Le soir tombait tôt—c’était dégoûtant. Henriette sortait de cours accueilli-e pas la nuit, noire, sans étoiles ; il n’y avait pas pour ellui de crépuscules aux teintes roses, et comme tout le reste, ça l’accablait. Iel rentrait et l’appartement était miteux, il fallait ignorer les murs à la couleur insipide et l’odeur humide qui n’était pas couverte par l’encens au romarin que Henriette faisait brûler. Iel ne voyait plus rien—ne voyait plus la pitié de sa vie, iel s’asseyait à son bureau un peu bancal et s’abîmait les yeux sur des textes dont iel ne comprenait plus le sens : ça lui donnait envie de pleurer. À Noël, iel voulait rentrer au pays, il y ferait très chaud et les fêtes auraient le goût des goyaves gorgées de soleil que son père lui couperait avec un amour divin qu’iel ne savait trouver ici. Henriette entend dans la cuisine le cliquetis de la vaisselle, alors, iel se lève, certain-e d’y trouver Abel, courbé et amer sous l’ampoule nue qui éclairait la pièce d’une lumière triste et fade. Iel ne savait pas ce qu’iel cherchait, le silence annonçait le déluge à venir, et Henriette n’avait rien dans le cœur : dans l’encadrement de la porte, iel regarde Abel d’un œil morne, voit son sang s’écouler, lui est reconnaissant-e d’avoir porté la première injure. Me parle pas comme ça, on est pas potes toi et moi. Iel ne fait pas mine de se précipiter, iel ne fait même rien. Son épaule est appuyée contre le mur à la peinture immonde, iel a les bras croisés. Je t’ai rien demandé, t'aime trop faire le martyr. Va, Abel, dis-lui ! Montre-lui ta colère, ainsi, iel prouvera qu'iel est encore en vie.

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Le mépris d’Abel l’étouffait, soudainement, iel peinait à trouver l’air dans la petite cuisine de leur appartement où l’humidité dévorait chaque recoin ; on voyait fleurir dans les angles, parfois, comme des éclaboussures, les petits points noirs significatifs de cette atmosphère viciée. Iels ne pouvaient plus respirer, il fallait tout voler à l’autre pour survivre, seulement, et ne pas rejoindre les tâches épinglées sur le mur, vestiges des anciennes vies construites et défaites à l’ombre de l’appartement. Le pathétique de la situation lui échappait, dans la grande fresque déprimante de son existence, ce n’était qu’un accroc—après la dispute, Henriette en pleurera de frustration, puis se replongera dans ses ouvrages, les yeux bien secs, avec l’abnégation acariâtre qui lae caractérisait.
Je l’aurais fait, mais comme d’hab, si c’est pas fait quand TU veux, tu fais une crise.
Iel s’avance dans la pièce, ça y est, lae voilà avalé-e par la confrontation, scène biblique d’un soir de semaine qui se reproduirait encore à l’infini. Iel veut être cruel, plus cruel, iel a la bouche pleine d’une amertume qu’iel voulait refiler à Abel pour s’en délester—il fallait aboyer, il fallait mordre, gagner ce combat de chiens qui n’avait même pas de sens pour retourner à sa chambre avec le sentiment, au moins, de cette pitoyable victoire.
Il y avait de l’horreur dans les mots d’Abel, et Henriette y croyait un peu.
Faut te détendre, hein, si mon rythme de vie te déplait, tu peux toujours déménager. Je te force pas à rester ici.
Comme des bêtes en cage qui n’avaient pour ennemi qu’elleux-même, iels était piégé-e-s là, dans cette cuisine miteuse qui n’était que l’appendice d’un appartement plus triste encore ; la lumière grésille et dessine des ombres coupées au couteau sur le visage d’Abel qu’iel voyait comme son bourreau. Henriette s’étranglait sur sa propre colère qui ne faisait que gonfler, et qui gagnait du terrain sur ses sens comme la moisissure sur le papier peint moche des murs. Iel ouvre un placard d’un geste enragé et son visage y disparaît une seconde : iel en sort une trousse à pharmacie sans doute à moitié vide et la jette sur la table, en direction d’Abel ; c’est comme une insulte.
Tiens. Tu saignes partout.
S’il versait ainsi sur le carrelage le carmin de sa plaie, Henriette perdrait sur le plan du sacrifice—iel ne pouvait l’accepter.

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(cw plaie)
Pourtant, j’en connais d’autres, moi, mais il a fallu que tu viennes pourrir ma vie. Iel n’entendrait pas leurs maux partagés—abhorre leur lien par le ciel qui rend leur sang impur ; iel ne jouerait pas avec Abel au jeu de l’amour de leur bâtardise qui les rendait semblables. Debout dans cette cuisine, il était tout ce qu’iel n’était pas, la matière noire de sa personne qui arracherait bien sans hésiter le peu qu’il restait d’ellui. Ça ne lae dérangeait pas d’être martyr, d’étaler sur la table en formica pleine d’éraflures la collection de ses angoisses ; iel ne respirait presque plus, étouffé-e d’une peine qui nourrissait sa rage dans ce combat de chiens. Arrête d’être condescendant comme ça.
Henriette regarde la plaie se refermer lentement comme si elle lae narguait par sa vie débordante, insolente face à la mort qui planait toujours dans l’appartement ; l’audace de la chair lae dégoûte profondément car elle montre Abel inhumain mais pas cruel. Iel ne voit, dans sa peau qui se soude pour oublier la plaie, que ces millions de cellules grouillantes à la magie diffuse qui réparent avec amour son humanité éreintée, comme s’il le méritait, comme s’il avait droit à cette tendresse du monde qui réunit la chair tailladée en échange du sang versé. C’est horrible. Iel se détache du diorama charnel de leur souffrance, sait qu’iel doit répondre pour refermer à son tour la plaie métaphorique qui lui était infligée comme un affront—c’est une dure vérité qu’iel recrache comme un mensonge.
C’est dégueulasse de dire ça, et tu le sais très bien. À l’aube ou au crépuscule de la violence, iel ne voulait pas être victime, souffrir de la rage des autres alors qu’iel voudrait verser la sienne sur le monde.
Pourquoi tu fais ça, hein ? Genre ça va, tu te sens mieux maintenant ? T’as bien projeté tes problèmes sur moi, tu m’as bien pourri-e et comme ça, tu vas pouvoir continuer ta petite vie tranquille en te sentant meilleur que les autres ? Bravo.
Et pour ne pas entendre sa réponse, ne pas l'entendre entailler son honneur comme il avait coupé sa paume, Henriette se détache enfin de l'enfer de la petite cuisine, tourne le dos à Abel dans l'ivresse de sa colère pour retourner dans sa chambre qu'iel n'aurait jamais dû quitter.

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