[Danaé - appartements d'Alastor]

Les souterrains de la Terre sentent toujours le soufre ; l’odeur de la ruine s’accroche aux murs de la gloire qu’elle ronge, de Sodome à Pompéi, empereurs et rufians, saignent du même sang dans la poussière des fondations écroulées.
Tu devrais, depuis tout ce temps, t’y être habitué, au miel et à la cendre qui se mêlent dans ta bouche, aux cris tout proches de la catastrophe qui ne t’a jamais sauvé. Éternel rescapé du Déluge, et bien contre ton gré ! tu aurais voulu mourir sur les barricades plutôt que dans l’enceinte d’un gynécée.
Et pourtant, te voilà encore, dans une nouvelle prison dorée, dans un hôtel de luxe aux allures de catacombes. Une nouvelle corde autour de ton cou, de nouveaux pieds à baiser. La même saleté du stupre et l’ignominie des vices cachés qui, sous un masque différent, n’ont guère changé de visage ; l’ecstasy n’a fait que remplacer l’opium, sans rien modifier aux yeux révulsés et aux lèvres bleuies de ses proies préférées.
La scène, que tu n’as pas vue, aurait dû te réjouir ! Ton maître renversé sur un tapis sali par ses propres fluides, à se tordre et convulser comme un pitoyable insecte, achevé par ses propres vices !
Mais, au lieu d’extase, tu ne sens que la rage te monter aux lèvres. Et une question, une seule ; comment a-t-il osé ?

Comme un ouragan, tu balayes Ikal qui semble déjà vite regretter d’avoir laissé la nouvelle lui échapper, et tu tonnes à tous les employés de ne pas s’approcher de l’étage où se situe la suite du maître ; ils n’oseront pas te désobéir, non, ils ne désobéiront pas à l’’esclave qui ne répond qu’aux ordres d’un seul. Et s’ils osent !
Tu leur apprendras ce que donnent à un immortel des millénaires de colère bridée.
Peut-être devrais-tu lui apprendre, à lui aussi. Peut-être devrais-tu ! faire rentrer dans son crâne épais qu’il n’a « pas le droit », de te faire ça.
Furieux, te voilà qui enfonce la porte des appartements d’Alastor, drapé d’une large tunique blanche et de toute ton indignation. Le voir allongé, encore si pâle, te fait bouillir. Il ne se ressemble pas ; ne devrait pas se ressembler.
Ton roi guerrier ne devrait s’effondrer que sous tes coups.

-Ah ! Te voilà, crétin. Lances-tu d’une voix vibrante en s’approchant de lui à grands pas, Alors comme ça, tu es mort sans moi ? Ou tu es définitivement stupide et ce n’était qu’un accident ?

À le voir avachi de la sorte, le front luisant et les lèvres pâles, comme tu aurais pu rire ! Railler son impuissance, passée et présente, à en finir aussi bien qu’à tenir debout !
Du rire, Alastor tente de t’attirer un peu plus loin dans la colère qu’il prend un plaisir malsain à attiser ; mais c’est à peine si tu l’entends. L’insulte qu’il t’adresse reçoit pour toute réponse un grognement sourd et un geste grossier de la main avant que tu ne claques violemment la porte derrière toi.

-Parce que tu penses que j’aurais aimé voir ça ? J’ai déjà eu ma part de vieux mâles baveux. Rétorques-tu avec dédain en t’approchant du lit.

D’autres jours que celui-ci, tu aurais ignoré le signe qu’il t’adressait, l’aurait laissé attendre plus longtemps avant de consentir enfin à le rejoindre ; vous ne vous appréciez que comme des chiens qui se rongent à l’os.
Mais pas cette fois. Tu ne viens pas parce qu’il te le demande, mais parce que tu le veux ; n’est-ce pas toi, après tout, qui est venu le chercher !

-Tu pues. Si tu veux que je dorme avec toi ce soir, on va te laver d’abord.

Les mots perdent de leur piquant et ton dégoût a une odeur de frayeur tout juste dissipée quand tu te perches au-dessus des draps.
Tes doigts gardent leurs distances ; tu n’as jamais eu la douceur de tes sœurs, Frei, et ta peau brûle plus qu’elle n’apaise. Pourtant, comme tu aimerais le brûler, jusqu’au sang, jusqu’aux nerfs, pour lui faire payer un peu ce qu’il vient de te faire !

-Ce qui m’énerve, c’est que tu aies essayé de me priver de ce qui me revient de droit ! Si tu veux mourir tant que ça, dis-le moi, je m’en occupe !

Aujourd’hui, tu aurais aimé mener ta guerre sur un terrain différent. Mais il te connait, Alastor, il te connait trop, il sait se faufiler sous ta peau pour te glacer le sang, gratter tes nerfs jusqu’au fond de ton cerveau ; la rage à peine calmée rugit de nouveau et tes yeux brillent comme tes dents effilées. Une victime, toi ? Jamais !
Tous ceux de l’hôtel savent te fuir quand les feuilles des plantes vivaces à chaque entrée de l’escalier se mettent à bruire sur ton passage ; aussi redoutable que ton maître, et d’une férocité parfois moins contenue, on t’a déjà vu arracher de tes dents la langue d’un importun qui s’était risqué à vouloir te la glisser dans la bouche.
En poussant un grognement sourd, te voilà qui bondit au-dessus de lui et ta main, réagissant presque instinctivement à ses provocations se tend sans attraper encore la poignée du tiroir à son chevet. Ses mots te résonnent dans les oreilles, sa voix t’oppresse la poitrine et ton regard a ce quelque chose d’une bête acculée ; mais ton poids contre le sien t’enlève l’envie de fuir.

« … Non. Pas encore. » réussis-tu à persifler, les dents serrées, sans parvenir à détacher l’or de tes yeux du ciel orageux des siens.
Pas encore, non, pas ce soir – et si tu trembles, tu peux encore accuser le venin de sa voix plutôt que la peur ! cette peur dans tes os de le sentir t’échapper.
Car tu es seul, Frei, désespérément seul, une bête sauvage qui ne sait rien que grogner, et ce bourreau qui te ressemble trop, reste ton unique horizon.

« Quand je le ferai, » Et c’est une telle certitude ! « Je le ferai avec mes mains, avec mes dents, avec mes ongles » Comme une amante trahie, tandis que tes doigts crispés viennent vibrer contre sa gorge « Donc je ne peux pas le faire si tu es sale. Alors, lève-toi. »

Abruptement, tu t’interromps, te forces à passer au-delà de sa fureur qui fait vibrer en toi une corde que tu refuses d’entendre, tes mains glissent de son cou à ses épaules pour l’enjoindre à se redresser, à te laisser le guider jusqu’à la petite salle de bain jointe à sa suite.

Peut-être est-ce vrai : il est chanceux de t’avoir. N’importe qui serait chanceux de t’avoir. N’es-tu pas un cadeau des dieux ? Et si tu maudis tes maîtres, si tu fais de leur vie un enfer terrestre, si tu leur arraches le coeur, n’est-ce pas un bien que tu leur donnes ?
Perchés qu’ils sont au sommet du monde, les pieds plantés sur leur richesse et entre les murs bâtis par leur propre cruauté, les tyrans se sentent seuls ; c’est pour ça que tu es là. Si tu ne leur rongeais pas les chevilles, ils n’auraient personne ; si tu ne les tuais pas, ils finiraient par mourir seuls, de vieillesse et d’ennui.


« Non, c’est pas beau à voir. C’est pas comme ça que t’imposeras le respect. »


Le chien grogne toujours mais lèche les plaies. Voilà l’image que tu donnes alors que tu t’affaires à remplir la baignoire et à lui retirer le reste de ses vêtements, sans faire plus de manières.
La pudeur humaine semble t’être étrangère ; au contraire, tu parais plus à ton aise face à un corps dénudé. Quelque chose de rassurant, peut-être, à le savoir désarmé.

« Entre. Et crache ta fumée ailleurs, tu sais que je déteste ça, putain- »


Par habitude, tu te plains en toussant et jette avec mépris le paquet désormais vide, sans cesser de le soutenir par l’épaule pour le faire passer, bon gré mal gré, à l’intérieur de la baignoire. Tu ne dis pas qu’aujourd’hui, le tabac t’irrite moins qu’avant ; que la sève dans tes veines s’est habituée au poison de ses poumons.
Non, comme lui, tu te figes dans une attitude revêche, même en imbibant d’eau une petite éponge que tu viens frotter contre sa peau. Tes yeux, inconsciemment, retracent les lignes sinueuses de ses veines ; tes doigts s’attardent contre son pouls. La beauté d’Alastor a la rudesse des flancs de montagne escarpés, tout en stries et angles acérés ; le temps l’érode et l’effrite sans que la roche ne s’effondre. Non, il ne peut pas, ne doit pas s’effondrer.
Il n’est peut-être pas un dieu aux autels pleins d’encens ; c’est une divinité qu’on adore dans la solitude des randonnées solitaires quand l’air vient à manquer. Un dieu d’asphalte et de granit sur les statues duquel pousse un lierre immortel.

« Je te demanderai pas si tu l’as fait exprès, parce que je m’en fiche et que tu ne vas pas le refaire. » souffles-tu après quelques longues minutes de silence, assis.e sur le rebord de la baignoire, sans que tes mains aient abandonné son corps. « Je te demande juste ce que tu comptes faire, maintenant. Parce que si tu cherches à couler ton propre navire, je t’aiderai pas. Si tu dois être mon maître, alors tu seras le roi du monde ou rien du tout. »

Se doute-t-il que ses peurs te sont plus familières qu'il ne le pense ? Se doute-t-il que vous faites face à un même ennemi ?
Il ne tire la chaîne autour de ton cou qu'en la resserrant contre sa propre trachée. Ses maîtres à lui sont trop nombreux eux aussi ; leur silhouette se dessine dans chaque plaie sur sa peau abîmée, dans chaque cicatrice que l'eau vient faire briller, dans chacune des rides qui viennent s'accumuler au coin de ses yeux, année après année. Alastor est tout aussi esclave que toi du Temps implacable ; victime de sa mortalité comme tu l'es d'une immuable éternité.
Car cette mort-ci est la dernière qu'il puisse s'autoriser. La prochaine fois sera la bonne.

--- Toi, tu m'as choisi. qu'iel réplique, d'un ton acerbe, devant ces attaques cinglantes à sa fierté. Tu m'as choisi alors que je désobéis et que je n'écarte pas les jambes dès que tu me regardes.

Il t'a choisi par dépit, par volonté de crier son dédain à la face du grand Ciel ; mais il t'a choisi et il t'a gardé. Tu n'irais pas jusqu'à prétendre qu'il aurait besoin de toi ; mais tu fais partie de lui, maintenant. Tu es devenu son ombre et le trou dans sa poitrine.
Te blesser ne sera pour Alastor qu'une forme supplémentaire d'automutilation. Alors, c'est pour ça que tu le choisis à ton tour ; le grand et l'humble montrent un refus commun face à une impuissance imposée.

--- C'est tout ce que je voulais entendre.

New York sera à nous ! Pas à lui seulement. Il t'a choisi, après tout.
Les yeux animés d'un éclat nouveau, tu enjambes le rebord de la baignoire pour venir prendre place sur ses jambes étendues.
Ton pire défaut, Frei, est sans doute ton incorrigible obstination. Des millénaires après qu'une chaîne t'ait servi de cordon ombilical, tu espères encore que le cycle se brise. Chaque maître remplaçant le précédent, devait être le dernier.
Alastor sera véritablement le dernier. Car tu le tueras ou mourras avec lui.
Les bras que tu passes derrière sa nuque ne cherchent pas à se reserrer autour de son cou ; et si tu le surplombes, ce n'est guère pour le rabaisser. Tes vêtements imbibés d'eau recouvrent son corps de blanc, comme un drap de baptême. Le rideau de tes cheveux vous coupe du monde, quelques instants, et ton regard vient s'ancrer dans le sien.

--- Pourquoi se limiter à New York ? Cette ville t'appartiendra vite... Après, nous gravirons marche à marche le sentier vers l'Olympe pour y foutre le feu. Nous broierons chaque temple, renverserons chaque statue... Nous arracherons à Zeus ses éclairs pour écrire dans le ciel qu'il n'existera plus jamais ni dieux ni maîtres.