when you are old you will understand
but we are hurting now
so what are we to do ‘til then?
[...]
our kids will grow up with half as much
trying to build something out of dust
finding too late what they need

L’air de juin était celui d’un printemps tendre où commençait à naître la tiédeur de l’été, alors Don se levait tôt pour savourer les matins encore frais, déjà radieux car l’aube venait sans attendre. C’était un jour de fête, alors dès neuf heures, elle s’était affairée dans la cuisine ; la fenêtre était ouverte et le vent ne portait que le bruissement des feuilles du poirier dans son jardin—la vie était tranquille. Ses mains sentaient déjà le chocolat, coupé pour le gâteau qu’elle offrirait aux enfants capricieux qui n’étaient pas de son sang mais qu’elle avait faits siens, d’une certaine manière, parce qu’iels s’étaient présenté-e-s à elle égaré-e-s mais sincères, auréolés seulement d’une innocence aberrante. Tant qu’Owl et Siegfried voudrait bien d’elle, elle prendrait le temps, comme ça, de construire dans sa maison un refuge pour qu’iels y dorment et y trouvent la stabilité, si ce n’était la chaleur. Par les noeuds complexes d’une piété filiale construite sur un limon différent de sa propre chair, Don était devenue cette figure grande aux épaules larges, ou ce grand-père qu’on visitait avec indifférence parce qu’on le savait toujours présent ; au détour d’un couloir ou d’un chemin bordé d’iris, elle était toujours là, homme de certitudes, dans le foyer qui était aussi à elleux.
Don, dans le flou de sa propre chronologie, voyait peut-être encore Siegfried et Owl comme des enfants—parfois, seulement, quand ça l’arrangeait bien de les rajeunir mais pas quand il fallait les tenir responsables de leurs choix ; alors elle avait prévu une gentille fête, de celles qu’elle n’avait pas eu en grandissant et qui semblait toutes droit tirées d’une image d’Épinal de la famille américaine. Dans le jardin, elle avait couvert la table d’une nappe charmante, elle avait mis dans un vase des fleurs cueillies le matin même, pivoines et hortensias délavées par le soleil, et posé juste à côté un gâteau au joli glaçage couvert de bougies criardes. C’est à l’ombre d’un chêne que se profilait la Cène à venir, ainsi, le drame familial pourrait se jouer dans un petit paysage aux couleurs vives, digne d’un tableau sans prétention.
Quand Owl et Siegfried arrivent, elle est déjà au jardin—Don leur avait dit d’entrer sans sonner parce qu’elle n’entendrait pas, de toute façon, depuis l’extérieur. C’était un jour de fête.
Bonjour Owl, bonjour Siegfried, joyeux anniversaire !
Elle disait toujours Owl et Siegfried, ou Siegfried et Owl, et jamais elle ne leur disait les jumelleaux ou les enfants ; elle voulait séparer par ses mots deux entités nées d’une même matrice pour, sans en formuler l’intention, en accentuer les identités propres—en ce jour à partager, c’était un noeud à défaire.

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Don accueille Owl dans ses bras braves et tièdes, et c’est comme tenir un oisillon tout frêle : on fait en sorte de ne pas l’écraser entre ses paumes trop aimantes, et de lui donner la chaleur inconditionnelle de l’amour filial sans l’étouffer, surtout. Siegfried ne rejoint pas l’étreinte, ne participe pas encore à cette caricature délavée de la famille américaine, petite pièce recomposée qui rend très bien quand on la joue au mois de juin. Don est d’une constance sereine qui s’oppose à l’enthousiasme juvénile d’Owl—non, qui ne s’y oppose pas, qui s’en laisse envelopper comme un rocher qui prend la mousse. Moi aussi, je suis contente de te voir.
Toute la joie se trouve dans la visite désinvolte et le bonheur volubile, la simplicité de l’après-midi ensoleillée qu’iels couvriraient de nuages. L’été arrive, tranquille, égrenant les jours comme des doigts courent le long d’un chapelet. Don serre la main de Siegfried sans détourner les yeux, c'est un honneur, ses iris clairs droits dans les siens, vitreux et tendres et menaçants pour trancher avec la placidité de son sourire. Son bras gauche n’a pas libéré Owl : voilà la médiocrité de leur câlin à trois, sans chaleur ni enthousiasme. Tu n’as pas besoin de l’excuser, c’est un anniversaire, Owl a le droit d’être enjouée.
Elle leur fait signe de s'asseoir, de ces gestes auxquels ont ne peut pas dire non, qu’elle dessine dans l’air avec l’autorité des grands hommes. Le soleil qui filtre par le feuillage des arbres, clairsemé à la cime, dessine dans ses cheveux blancs des éclats d’or qui la couronnent en patriarche de cette maison dissonante, où la tendresse coule comme le miel, en force de coercition. Il fait déjà trop chaud, et sa nuque porte l’empreinte du soleil à son zénith ; l’air se délie en une brise tiède et parfumée qui apporte sur la table l’odeur fleurie des lilas, leurs pétales abandonnés et la fraîcheur du printemps inachevé. Elle ne laisserait rien au hasard, même pas le zéphyr qu’elle tisse de ses mains surannées.
Rien n’est à faire, tu peux faire ce que tu veux. Il y a du gâteau, vous pourrez souffler les bougies ; rien de grandiose, il s’agit juste de passer un petit moment en famille.
Rien ne pourrait tempérer sa joie sempiternelle, fade et opiniâtre, à laquelle on ne peut se refuser. Don se penche par dessus la table pour allumer devant elleux les bougies criardes : les petites flammes s'élèvent comme des gerçures à l’ombre du poirier, crèvent l’air chaud de leurs pointes indolentes qui marquent la course des années.
Il faut faire un vœux avant de souffler.

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Le printemps a déjà fini de pourrir : c’est ainsi que l’été viendra mort-né, tué dans l’oeuf par le vice de la saison précédente dont la douceur est celle de la décomposition et dont le parfum de chèvrefeuille vient des fleurs déjà ingurgitées par l’humus. Leur famille se place en carton-pâte dans le paysage de désolation qui préfigure peut-être les horreurs du mois à venir, ou non ; c’est un jardin où il faut être heureux et où la savante liberté de la nature n’existe que pour adoucir les angles d’un foyer architecturé, géométrique, où chacun.e connaît sa place. La nappe à carreaux bleus trace les frontières cartésiennes de leurs identités : d’un côté, Owl et Siegfried, et de l’autre, Don, en opposition totale. L’histoire familiale s’écrit dans le parallélisme absolu et mathématique de leurs vies, qui ne se rencontrent que parce que Don, de ses grandes mains de démiurge, force le cours du monde entier. Son amour déborde comme un fleuve sort de son lit et va contre sa trajectoire définie par les crevures de la terre, sublime et contre-nature. Siegfried et Owl, à l’image de ces proies emportées par le courant, se trouvent obligé.e.s de s’y soumettre avec l’allégresse du libre-arbitre.

La voix de Don ne rejoint pas le chant d’Owl, dont les paroles sibyllines et simples s’écrivent libres d’interprétation—c’est une célébration de Siegfried, d’elle-même, ou de l’entité unique et écartelée qu’iels composent tou.te.s les deux. Don ne dit rien, son regard bleu suit la scène avec la distance omnisciente des rois anciens, et détaille la figure en papier crépon d’Owl qui se découpe sur le panorama de sa maison, à sa place dans ce cloître suranné et patriarcal délimité par la clôture en bois. C’est un très joli vœu, Owl. J’espère qu’il sera exaucé. Elle ne voit que du coin de l’oeil le trou noir découpé par les contours de Siegfried sur la beauté du jardin, et se retrouve malgré elle absorbée par la gravité et la force de cet astre central et mortifère qui absorbe toute la lumière du jour et ne renvoie rien. Ce n’est rien, Siegfried a le droit de garder son voeu pour ellui. L’amour que Don porte à Owl est suffisant pour les deux entités qui composent Siegfried.

Avec la lenteur festive d’un dimanche de messe, Don retire du gâteau les bougies dont la cire a coulé en grosses larmes bariolées sur le glaçage, matérialisation de la tristesse joyeuse qui accompagnait la fête : elles célébraient, toutes les trois, la mortalité évidente et injuste de leur condition bâtarde. Quand Siegfried se saisit du couteau, dont la lame attrape un rayon de soleil pour en rendre l’éclat plus blanc et agressif, Don ressent l’indicible malaise des justes qui assistent à un acte de foi, ou qui voient se tisser le crime le plus innocent du monde. Elle ignore le soulagement qu’elle ressent quand iel lui tend le couteau, et ne respire que lorsqu’elle voit finalement les doigts clairs et fébriles de Siegfried se délier du plastique du manche. Je vais nous couper chacun.e une part, et vous pourrez vous resservir, ou vous pourrez emmener les restes et les manger demain au petit-déjeuner. Don tranche dans le mou du gâteau des angles égaux qui ne révèlent rien de son amour ou de son désamour : chaque part porte en elle son invariable condescendance de patriarche. Elle tend à Owl et à Siegfried – en même temps – deux petites assiettes fleuries dans lesquelles se dressent des parts de gâteau qu’elle veut identiques, par respect pour leur gémellité et pour ne rien laisser transparaître de l’inégalité de sa tendresse. Comme ça, il restera encore un peu de la fête demain. Demain, que restera-t-il d’eux trois ? La famille, aussi fausse soit-elle, survivra à l’éclatement de cet après-midi de printemps ; Siegfried et Owl auront vingt-trois ans, puis vingt-quatre, puis vingt-cinq, années écoulées en nombres toujours pairs—et Don, un jour, disparaîtra de ce tableau qu’elle avait peint sans verser une goutte de sang. On ne se souviendra de rien, seulement de cette belle fête d’anniversaire qui se répètera tous les ans au mois de juin.

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