tu observes la table, elle s’échappe en cuisine. toi tu ne penses pas trop, ton regard silencieux guette la sortie de cuisine. il n’y a rien qui mérite que tu cogites, pas une seule interrogation à laquelle tu ne saurais répondre le plus naturellement du monde dans l'immédiat.

heidi elle, elle paraît préoccupée, mais ce n’est rien qui t’inquiète — elle se questionne tout le temps, quand elle ne questionne pas les autres. elle occupe gracieusement le vide que ta certitude sait imposer à ton esprit, et voilà qu’elle le prouve encore,

avec une question.

ton regard décortique les éléments de l’assiette, tes oreilles entendent comme elle enveloppe sa pensée ; alors tu lèves la tête. tu n’aimes pas les questions enrobées.

« quoi, tu ne veux pas ? » remarques-tu simplement sans faire semblant d’attendre la réponse. tu picores déjà ton assiette, le visage presque heureux. « on se connait depuis si longtemps, et on s’entend bien. tu as quelqu’un d’autre de mieux en tête ? » tu veux lui faire croire qu’un mariage sans amour c’est sain. « en plus ta cuisine est divine. » tu lui souris ; c’est tout ce que tu peux laisser trainer sur la table en guise de je t’aime. « on n’est plus tout jeune heidi. tu es toujours gentille avec moi, non ? je sais que je te préoccupe. et moi j’aime bien ta compagnie. alors quoi ? »

ah voilà ; heidi n’a plus de question. tu avales ce qui traine dans ta bouche, lui lègue un peu de ton attention. elle a la peine qui déborde de son regard ; déjà qu’il est toujours triste, son regard.

tu ne veux pas la voir s’effondrer. tu n’as pas de plaisir à la tuer, pas d’amusement à la garder captive, tu crois juste qu’une promesse actée ça ne tue pas. alors pourquoi elle a l’air d’en mourir ?

elle se lève, quitte ta scène. le moindre mot que tu peux cracher lui éclate le coeur, ça ne fait aucun doute. tu soupires — tu n’essayes pas d’être discret.

« heidi… »

quel gâchis. un si bon repas. tu n’es pas content de devoir le laisser refroidir, mais tu te lèves pour rejoindre celle que tu considères comme ta meilleure amie (mais qui te penses bourreau).

« pourquoi tu pleures ? » tu t’approches, prédateur sur sa proie. ta chose fragile s'émiette sous tes yeux et tu ne veux pas ramasser ses poussières. heidi doit rester entière, heidi doit rester. « t’as pas envie. » mais ça ne doit pas l’empêcher de faire ce dont toi tu as envie. tu enveloppes son corps que tu trouves frêle contre le tiens — peut-être n’aime-t-elle pas que tu la touches mais il ne sera jamais question de ce qu’elle aime. tu la tiens, la maintient même, pour ne pas en perdre un morceau, tu essayes, tu penses, de lui prouver que la cage n’est pas inconfortable. « c’est juste un mariage. tu n’as rien à faire. c’est toi qui veux toujours aider les gens alors pourquoi tu ne veux pas m’aider cette fois ? c’est un petit service de rien du tout. » ton menton sur son épaule, tu gardes le regard droit. il faut qu’elle cesse d’être triste ; vite. le repas refroidis. « tu es toujours trop intense tu sais ? »

tu l’entends, sans vouloir l’écouter. il y a dans la voix d’heidi quelque chose, un brin trop fragile, pour que tu puisses y trouver la moindre mélodie. elle incarne la plainte polie, courtoise, le désarroi mesuré, la peine légitime, la tristesse expliquée. tout ce que tu ne sauras jamais expliquer par tes mots — heidi l’exprime en un souffle.

« tu n’y mets pas du tien... »

il faut qu’elle s’accapare, oui, voilà ! qu’elle dérobe, respectueusement, tout le chagrin de la terre, et tu n’as plus rien, pour disculper ta fourberie ! tu la délaisses, retourne à table, le pas lourd, lent, désintéressé. ça ne peut piquer ton intérêt quand elle évoque les autres ; tu n’as plus l’envie de consoler, heidi de toute façon porte le cafard comme vertue et les dieux semblent s’en réjouir.

« à quoi bon suivre le chemin des gens, heidi. tu ne m’aimeras jamais comme un amant, et je ne te veux pas pour femme. je veux juste une femme… » tu reprends ta fourchette, dîne seul avec ses maux qui parasitent l’ambiance. « je parle d’un contrat et tu t’imagines déjà enchaîné à moi ! tu es bien la seule sur cette terre qui pourrait témoigner de ma bonté, mais écoute toi donc, à me faire passer pour un monstre ! moi je tuerai pour toi, si tu me le demande, et toi tu ne veux pas d’un petit mariage. c’est dingue cette obstination à vouloir me mettre des bâtons dans les roues, tous. je commence à croire que je n’existe que pour être le soufre douleur de la nation. les dieux doivent bien se moquer. putain, hébé. si je t’attrape. » tu souffles, secoue la tête : ô si tu l’attrape. « viens manger heidi s’il te plaît, aller. » pas assez rapide pour toi, il aurait fallu qu’elle apparaisse sur sa chaise à la seconde où tu l’appelles, alors instantanement tu t’écris : « HEIDI. à table. j’ai déjà pensé à tout alors installe toi que je t’explique, et arrête de pleurer. ça m'énerve. »

tu es crispé par l’impatience et la colère mais rien d’impossible à étouffer dans l'œuf. hormi la condescendance. tu roules des yeux — ce n’est pas contre elle mais être repris t'horripile. ça laisse un goût amer d’enfance atrophiée, de coups dans la tête, d’abandon parental, et d’autres espèces de stupides leçons. un goût de mort.

elle marchande sa docilité et tu pourrais la tuer pour ça. tu crois que l’absence de toute hostilité suffirait à lui prouver ta bienveillance magnanime mais ça doit être mystique ! avoir aussi peur de toi alors que tu ne lèves pas le petit doigt, serait-ce ton regard qui la tue ? ou bien la fille d’hestia peut-elle entendre tes immondes pensées ? tu crèverais de comprendre ce qui peut bien provoquer cette vigilance, mais comment le faire toi qui ne sait te préoccuper que de… toi.

« je ne crie plus. s’il te plaît assieds toi… » un soupire de plus (il aurait été drôle de les compter pour la soirée), tu pointes son assiette du doigt avant de reprendre. « je veux juste qu’on me sache marié. quelques semaines, quelques mois ; je le ferai annuler par la suite, pourquoi ça t’inquiète tant ? je t’ai déjà fait mal, heidi ? je ressasse tout ce qu’on a vécu et je ne vois qu’une femme agréable qui rendrait service à son ami un peu… torturé. » tu hausses des épaules. « c’est dingue d’être aussi mal pour un mariage. Jared n’était pas si terrible comme époux. »

c’est vieux comme souvenir mais ca existe encore dans ta mémoire — avec les images que tu lui autorises, les faits qui te plaisent.