Iel avançait un pied de chaque côté de la fracture : sa vie, lande désertique, était fendue en deux, entre l’île et la ville se creusait un gouffre qui menaçait de l’avaler. D’un côté comme de l’autre, il n’y avait rien à l’horizon ; du levant au couchant Henriette ne voyait que la ligne claire qui engloutissait le soleil puis en accouchait au matin, avec la douleur de la vie et le silence de la mort. Iel avait tout voulu, embrasser deux vies entières de ses bras écartés pour n’en sacrifier aucune, et voilà ce qu’était devenue sa terre—aride et stérile, iel n’avait plus grand chose. D’un côté de la fracture, Leïla l’appelait à l’aide, et sur l’autre rive couchait son devoir comme un chien aux abois ; c’était l’un ou l’autre, il fallait toujours choisir, ou peut-être était-ce la chute. À chaque pan de son existence, iel était lié par un cordon ombilical qu’iel n’avait pas le courage de sectionner, et iel était tiré de part et d’autre, debout sur cette ligne où iel serait écartelé. L’immobilité serait sa mort, iel voulait tout, ne garderait rien : Leïla avait appelé, encore, et iel avait tardé à venir.
Il fallait émerger, quitter le désert et regarder le matin qui venait, ou peut-être était-ce le soir, iel ne savait plus ; Henriette portait la croix de son absence qui sonnait comme du désamour. Iel franchit la porte et ses yeux portent la trace de maux qu’iel ne pouvait partager : sans rien d’un-e martyr-e, iel se tient debout dans la chambre sombre, silhouette en parchemin découpée sur les murs dont iel ne parvenait plus à imaginer la couleur au grand jour. Leïla était assise au bord du lit comme un ange très triste, et Henriette avait alors deviné que c’était le jour de leur mort. Ça serait tout simple, presque tranquille, comme des fleurs fanent en silence et dont on ne remarque l'absence que bien plus tard. C’était le début et c’était aussi la fin, iel ne savait plus, le serpent se mordait la queue et iel n’en trouvait plus la tête.
Tu veux vraiment que je parte ?
Iel fait le contraire, s’assoit au bord du lit, sent les draps se froisser sous ses doigts arachnides. Si elle lui disait oui, alors iel s’en irait, pour de bon peut-être, cette fois : Leïla était plus brave qu’ellui, c’est elle qui couperait leur lien de ses mains fines, froides d’avoir trop pleuré.
Leï—
Est-ce qu’iel pouvait encore être désolé-e ? Henriette se sentait comme une pécheresse incorrigible, implorant la pitié d’une sainte qui lui avait pardonné ses fautes trop de fois déjà—les ave maria lui brûlaient la langue, iel savait que c’était la fin.

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Iel avait appris à craindre le calme plus que le tumulte : dans les colères enflammées et les disputes criées au ciel, Henriette avait appris à lire leur amour entre les lignes ; iel voyait toujours apparaître la tendresse en toile de fond d’un palimpseste, comme si on avait gratté l’adoration pour écrire la douleur à l’encre rouge sur ses vestiges. Iel ne voulait pas pleurer, pour ne pas dénuer le moment de son austérité ou pour ne pas précipiter leur chute ; iel l’avait senti, ellui aussi, qu’iels étaient face à leur fin. Henriette voyait Leïla de profil et ne devinait que la forme de son visage dans l’obscurité de la chambre, iel lisait en théâtre d’ombre ses longs cils, son nez mutin et ses lèvres qui ne s’étiraient plus en sourires amoureux—iel devinait ses traits pour les avoir trop regardés, et cette fois encore, iel en gardait l’empreinte dans ses iris parce qu’iel savait que c’était ainsi qu’iel se souviendrait d’elle, pour les mois à venir, et que le dessin de leur rupture resterait laqué dans son esprit comme un motif tragique sur un fond noir immaculé.
Iel pensait qu’iel était prêt-e, enfin, à recevoir la promesse qu’il fallait passer à autre chose—Henriette croyait son cœur laissé à la porte de la chambre, et qu’en sortant seulement iel le fleurirait de souci et d’aigremoine, de pavot peut-être, pour atténuer sa peine. Cette fois encore, iel était lâche : iel avait la gorge nouée et les mots jaillissaient dans un tremblement.
Tu devrais pas t’excuser, c’est pas ta faute.
Iel aimerait penser que c’était là l’effondrement de ses amours, mais iel savait que ce n’était que l’achèvement d’une mort lente qui s’était déjà annoncée à elleux. Iel s’était fait-e absent-e, transparent-e peut-être dans ses meilleurs moments, en amoureux-se inconstant-e dont les maux écrasaient les affections—Henriette aimait Leïla d’une ardeur amarante. Son silence était trop long, c’était encore une fuite.
Pourquoi maintenant ?
Iel ne craignait pas d’être injuste et ses mots étaient sans amertume ; iel voudrait prendre sa main une dernière fois, peut-être, mais iel n’osait pas bouger.

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Iel bercerait, jusqu’à la dernière seconde, tous les doutes de Leïla—Henriette n’avait été qu’un point de fuite dans le paysage, un trou noir, peut-être, où les émotions se déversent puis sont perdues à jamais, sans rendre en retour l’énergie cosmogonique qu’il fallait pour maintenir l’équilibre. Iel avait tout arraché, tout dévoré, les soleils et les astres, pour assouvir son propre mal dont iel voyait la forme, là-bas, découpée aux ciseaux sur la ligne d’horizon. Iel se disait qu’iel avait déjà trop pris à Leïla, et qu’elle méritait que sa fin soit pure. Iel voulait aussi, égoïste, qu’elle ne se rappelle pas d’ellui comme de cette ombre malheureuse qui gardait jalousement les restes de son éclat.
Je t’en veux pas.
Je ne t’en voudrai jamais—c’était ça qu’iel voulait dire, mais c’était abuser de son pouvoir que de promettre des absolus : il n’y avait plus, pour elleux, de toujours ou de jamais, car c’était là que se dissociaient les lignes de leurs vies respectives. Iel ne peut pas détourner le regard, ah ! iel en demande encore trop, avale de ses yeux la lumière qui dessine un cerne blanc autour de ses iris, voudrait que Leïla lae regarde aussi et ne voie pas en ellui l’absence qu’iel était déjà. Iel avale chacun de ses mots, dévore, digère, recrache, il n’y a pas d’amertume sur son palais, ça n’a pas non plus le goût du sang parce qu’iel ne voit pas encore sa propre blessure. Iel inspire, expire, très doucement parce que Henriette ne veut pas que Leïla pense que c’est un soupir—ce n’en est pas un.
Je t’en veux pas parce que je sais que tu as raison, je le sais très bien, mais j’avais du mal à l’accepter, je crois. Je veux pas non plus qu’on se déteste, et surtout, je veux pas continuer à te blesser comme je l’ai fait, en étant pas là pour toi.
Iel saisissait enfin les courbes molles de sa fuite, la saisissait du bout des doigts pour lui offrir en sacrifice, bien trop tard. Aux amours mauves qui gardaient les stigmates de leurs batailles, Henriette se donne tout entièr-e, enfin, quand c’était déjà fini.
Moi aussi, je t’aime.
Iel voit cette paume ouverte et se demande si elle est pour ellui, iel n’en est pas sûr-e, porte la crainte que le fer chaud de sa propre main imprime sa marque dans cette peau donnée, et que Leïla retourne au monde hantée par cette blessure. D’abord, iel ne fait rien.
Je veux que tu sois très heureuse, et j’ai encore du mal à me dire que ça sera sans moi.
C’est l’élan qui lae pousse à prendre sa main, vite mais sans ardeur, iel lie leurs peaux mais laisse le nœud de leurs doigts posé sur le lit défait, enfoncé dans ses vallons souples et encore tièdes des draps ; et sentant cette paume qui connaissait si bien la sienne, iel pense faiblir, iel ne veut pas, regrette alors d’avoir cédé à cet appel du vide. Le blanc de ses yeux prend la couleur des larmes, qui dissolvent son khôl comme une aquarelle.

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Iel entend Leïla l’absoudre comme on verserait sur son front une eau bénite pour lae laver des maux qu’iel avait infligés—iel ne croit pas en son innocence, s’y résout cependant, ne dit rien pour s’en défaire. À l’ombre de la chambre qui fait comme un cloître, iel trouve ça terrible, cette acceptation tranquille et juste que personne n’était en faute, et que leur amour n’était mort qu’à l’aune de leurs tristesses respectives. Iel se trouve coupable de son absence, perpétuelle fuite en avant dans laquelle iel avait lâché sa main, un jour, sans s’en rendre compte, avait laissé se creuser la distance sans un regard en arrière pour ne pas voir l’ombre de leur effondrement. Dans le creux de sa paume, Henriette se dit qu’il existe bien, dans le monde, un endroit bien à ellui, un endroit à sa forme où iel pouvait venir dormir ; et que ce soir, cela n’existerait plus—il faudrait trouver en ellui l’été ou le printemps de son renouveau. J’espère qu’on se retrouvera. Quand ça ira mieux.
Iel était repu-e du trop grand silence de leur alcôve—iel renifle une fois pour ravaler ses pleurs et dans cette paix tragique et plate, cela semble indécent. Quand iels se regardent dans les yeux, c'est avec une sincérité trop grande ; et soudain, iel sent s’ouvrir la plaie, verticale et en plein cœur, une entaille qu’iel avait vu venir mais qu’iel n’avait pas vraiment comprise. C’était vrai : voilà tout, c’était fini, comme ça et pour toujours, il ne resterait dans le fil linéaire de son existence que la marque rouge de leur tendresse déjà évaporée.
Je sais pas trop, Leï, j’ai envie de te dire oui mais là, tout de suite, je sais pas si je le crois.
Iel s’accroche à sa main, un instant encore, dans la petite chambre hors du temps ; iel sait qu’une fois leurs doigts séparés, ils ne se retrouveront plus : dans la banalité de leurs derniers instants à deux, iel se veut très tendre par sa douleur. Doucement, iel ajoute, parce que sa question appelait à cette réponse : Mais oui, on s’en remettra—on s’en remet toujours, non ?
Henriette réalise alors tout ce que cela veut dire : c’était sa dernière fois dans la chambre avec elle, la dernière fois qu’iels se parlaient ainsi, dans cette intimité promise par l’amour, la dernière fois aussi qu’iel gardait sa paume tiède ; comme des petites perles le long d’un collier, iel égrenait ces petits déchirements sans ampleurs, série de petits deuils à la tristesse tenace qu’iel n’était pas encore prêt-e à faire.

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Oui, on s’en remet toujours : voilà l’épitaphe de leur amour, tout ce qu’il resterait des maux quand, un matin, iels s’éveilleront sans l’hébétude de la peine. La quiétude reviendrait ainsi, sans s’annoncer, avec la certitude persistante de l’aube qui se lève toujours. Henriette ne trouvait pas encore de réconfort dans l’idée des joies sans elle, voudrait promettre que le bonheur est là, niché dans le creux de leurs deux mains encore entrelacées comme une petite chose très frêle—iel n’a pas le droit de mentir ainsi, l’absence est déjà là, et la fin aussi. Exsangue de pleurs et de serments, iel déplore en silence la perte de la paume de Leïla, sait que ses doigts n’enserreront plus les siens dans cet étau ferme et aimant qui, dans sa tristesse, gavait son coeur d’un réconfort doux qu’iels n’avaient pas besoin de dire. Assis sur ce lit qui lui semblait appartenir à quelqu'un d'autre, iel prend la mesure de sa perte : iel se lève pour mettre un terme à la banalité révoltante du moment, trouver un point de fuite qui romprait la monotonie du paysage de la chambre qui lui semblait soudain insupportable—il fallait partir, et trouver un refuge qui n’aurait pas été souillé de ses larmes, qui ne porterait pas encore l’empreinte tiède du corps de Leïla dans les draps.
Il est temps, enfin : iel s'en va.

Je vais rentrer à New York, ce soir. Tu peux rester là autant que tu veux.

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