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Il faisait nuit noire sur l’autoroute. Au-dessus de sa tête, les lampadaires se succédaient comme une guirlande infinie qui s’étendait sur des kilomètres, au-delà même des phares arrière d’un rouge lointain de la voiture qui précédait la sienne. La voix grave de Tamar-Kali qui jaillissait des enceintes lae maintenait éveillé-e dans le noir électrique qui avalait la route devant ellui, sa tête dodelinant au rythme vif de la batterie pour chasser le sommeil. Son index battait la mesure sur le cuir décrépi du volant, et Henriette oscillait entre excitation et colère : c’était la vie, c’était la pitié grandiose de leur existence—iel détestait et adorait cette sortie misérable, bien après minuit, c’était quelque chose à raconter et ce n’était rien à la fois, petite aventure futile d’un soir de semaine. Iel atteignait enfin la forêt, loin des lueurs de la ville, New York brillait dans son dos comme un mirage dégueulasse qu’iel était ravi-e de quitter, même pour une seconde. Les phares de sa voiture – brillants d’une lumière blanche et acerbe – fouillaient le bord de route comme deux yeux monstrueux et affamés à la recherche d’une proie qui rendrait juste l’heure qu’iel avait passé à conduire sur des chemins désertés.
Swan l’attendait comme un chat laissé au bord de l’autoroute—Henriette lae trouve mignon et pitoyable, déchu et noble, dos à la forêt qui construisait autour d’elleux une cathédrale. Sa colère est déjà devenue stérile ; le bruit du vent dans les feuillages couvre la musique qui s’échappe de la fenêtre ouverte, iel fait signe à Swan de monter dans la voiture, plus vite, avant que le moteur ne refroidisse et qu’iels se retrouvent immobiles dans le noir immense de la pinière fendue par le goudron sec de la route qui menait à l’inconnu. Iels ne disent rien, d’abord—l’album touche à sa fin et la musique cesse, même son écho dans les ramures se meurt soudain, les laissant prisonniers du silence instauré avec insolence et ardeur. La voix de Swan est une injure qui crève la nuit, Henriette relance la musique, plus fort, et laisse tourner le moteur en ouvrant sa portière. Iel est immense, debout au milieu de rien, toise Swan, ne veut pas entendre le vrombissement des voitures qui pourraient arriver dans son dos—il faut être sublime, sublime, embrasser la vie sans réticence quand le sang bat un rythme effréné qui transperce le ciel sans étoiles, ah ! c’est drôle.
Allez, on se bat !
C’est avec un grand rire qu’iel montre les dents, l’animal, et d’un bond, ses chaussures claquant sur le goudron encore tiède du soleil emmagasiné à midi, iel se précipite pour saisir Swan à la taille et la charger sur son épaule de sa force monumentale. Iel sent son ventre, mou et chaud, autour de l’os de son omoplate ; iel encercle ses hanches d’un bras musclé et tendre, sa peau marmoréenne froide dans l’air nocturne.
Je vais te mettre dans le coffre et tu vas devoir rentrer comme ça !

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Le corps de Swan est tiède; jetée ainsi sur son épaule, Henriette la trouve légère, ne sentant pas, peut-être, sur son omoplate la lourde peine de sa rage. Iel trouve ça très drôle, de prime abord : son sourire brille dans la nuit, plus vif que le croissant de lune qui éclaire leurs jeux guerriers, et iel ne retient pas ses rires qui déchirent le tissu sombre de la forêt, comme un défi lancé au néant qui les fixe de mille yeux invisibles. Iel ne sent pas encore courir le long de sa colonne le frémissement intense de ses angoisses—la nuit est éclairée par l’ampoule du lampadaire, qui dessine la frontière claire de leur ring sur le goudron collant de la route, et le ventre chaud de Swan protège sa nuque du regard avide des choses qui peuplent la ligne des arbres. Iels avaient fait leur ce moment : c’était leur temps, leur gloire, iels étaient les créatures dont les cris résonnaient dans le noir ; iels étaient à craindre, iels n’avaient aucune peur. Iels n’entendraient pas venir les voitures jetées sur la route tant les rires d’Henriette dévoraient les sons, ah ! comme iel trouvait ça drôle.
Soudain, iel se sent chuter, entraîné-e comme un ange dans la déchéance de Swan – iel ne disait pas son adversaire parce qu’iel ne trouvait pas là un vrai combat. Tout son être claque contre le goudron, iel aurait des bleus : la voilà, la lutte angélique ; soudain, cela devenait réel. Iel a les paumes écorchées parce qu’iel s’est rattrapé-e et que la texture rugueuse de la route a laissé son empreinte dans sa chaire très tendre, très molle—voilà Henriette qui avait lae premièr-e versé son sang dans la nuit, comme un offrande, comme un cadeau à l’entité monstrueuse de la route rutilante. Swan est écrasé sur ellui, son bras pulse d’une rage écarlate qu’iel verrait battre si sa gorge n’était pas ainsi oppressée : iel ne peut regarder que le ciel très noir, tâché du orange sale du lampadaire grésillant qui laisse parfois, dans ses hésitations, entrevoir les étoiles. Iel ne rit plus parce que Swan doit parler dans le silence, la colère qui jaillit entre ses dents doit être offerte à la nuit qui doit l’entendre très claire, très juste.
Tu veux que je te donne tout de moi, vraiment ?
Iel se serait dit-e vaincu-e mais, puisque Swan le voulait, iel lui ferait l’offrande de sa force, mûrie à l’ombre pour mieux se déployer dans le noir de son affection. Les yeux d’Henriette rencontrent Vénus, qui brille sans honte à cette latitude, et c’est assez pour lae transfigurer ; iel se cabre et sa paume gauche alourdie de rage, très chaude et dont le sang est déjà coagulé, vient rencontrer à plat l’oreille de Swan pour lae faire basculer—iel prend une grande inspiration qui siffle dans sa gorge libérée, l’air froid goûte l’essence, iel veut vomir, ou rire, iel ne comprend plus rien. La musique jaillit toujours de la voiture, iel n'avait pas coupé le moteur, les basses résonnent dans l'air au rythme de son pouls. Iel se relève parce, découpé-e ainsi contre le paysage, iel savait qu’iel serait grandiose.
Je veux pas t’humilier, je vais juste pas te tabasser, ça se fait pas.
Vas-y, Swan, arrache lui son sourire ! Iel rigole encore comme si ce n’était rien. Candide, iel dit : tu veux que je t’humilie ?

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L’air est alourdi de l’odeur de métal chaud qui émane de la voiture, et qui se mèle maintenant à l’odeur du sang versé, elle aussi métallique. Au milieu de la forêt silencieuse, c’était là l’acre offrande qu’iels faisaient à la nuit et aux dieux de goudron et de vitesse qui régissaient l’autoroute, où rien ne venait les déranger dans l’apothéose de leurs existences liées. La musique est un rock guerrier en ode à leur violence, qu’Henriette ne trouve pas assez fort mais c’est trop tard pour monter le son, Swan est déjà là au corps à corps et son genou droit dans ses tripes, ça lui coupe le souffle, iel vacille mais ne flanche pas, l’attrape par le col pour qu’elle vienne dans sa chute et sente aussi la tiédeur de la route. La douleur lui fait tout drôle, iel sent dans sa gorge le gargarisme de son propre sang qu’iel imagine très rouge, d’un pourpre à faire pâlir la nuit, le crache sur le sol à côté d'ellui et dit : J’arrive. Il ne faut pas penser à l’horreur, juste à la beauté, et c’est pour elle que Henriette serre le poing et frappe Swan, à son tour, dans les viscères—œil pour œil, iel se délectait des coups donnés comme des coups reçus et des bleus qui en résulteront, qui seront des preuves d’amour. Ses yeux avalent le ciel très noir qui les surplombe sans les voir, son visage est découpé au couteau par la lumière électrique qui illume son sourire tâché de sang—sublime et cru. Iel se cabre et rit aussi, sans se libérer de Swan qui pèse sur son torse et sur ses cuisses ; roule pour le dominer mais perd immédiatement la main.
Dans la mêlée de leurs de corps qui n’en font plus qu’un, monstrueux à leur image, iel sent vibrer le sol à l’annonce d’une mort soudaine, et là, iel ne rit plus, iel crie SWAN en serrant le poing pour la frapper dans les côtes de toute sa force biblique venue du sang, sans plus craindre de les briser. Iel l’envoie rouler sur le bas côté, se jette à sa suite dans les herbes folles qui pousse le long de la glissière de sécurité, étourdi-e et extatique au bruit acide du klaxon de voiture qui crève l’obscurité. Couché-e au bord de la route comme une figure christique et pitoyable, iel regarde Swan en silence, d’abord, ses yeux noirs accrochent les siens et iel lui sourit encore, éclate d’un rire qui fait frémir les feuilles et embrasse la cîme des arbres.
T’en as eu assez, c’est bon ?
Iel se redresse pour se pencher au-dessus de lui et, de sa grande main aux paumes éraflées, appuie sur ses côtes qu’iel espérait brisées, qu’iel n’espérait pas brisées, iel ne savait plus. Ses propres plaies sont comme des brûlures à vif qui s’animent au contact de l’air frais et vicié qu’iels ont souillé de leurs jeux—iel ne sourit pas, lae surplombe sans victoire, son visage proche du sien est enflammé d’une faim ardente qui appelle à la révolte. Alors, Swan ?

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En un instant suspendu, c’est toute la vie, la mort et la résurrection qui traversent le faisceau de leurs regards connectés : au-delà même de la leur, c’est toute l’existence du monde qui se joue dans l’espace atomique entre les paumes de Swan et la nuque de Henriette. Cette seconde d’éternité est celle de sa transverbération après la Passion intense de leur lutte. Sur le rebord de la route, qui fend en deux tout ce qu’il reste de la nature dans ce pays maudit, iel retrouve la sensation de l’herbe qui chatouille ses paumes après les écorchures du goudron qui l’a saigné-e, iel retrouve le bruit du vent après que se soit tu celui de la voiture qui a manqué de moissonner les fruits bâtards du divin : c’est beau, c’est la vie, c’est toute la signifiance de l’Univers qui dort là, dans cette terre qui a vibré de leurs coups échangés bien après minuit. Henriette voit tout cela dans les iris de Swan comme dans un miroir de sorcière, avec la déformation convexe de sa douleur imposée à la beauté du monde.
C’est l’imminence de sa mort, infligée par des doigts qui pressent sa peau dans un étau brûlant, qui provoque cette démesure, cette amplification sensorielle de son bonheur. Henriette a vu son corps devenir mou, tomber sur celui de Swan dans un ultime sacrifice à l’apparence d’une étreinte, son abandon très doux, silencieux pour ne pas lézarder l’implacabilité de cette nuit où iels s’étaient, enfin, vraiment rencontré-e-s. Swan lae prive alors de sa clairvoyance en déliant ses doigts, libérant son cou de la menace d’une fin abrupte et aimante, et leurs deux corps s’extirpent de ce massacre qui ne leur avait rien insufflé, finalement, qu’un sens de l’amour infini de l’autre. Quand Henriette se redresse et le regarde, c’est avec une adoration intense et bienveillante pour son être tout entier. Comme tu veux.

Iel se relève en s’appuyant sur la glissière de sécurité, pour retrouver l’équilibre malgré ses genoux écorchés par le gravier du bord de route. Debout dans la nuit, dans un coin d’ombre que n'atteignait pas le halo orange du lampadaire, iel se sentait immense, digne de la cime des pins qui vient, à cette heure, percer la courbe de la Lune en croissant, dont la lueur bleue écrasait sur elleux sa justice sempiternelle. Le blanc de ses yeux, abrité par ses cils sombres, ne reçoit pas toutes les lumières diffuses qui peuplent la nuit pour les prévenir du péché. Rentrons, alors. Henriette rejoint la voiture dont le moteur tourne encore—la musique, elle, s’est arrêtée, et iel réalise enfin l’étendue du silence qui ensevelit déjà le souvenir de leur combat. Assis-e à la place conducteur, iel sent la douleur qui le transperce de toute part, relent divin des coups de l’ange assis sur le siège passager. Henriette respecte, une seconde, la beauté biblique de son recueillement, avant de démarrer, abandonnant derrière elleux le fragment de route qui avait bu leur sang. Je sais ce qu’il te faut, t’inquiète !
Iel remplace le CD dans l’autoradio et, par la fenêtre ouverte, les premières notes d’une chanson emplissent la nuit, dernière offrande aux dieux de la route et de la forêt qui avaient abrité leurs hérésies.

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