables, un jour, que je saurais qu’il ment - ici chez moi mon Ange, tandis qu’il drache dehors, me rappelle les enfants terrifiés par le vent et priant qu'on leur dise tout va bien, je crois ;

t’avait-il dit ça sincèrement ? le pensait-il sans ton aide ?

un éclair - comme un flash - et tu frappes tout ton corps contre les parois d’ici, te débats chez Lazare comme on fait dans sa cage ; encore un éclair soudain, quasi-lucide ; où est-elle ? ta cage ; ici n’en était pas une alors où se trouve la tienne ? à même l’épiderme, peut-être, par dessus ton propre squelette - tu l’agites à tel point que l’idée lui parait plausible - tu rappelles les enfants, seulement, en es-tu vraiment un ? ou portes-tu leur peau comme on fait les costumes.

il voit, il croit, et l’image l’écœure tant qu’il se sent la nausée : sous tes jambes dénudées, non plus de la pluie mais du sang célicole, l’ichor poisseux d’une adelphe dépecée par tes soins pour te coudre une allure bouleversante à ses yeux, un vêtement à pleurer qu’il voudrait conserver, et toi avec ;
qu’est-ce que j’ai dit ? soufflé, confus, de la même façon qu'on dit qu’est-ce que je raconte, moi, déjà ? et c’est toi, arrête. c’est toi qui dois te taire. c’est toi qui lui fais dire toutes ces choses impensables, qui déformes sa vision à tel point qu’il t’adore, se ressent le cœur lourd et tordu par tes pleurs sauf qu’il croit mieux te voir au grand jour de la foudre - une seconde lui révèle la présence du dégoût, vérace - au verso du mirage, ce n’est que toi qui m’envoûtes ! mon Ange mais j’ai dit faux, j’ai dit faux, j’ai dit

oui, toujours. pour de vrai c’est promis.

t’avait-il dit cela sincère tandis que tu t’élevais, agrippant ses épaules, sans ton aide il pensait car tu ne l’avais pas prié. jamais des ordres que tu donnes. rien que des vœux à lui. tu veux l’égide et l’abri, ici chez lui tu les as. tu veux que ses mains à tes hanches s’arment d’une lame et de cran, qu’elles éviscèrent un roi ; tu le veux traître ? un meurtrier ? le troubles légèrement et ses traits se chiffonnent, tu me demandes, à moi, comme on souhaite aux filantes lorsqu’elles étoilent un ciel, de tuer un Olympien, pour toi ? tu- lui réclames l’homicide. pire que ça : tu quémandes le crime avec une candeur absurde, déplacée qui le choque.

Lazare te fixe, très sidéré, avant de manquer d’en rire - pas un rire amusé mais presqu’un de malade, qui rirait de sa fièvre - c’est ce que tu veux, Ange ? c’est ce qu’il faut ? pour te sauver ; mais tu t’es sauvée toute seule, regarde ! tu t’en es sortie de ta cage puisque tu es ici chez moi, que je te tiens, je ne te mens pas quand je dis que tout ira bien toujours, du moment que tu restes et quand même, tu veux que j’aille me battre ? pour toi mais pourquoi ? sa risette s’évapore, et son air s’assombrit comme s’il y avait un voile, des nuages au visage ... pourquoi tu me demandes, ça, à moi ? c’est toi mon Ange, pas l’inverse. si je ne le fais pas, qu’est-ce qu’il se passe ? il s’arrête et se tait comme tu voulais plus tôt. s’égare un temps dans ton âme, illisible à son œil. et si je le fais, te dit tout bas, si je te l’assassine ton roi, dis-moi qu’est-ce qu’il se passe ?
à l’extérieur, plus un éclair. on ne voit que tomber des cordes.

et tes mains se referment comme deux jolies Dionées - ces plantes oiseaux de proie - et il se sent le cœur, le corps, tout lui pris à ton piège ; ne s’en terrorise pas.

dès lors où tu l’enserres Lazare se croit paisible. le croyait-il avant que tu l’agriffes autant, d’ailleurs : à la fin présagée, sa tombe inévitable, l’impression d’accalmie l’avait déjà saisi. comme une fulguration. dans tous les cas il meurt, il oubliait c’est vrai - s’amnésie sans arrêt de cette vérité-là - et tu lui dis regarde,
regarde-toi son Ange
entre tes doigts ses traits, son image au complet qui repose à l’alcôve, comme une de ces madones pieuses, et creuses, où plus rien ne résonne ; regarde-moi tu dis mais il admire ton œil et soudain celui-ci lui renvoie son reflet, le réfléchit lui seul encerclé de tes cils, son Ange son beau miroir ; regarde-moi, quelque part, c’est lui dire mais Lazare franchement regarde-toi…

regarde-moi franchement, si ce n’est pas désolant ;

trente secondes j’ai bien cru m’inquiéter de mon sort et puis tu m’as rappelé qu’il n’y a pas le choix - excepté le risible de la date et l’endroit - ça me rassure, je crois ;
je crois que j’y pensais, non pas à quelqu’un d’autre
mais à moi, je pensais - trop pour penser à toi - à moi dedans mon faste, ma débauche confortable, mes excès tapageurs qui m’enlacent constamment, à moi prenant des bains de luxure incessants afin de ne pas penser à moi qui me noierais, dans ma propre baignoire, à moi qui me pointerais un canon sur la tempe, sinon ;

regarde-moi mon Ange, comme je joue les soucieux
et comme je les joue juste ! tandis qu’au fond tu vois
je ne sais être qu’indolent : même l’idée d’en mourir
me laisse indifférent, alors, personne.

personne n’a détourné Lazare de toi, son Ange - si ce n’est tout le monde auquel il a pensé faire de la peine immense s’il se tuait pour toi - ça n’a pas d’importance puisqu’il n’y songe plus ; ne lui reste à l’esprit que la condamnation, présagée par tes soins, et elle l’apeure si peu qu’il ne tremble pas du tout lorsqu’il saisit tes paumes pour les guider gentil, te les mène à sa gorge afin qu’elles l’y encerclent ;
tu peux serrer, tu sais, tu n’as qu’à me tuer si tu n’as pas confiance. sa seule bénédiction d’Hébé il te l’accorde, va, je ne te mentais pas quand je disais t’attendre. peut-être depuis toujours. toujours il s’est languit de quelqu’un comme toi - quelqu’un qui ne le trouve pas mieux quand il fait semblant, d’être inquiet, moral et probe, surtout pas son défaut - au-dessus ton emprise il appuie doucement, tue-moi. à moi aussi, ça m’est égal.

une seconde il aura presque su
comment goûtent les baisers lorsqu’ils sont les derniers - l’aigre-doux d’une bouche devenue fossoyeuse - la tienne n’est pas si loin, au-dessus lui-même ; et tandis que tu serres il la voit se troubler comme au travers d’un voile de plus en plus opaque - prie silencieusement qu’elle l’embrasse sur le front, une fois la nuit tombée - tu me la promets bonne ? débordant de beaux rêves ; d’ici là ne lâche pas, surtout pas ma trachée ;

une seconde après dix ou vingt sans un seul souffle
et puis tu rends l’air libre, et lui n’en saura rien.

Lazare inspire, fort - souffre son propre zéphyr comme s’il était solide, plein de paillettes en verre - l’atmosphère à l’instant a la saveur du sang, aussi du pétrichor ; flaire les plaies et les pleurs. expire. tu ne l’as pas fait ? il en revient mal, réalise à moitié ; tu ne l’as pas tué quand bien même il conviait - te l’avait ordonné - assassine-moi, mon Ange, fais-moi taire toutes les voix ! je m’épuise tu comprends à calmer l’acouphène, tous mes temps écoulés aux dionysies bruyantes : ne sont pas innocents, car au fond je me sais : aliéné, incurable ; peut-être qu’à la trentaine je me romprai le crâne ! me lasserai des sons, incapables d’assourdir ; ceux en-dedans ma tête m’achèveront c’est sûr.

il aurait préféré s’étouffer sous ton rire. tant pis ;
à présent te ressent toute blottie contre lui, tes habits détrempés et ta peau refroidie - Lazare se croit tenir l’hiver ensommeillé, sa jolie neige fondue - son glas mal assagi qui lui jure jamais plus, tes mains en collier, le repos tant voulu ;

il inspire, encore, et sa vision prend l’eau.

cette idée d’infini l’effraie viscéralement : il ne s’y projette pas, se l’imagine un vide et le vertige avec - quand même ses bras te cernent et il ne dit pas non, merci, devenir un éon je n’en ai pas envie - referme les yeux sage, la moitié du visage lovée contre tes cheveux. et tu resteras avec moi, aussi ? tu ne me laisseras pas seul à me languir de tout - de toi en plus de ça - sinon, s’il se doit d’attendre sans arrêt le final, outre plus esseulé, je vais devenir fou, je crois. et sur ce fait silence. à l’identique de toi lui soupire alenti - cadence decrescendo - s’estompe petit à petit en narcoses ombrageuses. dehors ça pleut toujours. il pense alors tout bas, juste avant l’asthénie ... un jour tu devras me tuer, Ange, même si tu ne le veux pas, s’il n’y a que toi qui peut c’est son vœux il t’en prie - pas demain, rassure-toi, ni le lundi suivant - lorsque vous y serez je te dirai lequel… un jour à la toute fin du monde, qui sait, si ce n’est un peu plus tôt ; il verra. à cette condition-là peut-il sombrer paisible.