| – Je sais que je ne rencontrerais plus jamais rien ni personne qui m'inspire de la passion. Tu sais, pour se mettre à aimer quelqu'un, c'est une entreprise. Il faut avoir une énergie, une générosité, un aveuglement... Il y a même un moment, tout au début, où il faut sauter par-dessus un précipice ; si on réfléchit, on ne le fait pas. Je sais que je ne sauterai plus jamais.
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A l'époque, je m'imaginais qu'il m'était encore possible de feindre la défiance chaste - ce sentiment d'incertitude trompeuse que l'on découvre en prenant son temps, à la manière un peu voyeuriste des artistes peu sérieux ou des médecins (ils sont de la même trempe). Mais ma pudeur m'empêchait de prendre toute la mesure de l'irréel soupçon qui régnait entre nous comme un faisceau de mauvaise augure, et que je nourrissais malgré moi de façon dégoutante - ce que je regrette beaucoup, aujourd'hui. C'est tout.
Je me disais qu'il n'y avait décidément rien de plus simple que de sauver les apparences, aussi difficiles soient-elles, en ayant l'air de les prêter à quelqu'un d'autre. Leon était un homme bien sous tout rapport, parce que superficiel et résolument désordonné ; il donnait son affection d'une façon légère et éclatante, qui faisait un peu de tapage en un instant, et rien d'autre après ; et je pensais qu'on lui pardonnerait facilement ses dérives car elles étaient les plus simples au monde ; et lui-même était parfaitement excusable, car il représentait aux yeux de tous
l'incarnation admirable d'une jeunesse mortelle. Cela me donnait une très bonne excuse.
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Tout de suite, je sens son odeur ; elle me le rend très perceptible. Je songe à faire demi-tour. Les gens très perceptibles m'affolent. Je ne sais pas comment me comporter avec eux. Je dis que je ne veux rien d'alcoolisé. Avant de le suivre, j'ôte ma veste, et l'accroche après en avoir lissé les plis. Je veux faire les choses
dans les règles de l'art.Nous savons bien, tous les deux, que ces formules de politesse manquent de foi. A vrai dire, je ne suis pas fâché du peu de cas qu'il se fait de mes positions. Je pourrais lui répondre que je vais très mal ; mais cela manquerait beaucoup de goût. Car pour oser exagérer ainsi, il faut au moins détester franchement son interlocuteur. Il faudrait que j'essaye de me fabriquer des sentiments aussi forts à son égard - certes ! Cela m'épargnerait bien du mal. Je regrette la faiblesse méprisable dont je fais preuve ; mais le fait qu'il ne m'aime pas tant que ça m'apaise. Ce qui compte, c'est qu'il m'admire purement, c'est-à-dire sans la moindre ambiguité. C'est ce que je crois.
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Je vais bien. Merci.Je le regarde. Il ne me ressemble pas du tout. Tant mieux ! C'est aussi pour cela que je l'estime un peu ; je ne parle pas de l'estime austère que l'on voue à ses maîtres ; je parle bien du sentiment de satisfaction matérialiste que l'on tire de la possession à distance.
Je me suis préparé. Plusieurs fois, j'ai fait l'effort de m'imaginer certaines choses ; ses mains sur mon corps (je les imagine assez lourdes, et transparentes) ; les formes de son désir ; à partir des expressions que je lui connaissais, j'ai extrapolé l'argile de son caractère et modelé bien des masques gibbeux, aux paupières closes, aux lèvres entrouvertes, aux tempes humides. Je me suis figuré chacune des petites choses ingrates qui, une fois accolées les unes aux les autres, constituent l'agglomérat déplacé de ce qu'on peut appeler en langage vulgaire,
l'amour (car c'est une honte, d'appeler "amour" ce qui ressemble selon moi au plus passable des rituels) ; je pense que je suis prêt.
Notre silence est pesant, tranquille. J'ai peine à en sortir.
— Tu es très gentil. Un véritable gentleman. Et tu n'as même pas l'air un peu frustré. Ou alors, tu le masques d'une façon très digne. J'apprécie. Je hausse les épaules. Comme c'est ridicule, tout cela !
— Dis-moi. Avant moi, as-tu déjà eu l'occasion un de mes frères ou une de mes sœurs ?