Ce que veut Alastor, Henriette donne. Voilà l’ordre des choses.
New York est une fresque citadine qui sert de panorama à des crimes futurs. Les façades vitrées, bleues dans la nuit, seront repeintes de rouge—c’est une certitude. Henriette n’a pas sa place dans cette peinture bichrome de la violence, et le mauve tendre de ses paupières est une injure à la radicalité succinte et manichéenne des idéaux portés à bout de bras par leur roi. Le rétroviseur découpe le rectangle de ses yeux noirs où se dessinent les points lumineux des phares des voitures adverses, successions stellaire de vies à l’inverse des leurs, qui s’écrivent dans le silence lourd de l’habitacle. Henriette, parfois, jette un regard furtif à Alastor, sur la banquette arrière, dont le visage blême absorbe les rayons de la Lune rendus jaunes par les lampadaires : les lueurs passagères, filtrées par la vitre teintée qui en garde l’or, dessinent un demi-masque le long de son arcade, de sa joue, de son menton, profil placide d’un homme qui n’avait qu’à tirer la laisse. Le goudron qui défile, avalé par la voiture, marque le rythme d’une course vers la mort, la leur ou celle des autres, dont Henriette avait saisi la réalité matérielle dans l’été qui se termine. Iel ne sursaute pas quand Alastor l’interpelle, mais relève un instant les yeux dans un battement de cils en pattes d’araignée pour croiser son regard de son reflet dans le miroir. Oui.

Sous la demi-lune qui suit chacun de leurs visages, iel garde un laconisme funèbre et approprié qui donne au soir un air de funéraille—la berline noire serait alors un corbillard qu’eux, anges de la mort, conduisent en annonciation d’une lutte divine à laquelle iel ne prendra pas encore part. Sur la nuque de Henriette, dont la courbe est gravée dans un marbre tiède et riche, le regard d’Alastor est une brûlure qui laisse son empreinte : pour s’en défaire, iel lui adresse, dans le rétroviseur, un sourire qui courbe en arc-de-cercle ses lèvres peintes en pourpre. La nuit tourne déjà au rouge. Je sais. Vous êtes grand ; vous voulez que je vous conduise au massacre, je vous conduis au massacre.
Henriette ne craint plus les massacres qui se dessinent en tableau de bataille derrière des portes closes ; à l’inverse du charnier de plein air qui avait planté ses dents dans sa chair et ses souvenirs. À la lisière de l’innocence, iel avait basculé, et ne reviendrait plus à l’indolence d’une vie tranquille sans sang versé, sans sang gâché, plutôt, car iel avait ellui-même offert à la terre son lot de sacrifice. Cet été-là, on avait pris le couteau, poignardé sa candeur, tué sa langueur de prophète qui priait loin des fosses communes—à l’automne, que restait-il de Henriette Malveaux ?

Oh, regardez le chien ! La voiture ralentit dans la nuit, sans s’arrêter, juste assez pour voir à travers la vitre teintée le regard tendre et triste d’un bâtard laissé au pied d’un immeuble suintant de vie. Vous pensez qu’il a été abandonné là ? Oh, non, le pauvre ! Et puis, il faut le dépasser ; s’adonner à l'abattage rituel de sa gentillesse sur l’autel de l’indifférence. Oui, cette nuit aussi prendra la teinte du rouge.

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Rien, dans la fresque citadine que Henriette voit défiler depuis l’avant de la voiture, ne laisse s’annoncer les crimes commis à l’ombre, au point le plus sombre de la nuit ; dans les ruelles ou les halls d’immeubles désaffectés, c’est là que dort la misère, loin des regards qui ne discernent rien de la fin du monde. C’est une fin qui n’appartient qu’à elleux, et qu’iels sont seul-e-s à lire dans le ténu grésillement de l’air, dans le son de la radio qui résonne en fond de leurs conversations laconiques, ou dans la vibration jaunâtre des lampadaires qui ne laissent pas s’installer la noirceur. Depuis l’arrière de la voiture, où arrivent à peine les premières notes d’une chanson de Radiohead que Henriette avait mis plus fort, Alastor lui offre le massacre comme on offre une parure de perles ou de diamant, le sang rouge qui tâche la nuit pour orner la peau douce et tendre de son cou : Henriette passe une main sur sa nuque comme pour faire l’absolution d’un sentiment de mort imminente. Je vais rester dans la voiture. J’en ai assez vu pour cet été.

Iel lève le regard pour croiser ses yeux clairs dans le rétroviseur, sans frissonner devant le vert délavé de son iris naturel. Le visage d’Alastor prend les teintes froides de la nuit, et Henriette le sait sans candeur aucune, placide face à la mort des autres. La lumière artificielle de la ville éclaire un sourire qui a tout d’une lame de couteau. Iel regarde la route. On y est dans dix minutes. Vous êtes pressé ?
La question est ingénue car iel est sans hâte du massacre à venir, sur lequel iel fermerait les yeux : iel donnerait à Alastor un mouchoir pour essuyer ses mains, ouvrirait la porte, et ramènerait à l’hôtel les âmes damnées de ses victimes—la mort colle à la peau, et les hommes comme lui ne peuvent s’en laver : ils ont, dans le coeur même de leurs os, la marque pourpre du meurtre. Henriette refuse de se donner au silence et, à un feu rouge, puise en ellui une paix absurde qui obstrue sa vision ; les yeux fixés sur les crimes d’Alastor, iel ne les voit pas.
Il était trop mignon, le chien, c’est trop irresponsable de prendre un chien et de l’abandonner. J’aurais le droit d’avoir un chien, au Danaé ? C’est autorisé ? J’aimerais bien avoir un chien, un jour. Pas tout de suite, hein !

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Assis.e au volant, prêt.e à repartir dans l’urgence d’une course-poursuite imaginaire, Henriette ne devine rien du théâtre du massacre qui se joue à l’intérieur de l’immeuble—n’en saura jamais rien, trop pur ou trop impie encore pour poser ses yeux sur ces violences banales d’un monde qui n’est pas le sien. Derrière les vitres teintées, la musique couvre le bruit de la ville et des crimes qu’elle abrite : c’était une ignorance qu’iel s’offrait encore, par indulgence pour ellui-même, ou ce qu’il en restait, après l’été carnassier qui se poursuivait encore dans son angle mort. Iel dodelinait de la tête en rythme, et se refusait à la reconstitution du diorama sanglant que son esprit lui imposait ; où Alastor tenait le rôle-titre, et était seul sur scène.
Son retour se fait au rythme effréné d’une chanson trop forte, et Henriette ne voit le sang que du coin de l’oeil, avalé par le goudron ; dans le rétroviseur, iel voit qu’ils sont deux, et ne saisit du frère prodigue qu’un profile grec, avant de démarrer. Ok boss ! On y va ! La musique s’arrête, et le silence porte leur fuite. Henriette ne sait rien des tourments de la nuit, et se plaira de cette ignorance pudique et adjacente à la douleur des autres. Iel se prétendra discrèt.e, mais ne posera pas de questions au nom d’un instinct archaïque de préservation de soi qui lae poussera à fermer les yeux, à ne rien dire de l’inconnu à l’arrière, des chaussures tachées d’Alastor, ou de—la voiture marque l’arrêt soudain ordonné par le chef.

Les deux mains sur le volant, iel suit du regard la fresque monumentale des gestes d’Alastor qui détache le chien errant, image statique de son dernier caprice, et le laisse monter à l’avant, en quatrième passager de cette nuit sans lune. Iel ne dit rien, et reprend sa route avec une contenance terrifiée et juvénile, placide en affrontement de la frénésie erratique du geste.
Au Danaé, le sourire tendre et joyeux intouché des affres qu’iel n’avait pas vu, iel offre à Alastor un geste désinvolte et dévoué, qui ressemble à une prière et porte en lui-même la promesse d’un attachement qui ne devrait pas être—il y aura d’autres nuits sans lunes, d’autres carnages, d’autres victimes. Oh promis ça sera le meilleur chien !! Merci chef !

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