aujourd’hui Lazare déteste
les décors blancs sur blanc, parfumés aseptiques, cette odeur de malade qui pesait de partout - en horreur tout de suite quand bien même le grand âge, vingt-cinq ans révolus ressentis comme à quinze - aujourd’hui la clinique abhorrée pire encore ;
encore une fois pour t'y voir.

il déteste aujourd’hui et pourtant il est là, au-devant de ta porte, se permet la venue quasiment comme à quinze - quinze printemps souviens-toi s’invitaient sans frapper - aujourd’hui font l’effort de toquer en amont. il entre, alors, et referme après lui. se contente de t’y voir dans un premier temps calme, statique et taiseux, le dos contre la porte. il conscientise à peine que tu l’y vois aussi, lui détailles ses allures apprêtées mais battues - à sa joue l’ecchymose fait la taille d’un poing, et les plaies de la veille sommeillent sous sa chemise - tout son corps douloureux lorsqu’il te sourit vague. presqu’une grimace, en fait, parce que ton repas le dégoûte mais ta réplique le déride ; tu le penses sincèrement ? en bonne forme selon toi - je ne te dis pas toi aussi, tu comprends - ce serait te mentir.

il se tait, te laisse dire - médire sa ville à nouveau - ah, sans parler de ses monstres, est-ce que tu l’as déjà été, même ? à l’aise quant à New York. enfin, peu importe. l’énergie lui manque trop pour lancer le débat - à cela s’ajoutait l’air ambiant de la pièce, l’atmosphère de ta chambre simili-chloroforme - il ne te dément pas, te contemple en silence évoquer les malheurs. aujourd’hui, tu détesterais tout autant s’il n’y était pas en vie.

moi aussi. je ne te le dis pas, tu comprends -
ce serait te dire vrai.

à la place il s’écarte finalement des accès, et alors quoi, comme à quinze ans tu constates qu’il se déplace à sa guise, s’en va trainer l’unique chaise qui trônait dans un coin - la replace au chevet, s’y assoit nonchalant - alors quoi, j’aurais dû balancer l’info’ et c’est tout ? dire à qui veut d’aller jeter un œil du côté de l’Archéron - sait-on jamais - et puis rester sage chez moi. alangui d’où il est Lazare te toise sans ciller, deux, trois secondes impassibles. croise une jambe dessus l’autre, la posture des oisifs. imagine si j’avais fait ça, et que quelqu’un était mort, imagine qui tu veux - fabule-toi, pourquoi pas - tu crois que je m’en serais remis ? tu te crois seul martyr.
et même si tout le monde s’en était sorti,
sans lui survivant avec - avoue-le, va -
tu m’aurais trouvé lâche.

aujourd’hui comme hier quoi que je fasse au fond tu n’es jamais satisfait, et malgré tous tes dires je ne te déteste pas. pire encore. je sais qu’on ne dirait pas mais tu sais : je t'adore discrètement ;
tant pis si tu l'ignores. moi, j'ignore comment te dire mieux.

il te contemple alors avec un œil inerte, plein d’une résilience qui ne veut pas se battre. sur sa chaise comme au banc des innocents coupables : ici-présents quand bien même ils n’avaient trop rien fait, tué personne, jamais fauté mais parce qu’ils étaient là au très mauvais moment et qu’ils ont mis les mains dans le sang de quelqu’un, peut-être leur avait-on vu quelques crimes pendables ; peut-être que tu l’y vois comme un irrattrapable et, te supposant cela, lui ne voit pas le but. à quoi bon la défense ? si tu l’aimes en prison il ira volontiers, assassin suicidaire, choisis-lui son méfait ; c’est- tout sauf une infraction de jouer les fuyards ? sincèrement Bellamy, tu aurais préféré ? il se ressent troublé, a du mal à te croire. pire encore au courage que tu dis lui connaître. après tes mots, les siens lui manquent. aussi les souffles.

il inspire, et c’est comme si son air s’arrêtait à son cœur parce qu’il y avait là une espèce de faille, étoilée à l’instant. l’oxygène y filait. il voudrait se lever et s’ouvrir la fenêtre, mettre ses joues au dehors qu’elles s’éteignent sous le vent. reste assis au lieu de ça, la tête penchée de côté et ses yeux sobrement fermés tandis qu’il balaye d’un geste - du poignet, quasi-prince - ta réplique comme chassée tant elle lui est gênante, arrête, va, je vais finir par rougir. comme si ce n’était pas fait, déjà.

ça vaut mieux tu comprends qu’elle te demeure intacte - ton image de dynaste, rabat-joie et drastique - ton allure impigeable car ainsi c’est plus simple. en frère intransigeant tu parais plus solide, moins facilement brisable. tu te montrerais tendre qu’il aurait peur pour toi.

enfin, il t’observe à nouveau - fait semblant d’être aveugle - je ne sais pas quoi te dire. tu veux que je me planque et d'accord, ce n'est pas être un lâche que de se mettre à l'abri, si tu le dis - mais je ne veux pas. et même je ne peux pas. quand tu parles de New York on dirait son caprice seulement tu te dois saisir qu’il y vit sérieusement, fleuri d’excès mais fondé, j’aurais tout autant d’ennuis si je laissais tout en plan, tu vois. marque une pause. te sourit - sans la moindre insolence au fond il te sourit comme on fait aux gentils qui s’inquiètent, beaucoup pour très peu - et puis je ne suis pas seul au monde, là-bas, je suis bien entouré. pour de vrai. alors, pour une fois détend-toi.

tu sais pour vos défauts et vos désharmonies, vos humeurs de concert qui parfois font discorde - presqu’une cacophonie - mais savais-tu, Bellamy ? que parmi ses adelphes tu demeures le seul dont il ne révèle pas la parenté partielle.
lorsqu’il est à New York et que tu lui écris, qu’il y a du monde autour tandis qu’il te répond, et qu’on demande, qui c’est ? systématique il soupire, précise c’est mon frangin - sans demi ni moitié - sans même te baptiser car ils te connaissent bien. tu sais ses beaux amis ils te savent quelque part - à des lieux indécis, dans un pays lointain - ils te savent également quelques vérités sages : ton prénom tout d’abord, deux trois couleurs ensuite, l’ébène à tes cheveux et le bleu de ton œil ; ils avaient relevé la toute première fois, d’ailleurs : n’a-t-il pas le regard dans les mêmes tons que toi ? les prunelles d’un vert-d’eau identique à Lazare. ça l’avait amusé de leur dire pas du tout - de justifier l’écart comme on fait les drôleries - pas du tout, donc, j’ai des yeux de lagunes et lui coloris ciel ; c’est pour ça qu’on s’oppose mais qu’on s’aime tout de même ! (il croit)

tu ne t’imagines pas à quel point tu le suis, lui pèses, comme un poids sur son cœur à la fois plume et plomb. encore pire aujourd’hui ; tu l’attristes et l’apaises à confirmer, enfin, qu’il n’est pas un menteur mais un conteur sincère lorsqu’il confie aux gens : j’ai un frère plus âgé, l’on s’adore curieusement.

c’est un peu misérable de se l’admettre ici, maintenant, dans le temple des maux et des soins assortis. peut-être à d’autres services - celui des chirurgies, par exemple - peut-être sur une table sous des lumières blanches aurait-on mieux fait d’entrouvrir les cœurs ; c’aurait été plus fiable, moins risqué qu’à ta chambre ;

il s’y sent vulnérable une fraction de seconde
manque de ciller visible mais il inspire avant -
à la suite il expire, le souffle quasi rieur ;

ah… tu devrais la frôler plus souvent, la mort - s’il n’y a qu’elle pour délier ta langue. et lui n’a pas la terreur de te regarder en face au moment de t’offrir des échos très sincères, je t’aime aussi, tu sais. ce n’est pas une question ; tu sais catégorique. sinon je ne m’embêterais pas à me prendre la tête avec toi, à n’en faire qu’à la sienne quand bien même tu rabâches - de mener la vie sage, surtout pas si lointaine - pourquoi tu crois que tu m’agaces ? aussi fort et fréquent ; tu m’agaces parce que je t’aime mais que je te vois croire que tout va dans un sens, encore et encore, que tout doit émaner de toi vers les autres, et pas l’inverse. tu ne cherches jamais la réciprocité tant que t’aimer est injuste, un deal quasi-risible - la preuve : il ricane vaguement - tu rends dingue à force, tu sais ? il te demande pour de vrai, cette fois ; est-ce que tu sais seulement ? il ne m’arrivera rien, là, et ça me fait plaisir de t’entendre me dire rentre chez toi - j’avais besoin que tu me le dises, avec tes mots maladroits, certes, mais reste là-bas lui convient - sauf qu’il faut que tu saches : ça ne me fait pas plaisir et ça ne me le fera jamais, de t’entendre me dire que tout ce que tu veux, c’est jouer les martyrs. il te fixe toujours mais ne te sourit plus, sa risette en vestiges atterrés à ses lèvres - elles tiquent, et le rictus est triste - te saigner pour autrui c’est tout ce que tu veux et ça va te tuer, un jour,
car être un martyr c’est mourir ; un jour,
tu vas nous rendre malheureux.

tu vas me rendre malheureux
reste en travers sa gorge.

c’est d’autant plus navrant que nous soyons plusieurs, à te vouloir en vie - à déplorer ta perte en un chœur inquiété - à mille voix en canon, même, tu n’écouterais pas.

Lazare ne dit trop rien, ni là
ni lors des mots d’adultes - à ceux-ci se détourne un instant aux fenêtres - sur cour, il jette un regard gris vaguement dépoli. vous n’étiez qu’à midi mais il se sent le soir, presqu’aux tombées du jour : à ces heures de la nuit suivant l’après-dîner, où les familles revêches se révèlent enfin ; des confessions discrètes, entre deux vins très tard. quasi-trop.

quand même il se redresse, te contemple à nouveau, et qu’est-ce que tu t’es juré de faire déjà ? ah, laisse-moi deviner… éradiquer la menace ? supposé l’air paisible.

peu importe le nom de celui que tu chasses ; lui s’en moque royal, s’affale dessus sa chaise comme un sultan lassé - par le même refrain, répété sans arrêt - tu livres des guerres vieilles de plusieurs millénaires, te le rappelle-t-il sage, sans animosité, des guerres qui ne te concernent pas, au fond - tu sais, toi ? pourquoi on lutte encore contre les monstres des mythes ? on n’y pense plus à force ! ah… peut-être qu’à tant jouer les aînés, tu ne sais plus ta jeunesse ;

souviens-toi Bellamy ! on débarque sur l'île âgé de quoi ? dix, onze, douze ans ? pas plus grand que ça pour la plupart - et à peine arrivé l’on écoute des histoires, terrifiantes, avec des hydres, des chimères, des horreurs en tout genre - et puis l’on se retrouve une épée à la main, soudain, et l’on entend des Dieux nous dire “bats-toi maintenant !” il imite amusé mais le cœur n’y est pas ;
son cœur dessous ses côtes dégouline de mépris - essoré en silence, lui froisse ses traits légers - franchement, dans quel monde on fait ça ? former un tas de gamins à manier les armes…

tu parles d’accomplissement, mais l’enfance prise en compte il ne peut pas souscrire - boire de tes belles paroles sans grimacer un peu - on ne s’accomplit pas sous des cieux tyrans. et d’accord - d’accord - peut-être qu’ils mangeraient volontiers de toi ou de moi tous ces monstres. sûrement même ; mais pourquoi, tu crois ? tu te crois les vexer en existant non loin ? tu la crois entre vous, la première chamaillerie ? tu te trompes, gentiment, c’est à nos pères, à nos mères : au Panthéon qu’ils en veulent. et tu vois, tu dis je ne peux pas, je ne crois pas - je ceci, je cela - tu crois te battre pour ton honneur ou que sais-je, un truc qui te tient à cœur mais c’est faux. c’est juste faux.

tu dis le sens de ma vie mais elle n’est pas entièrement tienne - tout comme la mienne, aussi, m’appartient à demi - l’autre moitié tu sais, très bien à qui l’on offre ; de la même manière qu’on cédait une partie de nos repas nantis à l’autel des idoles :
en mourant héroïque, l’on se donne de soi.

tu te bats à cause de querelles entre nos parents et des bêtes. alors c’est juste faux quand tu t’exprimes ainsi, à ton nom soi-disant. et encore, s’ils étaient de bons parents…
ce serait admirable, qui sait. mais même pas !
même pas. c’est ça, le pire…

pour ça qu’elle me dépite, ta malédiction.
elle n’a jamais été à toi. elle ne le sera jamais.

elle est aux célicoles qui ne méritent aucun de vous.

il pense à cet instant qu’il vous aimerait adverses, opposés véritables - de vrais frères ennemis plutôt qu’à demi-voués - ah si seulement Lazare s’y était pris plus tôt ! à temps et comme il faut pour te détester fort ; il aurait l’air alors incurieux voire ravi, de te voir alité te tuant à la tâche, aurait-il peut-être rit puis haussé les épaules après tes beaux discours d’altruiste éperdu ;
se moquerait surtout de ton sacerdoce !
ta destinée terrible au nom de toutes les autres.

mais il t’apprécie tant que c’est bien fait pour lui, la tristesse et la peur, l’impression d’impuissance ; tu dis depuis tes draps te battre d’une même humeur, amère à l’identique, vos cœurs au diapason et te l’entendre dire lui empire l’injustice. également les affects : sa tendresse envers toi se tuméfie, soudain, comme s’il avait pris tes mots façon d’un coup, ses dilections pulsant comme le sang dans les bleus ;
ça le touche, presque le blesse, de vous savoir d’accord
sur tellement - quasi-tout - et de vous voir, quand même,
emprunter des sentiers irréconciliables.

il voudrait te dire non, toi viens - là sur mon chemin propre, celui trop indolent - au diable ton honneur ! au diable ton devoir ! viens conserver la vie pour des lustres, qui sait ;
ça ne te tente pas ? de vieillir avec moi ;

mais il t’apprécie tant que c’est bien fait pour lui
et qu’il n’a qu’à se taire s’il ne veut rien gâcher.

sa mine est contrariée lorsqu’il te cède enfin, se résout à venir discrètement vaincu ; malgré tout te murmure, à peine assis plus près, mais c’est pas obligé - que ce soit toi - pris dans tes bras il répète, pianissimo feutré, c’est vraiment pas obligé… s’étouffe les maux restants ; (bien sûr que si tu peux - t’arrêter, quand tu veux - sortons du jeu ensemble ! tant pis pour autrui - notre peuple comme tu dis - soyons deux égoïstes, s’il te plaît) ; sagement muselé par tes ombres accueillantes. il inspire ton parfum, troublé par l’ambiant - celui de la clinique senteur désinfectant - inspire, encore, pour s’en imprégner mieux ;
la pointe de nicotine lui pique un peu les yeux. pas le chagrin -
(si, un peu aussi) - si tu meurs bêtement, je te détesterai.
j’y arriverai, je crois. crois-moi.

d’ici là il t’étreint un temps comme en suspens,
au suivant te lâchera pour s’en aller bientôt ;

il ne le dira pas - mais il l’aura pensé -
et si j’accepte tes chaînes, ma liberté
tu la prends ? ah oublie, oublie ;

nous verrons dans trois mois.