Dionysos ne se souvient plus vraiment de ce qu'il faisait à ce moment là. Sûrement des petites choses du quotidien, une accumulation d'actions dénuées de sens qui le conforte dans la médiocrité de la vie et qui alimente son aigreur de celle qu'on lui a imposé ici - sur Terre. Il maudit depuis sa fenêtre les petits corps innocents qu'on forme au combat, qui trébuchent dans la fange comme des hignards et des ingrats ; il maudit ces ménades qui ne cessent de le harceler au camp, même reclus dans son bureau pour avoir la paix ; il maudit ses propres enfants d'aller au delà du danger et il se maudit lui d'être rendu là à pester plutôt que de les protéger.

Il est un Dieu ;
et les Dieux ont d'autres responsabilités. Ils engendrent du malheur et récompensent celleux qui les prient assez.

Et s'il ne se souvenait pas de ce qu'il faisait à ce moment-là, c'est aussi parce qu'il ne faisait rien de spécial. Après avoir grogné sur le dérangement à sa fenêtre, il avait plongé son nez dans sa tasse de café vide et s'était saisi d'une grappe de raisin.

Puis il avait vu la lumière.
Dionysos était appelé, perforé d'une douleur invisible comme si on lui avait arraché une partie de lui-même. Un de ses enfants était mort, et parce qu'Hébé avait jugé bon que les parents soient placé face à leurs propres échecs, Lazare était apparu devant lui.

Lazare, allons bon.

Il toise son fils mais derrière l'autorité brille une pointe de tristesse. Dionysos est le dieu des excès - alors il est lui-même instable et pathétique quand il s'agit de s'exprimer clairement. il préfère se résigner à être un vieux con désagréable que se brimer à faire semblant au travers d'efforts cuisants.

Tu es là, ouai.

Dans son bureau.

Mais pas vraiment là... Juste ton âme, quoi. Dès lors qu'on en aura terminé, tu te réveilleras près de l'endroit où t'as clamsé, blablabla.

Ça le déchire, ça l'éviscère, ça le tue à petit feu. Et c'est un comble ! Il ne peut pas mourir. Pourtant, il jurerait que son enveloppe mortelle ressente des faiblesses de vieillesse apparente. Il maudit aussi Zeus ! L'orage gronde.

Tu es mort. Comment tu es mort ? Qui t'a tué ? Allez gamin, pour une fois, ne me donne pas du fil à retordre !

Il continue de becter les raisins, le bras tenant la grappe tendu au point que les veines ressortent. À chaque fois qu'il ouvre la bouche, c'est pour cracher des pépins.

C'est pas possible, c'est pas possible...

Qu'il grogne pour lui-même, furieux de cette ultime perte, furieux d'être forcé d'être en deuil, furieux d'être coincé ici (et lui là-bas) et furieux que Lazare n'ait pas écouté les conseils de Bellamy.

Dionysos était habitué à ne pas savoir ; il tenait cette humiliation de son propre père, celui qui l'avait engendré puis l'avait fait immortel, à son image, pour mieux lui offrir une vie longue misérable et ponctuée d'excès.

Alors quand son propre fils le regarde d'un air presque désolé, il ne masque pas sa déception. Certes, sans doute est-elle davantage alimentée par sa propre frustration, celle de son impuissance. Dionysos aimait ses enfants, mais il détestait par dessus tout d'être père. Il n'avait pas des bons souvenirs de comment le sien s'était comporté avec lui ; l'avait finalement chassé ici pour veiller sur des morveux.

Tu voulais qu'on te tue ?!

S'écrit-il d'une voix grave et enrouée par le tabac.

Allons bon, qu'est-ce que tu me racontes encore comme conneries ?

Il scrute son fils et cherche une plaisanterie de mauvais goût. Il se rend bien vite compte derrière l'infime tristesse que cache Lazare derrière ses maladresses. Il ronchonne. Le manque de respect, quand bien même l'a heurté ces dernières années, n'est rien à côté de la mort. Il se rend compte qu'il préfère nettement voir son fils être un bon à rien entêté que de devoir le pleurer et l'enterrer.

Je ne veux pas entendre un mot de plus. Je ne comprends pas les jeunes de cette époque ! Je voulais qu'on me tue...

répète-il en rouspetant.

C'est la première fois que je me sens réellement offensé. Je veux que tu viennes me voir dès que tu réapparais. Tu peux le jurer ? Jure Lazare !

Il tape du poing sur la table et en fait trembler la corbeille de fruits. Dionysos a perdu l'appétit.