Épices et couleurs. Un premier souvenir.
La cuisine est floue, dans son idée, parce qu'il y en a plusieurs, des maisons de son enfance - les endroits sont interchangeables, tout le quartier est familier. Dans chaque bâtiment de la rue, il y a sa famille, des oncles, des tantes, plus de grands-parents que réglementaire, des cousins à des degrés variés. Quill n'a pas vraiment idée d'avec qui il partage des liens du sang, on ne lui a jamais expliqué et c'est très bien comme ça. Son père n'a jamais été un parent seul, par ici c'est un village qui élève les enfants.

Il y a une rotation pour le repas du soir, tout le monde n'est pas toujours là, mais il y a toujours à manger. Toujours trop, parce qu'on n'est jamais à l'abri d'un invité, qui peut-être restera quelques jours, quelques semaines, quelques années. Les coeurs et les bras sont ouverts, et on met une assiette en plus à la table. On dit les prières, parfois dans une langue, parfois dans une autre, tout le monde n'a pas les mêmes croyances mais ce n'est pas tellement grave, le sentiment est le même. On dit merci. Quill connaît tous les mots pour exprimer la gratitude, même ceux qu'il ne comprend pas.

C'est l'éternel concours entre les cousins, de remplir son assiette le plus vite possible comme si tout allait manquer, et de finir à moitié endormis sur les banquettes avec tous leurs coussins. Il y a un feu de cheminée qui se reflète dans les breloques et un oncle qui joue de la guitare pour faire chanter le groupe à mi-voix, un chien d'une race terriblement mélangée qui savoure les restes du repas ; la nuit n'est jamais silencieuse, mais les petits dorment au travers de tout. Ils entendent, ceci dit, ils s'imprègnent. La sécurité a un goût cajun qui est difficile à oublier.

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Très tôt, les femmes de la famille ont décidé que Quill n'est pas fait pour l'école.
Ce sont elles qui prennent les décisions parce que, si son père n'a jamais été un parent seul, il n'a jamais réellement été un parent non plus. Un ami, peut-être, une figure paternelle entre autres, quelqu'un qui lui ébouriffe les cheveux distraitement et retourne à d'autres occupations. Ce n'est pas très grave - les figures maternelles rendent ça trivial.

Elles se relaient pour apprendre à ceux de leurs enfants qui ne sont pas faits pour rester assis trop longtemps tout ce qui leur sera utile dans la vie. Lire, écrire, compter. Jouer, travailler, aider. Ce deuxième volet plaît bien mieux à Quill, plus encore que de courir avec les autres gamins et de dessiner à la craie sur la rue piétonne. Il participe, il trouve sa place. Il a envie de contribuer à tout ce qui lui plaît, alors il apprend à cuisiner, et on le félicite avec enthousiasme à chaque progrès. Sans doute qu'il apprend un peu de discipline, au passage, dans un coup de cuillère en bois sur les doigts quand il essaie de voler un bout de pain frais, mais il s'en rappellera avec humour.

Son monde à cette époque est étroit, limité à une seule ville, mais cette ville est haute en couleurs alors ce n'est pas très grave. Il se souvient de chacune des fois où il s'est faufilé dans la foule pour voir le cortège du Mardi Gras, pour en repartir les poches pleines des bonbons lancés depuis les chars. Il ne remarque même plus la musique partout, c'est une seconde nature inscrite dans son âme. Elle lui manquera un jour.

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Ce qui lui manque déjà dans son enfance, il met du temps à le trouver. Il n'y a pas vraiment de jardin dans son entourage, ou alors il n'y prête pas attention. Ce sont des endroits de passage et de jeux, les adultes les soignent mais leurs gestes sont trop communs, invisibles. Il y a un endroit creux sous la jonction de ses côtes jusqu'à l'année de ses onze ans.

Avant ça, il y a déjà eu des petits indices. Le temps qu'il fait correspond à son humeur, mais on met ça sur le compte de l'inverse et d'une grande sensibilité - il est réceptif, cet enfant, il remarque des choses que d'autres ne voient pas et il passe complètement au dessus de l'évidence parfois. C'est l'objet de blagues quand la famille s'en rend compte, et on lui prédit une grande carrière de monsieur météo, avec l'aide de Grandpère Henri et de son baromètre aux rhumatismes. C'est difficile de se rendre compte d'une affinité si naturelle quand elle n'est simplement pas possible, même si certaines qui se disent un peu sorcières hochent la tête d'un air entendu en regardant ses cheveux trop blancs.

Il y a moins de doutes un jour d'été où il mord dans une tomate reçue marché, un fruit gorgé de soleil qui coule sur ses mains comme une pêche juteuse. Enfant à la peau pleine de soleil et aux genoux crottés, il se fiche bien de s'essuyer sur ses vêtements pendant qu'il rit avec quelques amis - ou peut-être sont-ils des cousins, on ne peut jamais savoir. Il ne pense déjà plus à sa collation quand l'un d'entre eux le pointe du doigt avec des yeux ronds. De petites plantes entre les fibres de son short, des feuilles et des fleurs sortent des poches, et tout ça dégage l'entêtante odeur des tiges de tomates. C'est terriblement joli, mais terriblement bizarre.

Il s'intéresse, après ça. Il remarque les plantes auxquelles il n'a jamais prêté attention. Il se porte volontaire pour s'occuper de certaines après avoir appris un peu de leur propriétaire, et les rosiers en pot devant la maison de sa Tía Luisa n'ont jamais été aussi belles. Il se prend à regarder le ciel et à vouloir de la pluie quand il entend les séniors se plaindre d'une sécheresse, et l'averse arrive en quelques minutes. Il n'ose pas en parler, ceci dit ; la différence est acceptée et encouragée, dans sa famille, mais sans doute qu'il y a une limite et il n'a pas envie de la trouver.

Il y a un vague souvenir qui reste à l'arrière de sa tête, de quand il était tout, tout petit, mais il n'ose pas croire qu'il se rappelle vraiment de sa mère.

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Le défaut du joli soleil que Quill amène sur ceux qu'il aime, c'est qu'il est localisé. Il est toujours sous son effet, alors il ne se rend pas compte que, certains jours, les limites sont très évidentes. Une rue plus loin, il y a un rideau de pluie coupé net, comme si le quartier était sous une bulle. "Microclimat", dit Zio Umberto comme s'il avait la science infuse. On ne se préoccupe pas de ce qu'on ne peut pas expliquer, la vie est étrange et c'est comme ça.

La nymphe qui passe à la Nouvelle Orléans un an plus tard a une autre opinion, ceci dit.

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La conversation que la nymphe a avec le père de Quill tient plutôt du débat ouvert, avec le nombre de gens impliqués. Il a apparemment une maman de plus, du genre divin, mais il avait déjà tout un tas de parents et ils ont tous leur mot à dire, en parlant les uns au dessus des autres. Quill, lui, a un bloc de glace dans l'estomac, et la cuisine commence à ressembler plus à un tribunal qu'à la pièce chaleureuse qu'il connaît. Il a bien compris, il doit partir ; il met tout le monde en danger.

C'est bien ça le problème, c'est bien ça qui bloque toute réaction de sa part. Il met tout le monde en danger. Il ne peut pas nier que tout fait du sens, qu'il a remarqué ce qu'il crée autour de lui, exprès ou pas. Qu'il est à part, trop différent. La limite est trouvée. Les gens comme lui, des monstres les cherchent. C'est comme la police ou la grippe, les monstres, on garde ça loin de ceux qu'on aime. Adossé contre un mur, il a une boule dans la gorge, paralysé pendant ce qui lui semble être des heures.

Lorsqu'il arrête d'observer, il ne dit pas un mot. Il monte l'escalier et fait une valise avec tellement de soin qu'il a l'impression d'être une autre personne.

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Les adieux sont déchirants, pleins de promesses que personne ne tiendra, et un morceau de son coeur reste là pour toujours.

Il déteste la colonie des sang-mêlés avant même d'y être arrivé, il déteste la nymphe qui n'a pas l'air de comprendre l'ampleur du problème, il déteste tout et il n'a pas vraiment le droit de détester quoi que ce soit. C'est l'éducation qu'on lui a donnée, il faut essayer de faire ce qui est juste. Il déteste ce qui est juste pendant un long moment.

Quill contrarie les instructeurs à tous les tournants. Il ne veut pas, il ne veut rien, il veut rentrer chez lui mais il ne peut pas. Il refuse autant qu'il peut de s'entraîner au combat, sauf si c'est présenté comme une manière de se défendre, parce qu'il peut concevoir d'être attaqué mais il ne rentrera pas dans leur armée, il ne doit rien à ces gens. Pendant sa scolarité, il pleut, il neige, il grèle au dessus du camp, du moins tant que ses demi-frères et soeurs ne rectifient pas. Eux sont sa famille, et il essaie un tout petit peu de passer du temps avec eux, mais... Ce n'est pas pareil. Ironique, que sa famille d'adoption si cosmopolite lui convienne mieux que ceux qui lui ressemblent.

Au final, on ne sait pas trop quoi faire de lui. Il n'est pas complètement inutile, mais changeant comme le vent, un demi-sourire d'effort un jour et complètement en opposition le lendemain, et il se ferme de plus en plus avec les tentatives de le raisonner ou de l'intégrer.

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Le salut vient après la colonie, sous la forme d'un homme que Quill a beaucoup de mal à considérer comme son frère - un autre enfant de Déméter aux pouvoirs remarquablement similaires. Oleander est, quand Quill a dix-huit ans, le propriétaire de la boutique d'offrandes du Nomos District, de l'habitation à l'étage, et surtout du vaste terrain à l'arrière. Oleander est très vieux, très patient, et terriblement silencieux.

Il n'avait pas eu envie de le suivre, mais il n'y a pas d'autre choix évident, il ne sait pas quoi faire de sa vie, alors il a accepté de devenir son apprenti à l'essai. Les premiers jours sont pires qu'avant, il ne se rendait pas compte que la colonie fourmillait de vie quand il cherchait à ne pas l'écouter mais à présent qu'il est dans une chambre seul, dans une maison presque sans bruit, il dort mal, il sent l'énergie sous sa peau le pousser à l'action pour éviter le calme.

Il y a des matins confus où il regarde le petit vieux courbé faire de la tisane à du deux à l'heure, comme si le reste du monde pouvait attendre, et il s'agace. Il y a des soirs où il se rend compte violemment du besoin qu'Oleander avait d'un apprenti, parce qu'il peut à peine se traîner à la douche avant de s'écrouler dans son lit. Et entre les deux, il apprend petit à petit à comprendre ce qu'il fait là.

Ils font pousser toutes les plantes symboles des dieux, toutes celles qui interviennent dans les rituels et les prières, toutes celles qui soignent ou qui purifient. Ils élèvent quelques animaux, avec le plus grand respect - car ils sont voués aux dieux et à rien d'autre. Les ruches fournissent miel et cire pour les bougies, ils font des savons, des huiles et des parfums, des pigments, plusieurs sortes de nourriture, une variété énorme de choses toutes destinées à être vendues pour les rites, qu'ils soient personnels ou organisés. Les quantités de chaque chose ne sont pas larges, ils se nourrissent eux-mêmes mais ne vendent pas leur production pour la consommation. La qualité, par contre, est stellaire. Car, après tout, si les dieux peuvent offrir tout l'univers, leur faire un cadeau en retour doit être le fruit d'un effort ; il y a là énormément de travail à fournir et ils y donnent le plus grand soin.

Quill a du mal, au début, à se concentrer, mais il est fait pour ça. Le vide dans sa poitrine et toutes les fissures de son coeur commencent à se combler quand il écoute le silence qui lui pèse tant et qu'il entend les grillons, le vent dans l'herbe et les sons de la basse-cour. Parfois, il a un noeud dans la gorge, quand il réalise qu'il se sent mieux. C'est terrifiant, de se sentir mieux. C'est renoncer à la colère qu'il porte comme un bouclier, et se laisser aller dans un endroit qu'il a décidé de détester. Il y est obligé, il sent ses sourires revenir, il y a moyen d'efforts à faire pour amener le soleil sur les cultures, et son coeur se gonfle quand les abeilles se vautrent avec bonheur dans les tournesols qu'il a fait pousser parfaitement sans aucune guidance.

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Oleander a le temps de transmettre la majorité de son savoir sur les sept ans que Quill passe avec lui. Avec la plus grande sérénité, il donne au jeune homme toutes les clefs et tous les outils pour reprendre son commerce, et il tente de lui offrir aussi un peu de baume au coeur. Lorsqu'il décède, c'est attendu et normal, un au revoir tout en douceur, hâté par des herbes qui enlèvent toute douleur.

Quill a vingt-cinq ans, et il comprend. Il ne veut pas le retenir, il sait qu'il n'y a plus rien à faire d'un corps brisé, et pour la première fois depuis qu'il a quitté sa famille, il utilise ses mots de toutes les couleurs pour dire merci. Une page se tourne.

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Depuis lors, Quill tient la boutique. Il entretient le 'jardin', qui tient plus de la petite ferme qu'autre chose - mais c'est toujours ainsi que son maître l'appelait, et ce sera donc toujours un jardin. Il crée la plupart de ses produits, et il les vend, ou parfois il les donne quand il perçoit un besoin. Il connaît grâce à ça une bonne partie de sa communauté directe, du moins de loin ; on le salue dans la rue par son prénom, il a un gentil mot pour chacun. Même lorsqu'il part vendre quelques bricoles sur un marché ou l'autre de New York - dans les quartiers un peu bohème - il est souvent reconnu par des réguliers.

Il tire de tout ça énormément de satisfaction, il a une place dans le monde et il est entouré d'un cocon qui lui convient parfaitement. Il sait que sa mère veille sur lui, il a une entière confiance dans le bout de son univers. Tout ça pourrait être très confortable, si ce n'était pas tellement solitaire.

Les gens qu'il a laissés derrière lui lui manquent encore. Les odeurs et les sons de son enfance sont une braise au creux de son coeur, qui peut tour à tour l'enrober de chaleur ou le brûler par l'absence ; il ne sait jamais par avance ce que le jour apportera. Il relativise, il supprime ces idées et il se concentre sur les fleurs épanouies au soleil, la terre riche entre ses mains, le bois chaud de la boutique et l'encens qu'il garde toujours... Mais le fait reste, les conversations de village, les anecdotes de commerçant, ne font pas une connection réelle. Pire encore, toutes celles qu'il a tentées jusqu'ici se sont soldées par de cuisants échecs.

Il s'imagine qu'il n'a plus qu'à attendre qu'un gamin avec les mêmes talents se présente à la colonie et à faire pareil que son prédecesseur parce qu'à ce stade, mener un apprenti à la baguette semble plus simple que de nouer des liens avec qui que ce soit de son âge.

Un jour, il arrêtera complètement d'être amer, et ce jour-là sera parfaitement beau. Ce jour-là sera, aussi, sans doute, totalement identique à tous les autres - car, sans cette épine, Quill aurait une vie parfaitement belle.