Beau temps, temps calme, temps long. Themisto tapote du pied, agacé par le retard de son modèle, agacé par l'idée d'être peut-être sorti pour rien, d'avoir monopolisé le temps précieux de son frère pour rien. C'était toujours le souci avec ces influenceurs mal organisés. Il n'y avait bien que Winnie pour lequel il devrait accepter ce genre de contrat.

Themisto se laisse tomber sur un banc, son matériel à ses pieds, pousse un soupir.

"Désolé, Ethel. C'est gentil d'être venu mais j'ai peur qu'on m'ait posé un lapin." Il consulte son téléphone. Déjà dix minutes de retard et aucune réponse à son dernier message pour le moment. "Je vais quand même encore attendre, on sait jamais. Y'a peut-être des soucis avec le métro. Ou la circulation. Ou peu importe comment se promène le bougre qui nous fait poireauter."

La frustration est d'autant plus grande qu'on n'aurait pu rêver de ciel plus bleu. Il avait même décliné un travail pour sa mère pour ça ; et aussi parce qu'il ne voulait pas abuser de la bonté maternelle.

Il pousse un nouveau soupir, cherche à croiser le regard d'Ethel.

"Je pense pas qu'un monstre se risquerait à venir nous bouloter en public comme ça, non ? Je t'ai peut-être vraiment laissé m'accompagner pour rien. T'as forcément des trucs plus intéressants à faire que me babysitter, surtout après ce qu'il s'est passé récemment."

Même s'il devait l'avouer, c'était agréable de passer un moment avec lui. Peut-être que si son modèle ne se présentait jamais, ils pourraient profiter d'avoir bloqué leur après-midi pour se prendre un café ensemble ou aller voir un film ou peu importe. Juste profiter du fait qu'Ethel s'en était sorti. Themisto n'avait pas envie de s'appesantir sur sa peur, mais il avait eu peur, oui, après les messages de Winnie, d'apprendre qu'un de ses frères ne serait plus jamais de la partie.

Themisto grogne, croise les bras. Rien de grave que ce retard, oui, et rien de bien anormal non plus, mais c'était une question de respect. Et une question de crédibilité, aussi. Il aurait dû faire payer une avance à cet idiot, pour prévenir ce genre de situation, une belle et grosse avance ; sauf qu'il n'aurait su quoi en faire. Il ne sait même pas quoi faire de ce qu'il possède déjà.

Themisto choisit de ne pas y penser. Il dévisage un moment Ethel à la place comme pour jauger sa sincérité, puis lui adresse un sourire. La même idée lui était venue. Ce n'était donc pas qu'un souhait un peu égoïste de sa part.

"Vieux frère, vieux frère, si ça te rassure tu fais pas ton âge," moqua-t-il avec un haussement de sourcil plein de faux jugement. "Tu cours partout et tu nous défends du mal au risque de ta vie, je ne suis pas sûr que ce soit des activités de vieille personne. Plutôt de superhéros."

Il vérifie encore son téléphone. Pas un message. Les gens en retard devraient au moins avoir la décence de prévenir.

"Même si mon idiot de modèle finit par se pointer, on pourra passer par ton appart. Si t'as des choses à porter ou je sais pas, je peux t'aider. Les aînés se doivent d'exploiter les cadets paraît-il."

Il n'en sait pas grand-chose ; il a vécu les dix premières années de sa vie comme fils unique, les dix suivantes collé à Winnie et les cinq dernières à avancer dans la vie comme une méduse portée par les vagues. Parfois, il se demande si Ethel a un peu pitié de lui. Lui, Winnie, ils sont utiles, ils ont des responsabilités. Themisto, lui, attend sur un banc qu'on daigne honorer un engagement passé avec lui.
Il gonfle les joues et soupire, plus vexé qu'il n'accepte de l'admettre à voix haute.

Themisto se force à écouter la voix de la sagesse et envoie un message rapide à son modèle pour lui signifier que le shooting est annulé. Avant de regretter son geste, il range son téléphone au plus profond de sa poche et prend une profonde inspiration ; celle du vaincu qui tente de trouver du réconfort dans sa défaite. Il attrape son sac, le passe à une épaule et réfléchit à l'offre d'Ethel.

"Greenwood. Hmm, ça me parle. Y'a pas un cimetière là-bas ? Dis-le tout de suite si tu veux te débarrasser de moi," plaisante-t-il alors qu'il emboîte déjà le pas de son frère. "C'est parce que je t'ai pas encore payé le café, c'est ça ? Manquement à l'hospitalité ou quelque chose du genre ?"

Ils passent devant des familles bruyantes et agitées venues profiter du soleil. Themisto se demande un instant qu'ils ont l'air de vrais frères, Ethel et lui, aux yeux de tous ces inconnus. Themisto regrette souvent de ne pas avoir connu Ethel tous les jours à la colonie. Il a l'impression de ne pas avoir autant réussi à nouer avec lui qu'avec les autres et se demande parfois si c'est trop tard.

"C'est gentil, tu sais, de me proposer ça, mais on peut aussi passer par un coin qui te plaît à toi. Y'a pas quelque chose que tu veux faire, à part un détour à ton appart ?"

Il n'ose pas avouer qu'il apprécierait en apprendre plus sur lui, en dehors de sa façade de frère attentif. Qu'il est frustré d'à peine connaître les goûts et les intérêts de celui qui comptait leurs petites têtes insolentes les jours de Noël, comme une canne compte ses petits.

Il accélère en attendant sa réponse, pressé de s'éloigner du point de ce rendez-vous raté.

Ethel n'a pas idée du mal que Themisto a pu faire ; "rien" est un mot bien fort et bien loin de la réalité. Themisto a blessé, beaucoup, les autres enfants de son âge avant d'arriver au camp. Themisto a été arrogant et Themisto a abusé de ses dons et tout cela, il n'en est pas fier. Il y a toutefois quelque chose de réconfortant à se dire qu'Ethel au moins n'avait, lui, rien à lui reprocher.

"Un ancêtre comme toi, ça traîne encore en boîte ?" le taquine Themisto. Il sait, bien sûr, par ses autres frères, le genre de vie que mène Ethel, mais ça n'empêche pas de feindre la surprise pour le jeu. "Pas trop dur de se lever le lendemain ? J'ai toujours entendu dire que dépassé la trentaine, le corps ne suit plus."

Il lui adresse un clin d'œil, rit sans méchanceté aucune. Il suit Ethel sans réfléchir, confiant qu'il saura les guider, que ce soit à ce cimetière ou son appartement ou le supermarché le plus proche. Il se laisse porter.

"C'est l'avantage de savoir bien te défendre, j'imagine. Tu sors de l'île quand tu veux." Il haussa les épaules d'un air résigné. "Moi, j'évite. Juste quand le travail le demande et pour faire un coucou à mes parents. J'ai pas franchement le dos ni les nerfs assez solides pour jouer ma vie tous les quatre matins."

Et l'appréhension est d'autant plus grande depuis les récentes frictions. Themisto commence à douter d'avoir eu le courage de maintenir ce shooting avorté, eut-il été seul pour s'y rendre. Si les plus forts des ressortissants de la colonie avaient été mis en difficulté, alors lui, il n'avait aucune chance de résister. C'était sa faute, en soi, de ne pas avoir été plus assidu aux entraînements une fois sorti de la colonie.

Themisto rit, avance le cœur léger, s'amuse de ces petites anecdotes qu'il collecte au fur et à mesure des réponses d'Ethel à ses plaisanteries. Il se demande s'il n'a que des relations éphémères ou s'il côtoye quelqu'un de manière sérieuse récemment, n'ose pas poser la question à haute voix. C'est un peu trop indiscret, ça ne le regarde pas. Themisto ne pose jamais ce genre de questions à aucun des autres enfants de sa mère.

"Je suis toujours partant pour des bagels."

Themisto suit Ethel pour prendre commande, jette son dévolu pour un classique. Alors qu'ils attendent, parce qu'il n'y a personne autour pour s'interroger sur la nature de leur conversation, il poursuit :

"Je ne crois pas être malheureux à Nausikaa, mais je crois pas non plus pouvoir y faire toute ma vie. C'est clairement un endroit sympa où il fait bon vivre, mais je sais pas, ça me semble un peu triste de passer toute sa vie au même endroit, de jamais rien explorer d'autre. Pas que New York offre de la grande aventure," plaisante-t-il.

Il récupère sa commande et l'odeur lui donne faim. Il s'éloigne, donne son premier coup de crocs dans ce repas improvisé.

"Tu as déjà voyagé toi ? Loin, je veux dire ? C'est la même chose partout, ou y'a que dans ce coin de monde que les gens comme nous doivent toujours faire gaffe à qui les regarde avec un peu trop d'attention ?"

Il glisse un regard en coin à Ethel, surveille sa réponse.

Themisto n'avait rien vu venir, Themisto ne comprenait rien.

La confusion le force à lâcher son bagel, son sac, son sourire. Il titube et trébuche d'un pas en arrière. Ses lèvres et ses jambes tremblent alors qu'il percute enfin qu'Ethel a pris sa place et fait face à... à qui fait-il face ? Themisto l'ignore mais la peur s'empare de lui et lui glace le sang. Un monstre. Ethel ne dégainerait les armes que face à un monstre. A rire trop fort, avaient-ils tenté cette chance dont ils disposaient pourtant en grande quantité, eux les fils de Niké ? Un rire nerveux lui échappe. Ethel sort tout juste de l'hôpital. Il ne peut pas y retourner. Pas à cause de lui.

Il entend son ordre mais ignore comment y répondre. Themisto est figé, enraciné dans le macadam, déchiré entre le réflexe sain de la fuite et celui de rappeler à lui les souvenirs de son entraînement et porter secours à Ethel tout en sachant que c'est lui, le professionnel. Themisto ne peut qu'être une gêne. Il n'a même pas d'arme sur lui. Quel demi-dieu est assez sot pour se promener à New York sans arme ? Lui, de toute évidence.

"Je..."

Il souhaite confirmer à Ethel que oui, oui il va appeler des renforts mais les mots se bloquent dans sa bouche comme ses jambes sont bloquée sur ce bout de trottoir. Il tente de se souvenir à quand remonte sa dernière attaque et rien ne lui vient. C'est ça, le problème ; Themisto n'a jamais été de ceux qui fuient la colonie, qui mettent leurs talents à l'épreuve, qui ont le goût du combat dans le sang. Il sort rarement seul, rarement longtemps, a oublié comment garder son calme à force de calme justement.

Il n'a toujours pas esquissé le moindre geste.

Demi-dieu en mousse.

Tout se passe très vite et Themisto peine à lire la situation, à garder les idées claires. Ethel se retrouve juste devant lui, le pousse, le force à courir et Themisto enfin réussit à lever les pieds du sol. Ses jambes avancent en mode automatique, ses pensées trop incohérentes pour être à la source de leur course effreinée. Il n'a aucune idée d'où il se rend. Il n'a aucune idée d'où et quand s'arrêter.

Quand Ethel le lâche et fait face à leur ennemi, il menace de s'arrêter à son tour et se force à continuer sa route, même si tout en lui hurle lâche, faible, traître. Ethel se battait pour lui et lui ne pouvait rien faire pour l'aider. Juste l'abandonner. L'abandonner pour sauver sa peau. Comment expliquer ça à Winnie ? Comment expliquer ça aux proches d'Ethel, s'il... ?

Il s'arrête, assez loin il l'espère, haletant et pâle et tremblant. Son cœur bat trop fort, lui remonte au bord des lèvres. Il cherche frénétiquement son téléphone, se rappelle qu'il doit demander de l'aide à quelqu'un, n'importe qui. Il ne sait plus qui, de fait. Il laisse ses doigts faire parler leur mémoire, ouvre la conversation familiale, écrit sans se relire, sans faire attention, attqe ny ethl en dnger svp vite. Il espère qu'on va le lire. Que quelqu'un prendra les bonnes décisions pour lui, parce qu'il en est incapable.

Themisto espère avoir fait ce qu'il faut, et se retourne, fixe sur ses yeux sur son frère et prie leur mère d'être bonne, d'être juste, de faire briller son don. Il se concentre de toutes ses forces pour souhaiter la victoire d'Ethel, espère que la peur et la distance ne bloqueront pas ses efforts.

Des coups, un cri étouffé sans trop savoir comment ; une main qui prend la sienne, une course à nouveau, le ronron d'un moteur. Themisto continue de serrer son téléphone dans sa main comme un alpiniste à la corde qui assure sa survie, conscient qu'i est en sécurité et pourtant tétanisé par une peur irrationnelle qui le frustre, qui l'enrage. Il a été entraîné. Il a été prévenu. Être confronté à la réalité ne devrait représenter ni un tel choc, ni un tel constat de son inutile. Parce que voilà ce qu'il était : inutile de bout en bout. Incapable. Ethel l'avait protégé mais lui n'avait pas protégé Ethel et ne s'était même pas protégé lui-même, avait échoué à envoyer le plus basique des messages sans faute, ni alarmer le reste de la famille, avait même perdu ses affaires, son matériel, tout. Rien de grave. Et pourtant Themisto continue d'écraser ce fichu téléphone entre ses doigts, les yeux fixés sur rien si ce n'est le plancher du taxi.

"Pardon. Pardon d'avoir été un poids, de... je sais pas. je sais pas ce qui m'a pris de pas bouger. Je sais pas pourquoi je... je comprends pas pourquoi j'ai gardé aucun réflexe, pourquoi j'ai fait aucun sens. Pardon. Je suis désolé."

Les larmes lui montent aux yeux mais il refuse de pleurer. Il est un grand garçon, lui n'a pas été blessé ; pas comme Ethel. Et pourquoi d'ailleurs maltraite-t-il ce téléphone lorsqu'il devrait se concentrer sur Ethel ? Comme un noté qui émerge d'un coup à la surface, Themisto reprend vie ; il lâche son téléphone sur la banquette entre eux, saisit Ethel par l'épaule, l'observe sous toutes les coutures.

"Comment toi tu vas ? Qu'est-ce qu'il t'a fait ? Qu'est-ce que je peux faire ? J'ai tellement servi à rien, et je sais même pas comment te soigner et... et sérieusement, on dirait que j'ai jamais mis un pied à la colonie alors que j'y ai passé dix ans de ma vie. Sérieusement. Je comprends rien."

Et c'est tellement insultant de constater son impuissance à vingt ans bien passés. Il a eu tellement de chance jusque là. Une chance insolente. Et aujourd'hui, sans son frère pour s'interposer et prendre tous les risques, cette chance se serait envolée pour de bon.

Themisto a envie de frapper quelque chose mais ce n'est pas dans son caractère, alors il sert fort l'épaule d'Ethel sans se douter qu'il ajoute peut-être à ses blessures.

Themisto n'a pas le souvenir d'avoir déjà été étreint par Ethel. Pas depuis longtemps. Pas pour une situation comme celle-ci. Themisto n'avait pas franchement prévu de se rapprocher d'Ethel de la sorte, en étant un poids, un gosse à protéger et consoler et tenir par la main comme s'il avait moins de dix ans et toutes les chances du monde de se mettre en danger en avançant trois pas dehors. La frustration continue de se mêler à la fatigue et à l'incompréhension. Le soulagement peine encore à faire surface.

"J'ai dû mal à le croire. Que t'aies pu un jour pas savoir comment réagir face à eux. Pas alors que t'as été un champion."

Sa voix est raque, lasse, un peu tremblante aussi, et il s'en veut de ne pas réussir à mieux cacher qu'il est encore secoué. Il se laisse aller contre Ethel en évitant d'appuyer sur sa blessure ; ce n'est pas la position la plus confortable, et Themisto préférerait pouvoir exprimer son affection et sa reconnaissance avec des mots, mais ils lui manquent. Sa tête lui semble un de ces vieux écrans cathodiques qui grésillent dans le noir. Tout est fouillis.

"Je sais pas ce que j'aurais fait si t'étais pas venu. Si t'avais pas été disponible pour moi aujourd'hui. Je crois que je préfère pas y penser. Alors merci."

C'est un mot bien faible, merci, quand on doit la vie à quelqu'un. C'est un mot qu'il espère suffisant parce qu'il n'en a pas d'autre. Themisto exprime sa gratitude par des gestes et il lui reste encore à réfléchir à comment payer sa dette envers Ethel. Plus tard. Pour l'heure, Ethel a besoin de soins, et lui a besoin... il ne sait pas encore ce dont il a besoin.

Il ferme les yeux, dit merci encore une fois, moins fort, et prie de rentrer vite.

Il refuse de se demander combien de temps l'île continuera de les maintenir en sécurité.