les beaux discours savent mouvoir les foules, et álvaro avait toujours été beau parleur - lequel de ces faits s’était imposé en premier chez lui ? la question ne se posait plus, n’avait de toute façon jamais vraiment eu de réponse tant il avait appris rapidement à se nourrir des attentions : le fait étant qu’il se plaçait très facilement au centre des auditoires, et que ce soir-là n'y faisait pas exception.

la soirée bat son plein - on fête bientôt la nouvelle année ! une nuit de décembre comme une autre, les températures n’y épargnent personne - mais l’alcool réchauffe les corps, et les gaietés réchauffent les cœurs ; ainsi, ils s’étaient retrouvés, avec un petit groupe de presque inconnus, assis dans le jardin de la grande maison qui avait accueilli les festivités, à parler sous les étoiles, menés par celui qui portait ici les qualités les plus astrales. álvaro parle, et on l’écoute. et puis on rit, à ses côtés ! puisqu’il se donne si bien en spectacle, qu’il dirige tacitement l’orchestre du bout des doigts, forme un ensemble sonore des joies les plus tendres.

simple proposition : jouons aux cartes ! il a ramené un paquet dans la poche de son pull, le montre tout content à son audience provisoire. plusieurs acceptent immédiatement - puisqu’il a déjà toute l’attention, il semblerait presque étrange de refuser. álvaro, lui, sait de toute façon qu’il gagnera - il profite du manque de proximité du groupe qui l’entoure pour se permettre de s’amuser un peu : ceux qui le connaissent mieux lui refusent toujours, ou n’acceptent en tout cas pas avec tant d’entrain, le sort étant sans la présence de ses adelphes les plus chanceux déjà décidé d’avance. alors, bien heureux, il bat les cartes - bien assez habile pour le faire sans y prêter attention, son regard se perd.

leïla.

elle se tient là, légèrement à l'écart, et álvaro n’a jamais compris, pourquoi elle se tenait si loin de lui. elle ne l’aime pas, il en est sûr, et par réflèxe stupide, il se voit bien obligé de retourner l’animosité, sous sa forme la plus passive cependant. il n’a, fondamentalement, jamais rien eu contre sa personne, ne la connaît à vrai dire même pas, mais l’antipathie lui laisse toujours ce goût acerbe qu’il rejette religieusement, fait cracher les venins. peu à peu, on accumule sans raison les colères inertes - on ne se doute pas qu’elles commencent à peser trop. alcoolisé, tout lui paraît bien léger : fatalement, il cherche la connexion qu’on lui a, à son goût, trop longtemps refusée.

"HEY, LEÏLA ! tu boudes ?"

il rabat le paquet de cartes dans une de ses mains pour lui faire signe de s’approcher plus près, avec un grand sourire idiot. inconscient du ton presque présomptueux de sa remarque, il pense bien faire, s’imagine que les tensions ne méritent pas qu’on ne profite pas de la fête, de la foule - qu’aussi bien puisse-t-il se placer au centre, estime l’importance des globalités. que dans le tout humain provisoire qu’ils forment ce soir, elle trouverait certainement son centre à elle - simplement, il se fait maître de tout.

"viens jouer avec nous ! tu vas voir, on va rigoler.”

”bah-” une onomatopée, et il se fait couper immédiatement par l’alcool qui vient asperger ses yeux, brûle vite sa rétine. surpris, la prise de ses mains se relâchent, et les cartes qu’il tenait alors bien serrées viennent s’éparpiller sur le sol, marquant de leur désordre le début d’un chaos affolant. les paroles de leïla suffisent bien vite à faire tourner ses nerfs, à peine a-t-il le temps d’essuyer ses yeux qu’il voit déjà rouge - il aurait pu en prendre pour des compliments, pourtant ! lui qui se cherche parfait, ne trouve dans la perfection accusée qu’immondices certaines - ne sera-t-il jamais assez pour qu'elle puisse le regarder correctement ? il a au moins l'occasion d'en être certain.

lui aussi se lève d’un bond, retire au passage le pull trempé alourdi par la teneur en alcool - essuie encore son visage avec une des manches épargnées par le liquide, avant de le laisser tomber par terre. pas assez malin, il n’a pas mis plus qu’un t-shirt dessous - le froid de décembre lui attaque les bras, mais il l’ignore bien vite tant son sang a chauffé.

leurs regards se croisent, les sourcils se froncent, et aussitôt,

c’est la porte ouverte !

”MAIS CA VA PAS LA TÊTE ? C’EST QUOI TON PROBLÈME ?”

il voit le verre qu’on agite comme appât, et ses ferveurs ne sont jamais contenues - l’alcool qu’il a bu, qui le recouvre et prend tout ses sens, n’est pas pour agir médiateur. sans une seule once de logique, il l’arrache d’un geste, le balance au sol d’une colère stupéfaite, stupéfiante - on entend des exclamations, des cris, mais il les recouvre dans son esprit étriqué du bruit du verre qui s’éclate à ses pieds, trop proche pour en attaquer un autre, assez pour qu’il puisse en sentir les fragments.

”c’est bon, j’ai compris que tu pouvais pas me voir, j’voulais juste être sympa, j’pensais pas que tu m’détestais à ce point, PUTAIN.” la vulgarité est appuyée - on aurait presque pu penser qu’il avait cherché à se calmer, mais celle-là se place en marque de ses excès soudains.

et puisqu’il ne s’arrête pas, qu’il en rajoute toujours, que le moteur a démarré au quart de tour et qu’il n’est pas prêt de s’éteindre, il vrombit de plus belle. conscient de sa force, il n’ose pas porter de coup, mais dans les profusions physiques, il ne se contient pas non plus - sa main vient attraper le col de leïla, tire violemment dessus. elle n’a pas, à son bras, de poids plus lourd que celui de ses paroles.

”T’EN AVAIS MARRE DE PARLER DANS MON DOS, HEIN ? BAH VAS-Y, J'SUIS LÀ !" d’un coup rapide, il la soulève pour la placer à la hauteur de son visage à lui, gueule à ses oreilles, d’un peu trop près - mégaphone la haine brute qu’on lui a envoyée, la place sans retenue en position accusée. les yeux de ceux qui sont restés sont posés sur eux, il n’y fait plus attention - le taureau ne dévisage que le drapeau rouge. ”DIS MOI TOUT, JE T'ÉCOUTE !”

”NON,” ”NON” puis encore ”NON” : álvaro ne sait plus vraiment à quoi il répond - non, j’te lâcherais pas, non, j’suis pas malade… c’était quoi, la suite, déjà ? il se voit simplement obligé de lui répondre comme il a appris à l’exécrer : bêtement, sans raison autre que celle de lui retourner la pareille - et ici, c’est le volume qu’il retourne sans rechigner. ”MAIS PUTAIN, CALME TOI, J’VAIS TE-”

le coup vient l'arrêter net, et il lâche une exclamation sous le choc, lâche sa prise après quelques efforts pour la garder nette. putain, c'est pas passé loin. on l'a habitué aux attaques, mais il admettra que celle-là, dans sa violence sournoise, n'ayant rien des dignités des combats auxquels il se porte, impressionne vite. par réflexe, il a placé sa main à l'impact, vérifie quand même que tout va bien, avant de retourner en serrant les dents aux affaires plus importantes que celles des maux du corps.

"mais t'es FOLLE ?" ironie de celui qui n'agit pas sainement non plus.

son visage se redresse d'un mouvement sec, il vient croiser ses yeux.

”leïla.”

quelques secondes, il s’arrête - marque son nom comme une pause, ne le crie même pas, l'expire, comme pour retenir les retours d'agression. pourtant, il est évident dans son regard nerveux que rien n’est suffisant.

il la surplombe assez pour voir bien derrière elle - à plusieurs dizaines de mètres dans son dos s'étend la plage qui entoure la propriété. lui viennent les idées les plus absurdes, et ivre, il les accepte volontiers, presque avec un sourire, fier de sa bétise. à peine lui laisse-t-il le temps de reprendre encore sa place qu'il charge ! la tête baissée, d'un grand geste de bras, il vient entourer sa taille pour la soulever et la faire basculer sur son épaule - il charge, il court, et ne la lâche pas. vitesse accrue, un peu moins par le poids, un peu trop par la désinhibition, il court sans s'arrêter, ignore toute réaction, comme une bête, hurle au vent maritime qui l'attend à l'arrivée, hurle dans les tympans de celle qu'il va faire valser. ses pieds finissent par s'écraser sur le sable, puis sur l'écume - personne n'a osé, n'a pu le suivre, il se tient seul sur le rivage et personne n'est là pour l'empêcher.

un dernier cri : il la balance à l'eau, poupée de chiffon colorée ! trop lancé déjà, il ne s'est arrêté que trop tard, s'est enfoncé dans le sable mouillé : les vagues atteignent ses mollets - ce n'est pas le gel qui arrêtera ses flammes, feront juste plus de fumée. son torse se bombe des respirations lourdes, de l'effort enragé, mais álvaro se tient droit, haut face à celle qu'il a jeté au plus bas - espérant au fond, malgré la violence bête de son geste, sa chute assez amortie par les flots.

"C'EST BON LÀ, T'ES CALMÉE ? BLA, BLA, BLA, MONSIEUR PARFAIT, MONSIEUR CI, MONSIEUR CA, T'AS PAS BIENTÔT FINI ? C'EST PAS MOI LE PROBLÈME LÀ, J'VEUX BIEN FAIRE DE L'EFFET MAIS QU'TU PENSES AUTANT ET AUSSI BIEN À MOI C'EST TON AFFAIRE, MA BELLE !" les mots s'enchaînent, et lui-même ne les cerne même plus dans les fracas de son volume, les couvrent de grands gestes. par la manière dont il met de l'orage dans les bruits inconséquents, on pourrait presque le croire fils du ciel. "JE PARLE COMME JE VEUX TU M'ENTENDS ? JE SAIS QUE TU VEUX PAS ME VOIR, QUE T'ES MÊME PAS CAPABLE DE ME TOLÉRER DEUX SECONDES ! MAIS POUR LES AUTRES ? POUR WINNIE ? BAH MOI J'FAIS DES EFFORTS ! MAIS C'EST RATÉ, ALORS, TU VAS M'ENTENDRE, MAINTENANT ! C'EST BON ? ELLES VONT BIEN, TES OREILLES ? TU M'ENTENDS, LEÏLA, PUTAIN ?"

une grande respiration, et soudain, interrompu dans ses torrents, il la voit, là, dans l'eau, et la fixe silencieusement quelques secondes, inspire, expire, inspire, expire, défait les expressions de son visage. la figure désacralisée, aux allures roses incendiaires, aux oxymores du bleu glacé dans lequel on l'a fait baigner, provoque en lui un rire hurlant qui éclate sans prévenir. il tonne dans ses railleries, tout aussi fort qu'il a crié, et les éclats prennent tout son corps, rendent l'équilibre précaire - il suffit qu'il vascille ! et les vagues prennent ses pieds - sous les regards désormais bien lointains du public de la fête, álvaro rejoint à son tour l'océan : chute accidentelle, mais aussi spectaculaire que dans ses volontés.

il y a cette chose cathartique à baigner entier dans les écumes. la fraîcheur de l'eau salée semble presque bénite à l'apothéose de leurs afflictions - lave les corps trop honnêtes des extrêmes températures qu'ils incarnent. dans sa chute, le rire n’a pas faibli, et l’eau s’est engouffrée dans sa poitrine. pour l’évacuer, il a toussé, geste dramatique, mais le silence n’est pas resté longtemps - emporté par leïla, álvaro rit de plus belle. sa respiration, entrecoupée, semble presque plus complexe à maintenir désormais que lorsque sa gorge était emplie de sel !

"t'as compris, hein ?" il peine à placer ses mots tant le rire est sonore, ne se contient pas. "parce que…" il rit, rit encore ! "parce que- putain !" et les colères s'effacent, dans leur stupidité apparente.

l'image est absurde ! mais n'est-elle pas comme celle qu'ils avaient eu l'habitude de projeter déjà, dans leurs ignorances antipathiques ? celle-ci a au moins le mérite d'être directe : on n'ignore pas les agents du chaos, dans leurs apparences les plus désordonnées.

il faut un peu de temps à álvaro pour qu'il puisse finir par se calmer, se redresser véritablement - il essuie des larmes d'hilarité, sent le sel piquer ses yeux, et l'alcool a déjà suffit à sa rétine ! pourtant, assis à moitié encore dans l'océan, il lave le reste de son corps tout habillé de l'eau glacée, la passe sur son visage, dans ses cheveux, se recoiffe vaguement au passage.

"comment ça, d'la chance ? que tu m'agresses ? je sais pas si j'appellerais ça de la chance, eh." mais ça n'est pas un reproche, c'est amusé désormais qu'il répond - les éclats des vagues ont formé ceux de ses rires, et quand ils viennent caresser sa peau encore trop vive, il ne peut s'empêcher de sourire un peu. "j'voulais pas… te blesser. je t'ai pas fait mal, hein ?" les excuses ne sont pas acquises, mais elles se forment doucement au creux de sa gorge, prennent des formes autres : celle de la distance qu'il traverse, lui tendant le bras pour la hisser hors de l'eau, ou plus près du rivage en tout cas - il lui semble, dans l'ignorance des conséquences plus lointaines de ses actions, que rester assis juste là encore un peu lui conviendrait mieux que d'avoir à affronter les regards qui les attendent plus loin. ils ont un poids qu'il ne peut plus, après ses écarts, porter sereinement.

ici, il n'y a que leïla, et son regard à elle, qui lui a longtemps paru bien plus lourd, est au moins couvert des mêmes séquelles que le sien - et si il ne connaît que les masques qu’elle lui porte, il lui a semblé, dans la synchronicité de leurs joies irascibles, comprendre un peu.

le bruit des vagues, puis un sourire - celui-là même qu'elle a critiqué à haute voix : tant pis pour l'ironie, il n'a au moins plus ici le côté superficiel qui plaît tant aux spectateurs ; celui-ci a disparu dans les violences honnêtes.

"à croire que j'suis pas si parfait que ça. au moins, tu sais."