homme de pierre, il marche sous le soleil de la mi-juillet. c’est une fin d’après-midi placide, sans surprise. le ciel est bleu, l’est resté toute la journée ; le soleil est un trou blanc qui vomit sa chaleur et écrase tout sur son passage. alors que mistral s’enfonce dans les rues étroites de l’atè district, il finit par échapper à cette main brûlante qui lui appuyait sur le haut du crâne, lui frappait continuellement les épaules, lui mordait les talons. soulagé, il soupire de plaisir en se réfugiant dans l’ombre humide des bâtiments.

il a, tout à l’heure, envoyé un message lapidaire à mars, lui proposant de passer, lui indiquant qu’il allait passer, il ne sait plus trop. il allait passer, c’était sûr : pourquoi discuter ?
il avait quitté les forges plus tôt que d’habitude, agacé par son travail du moment. la commande annuelle des flèches pour les chasseresses, c’était du travail pour les apprentis, pas pour lui, jugeait-il ; n’avait-il pas mieux à faire que ce travail répétitif, ennuyeux, sans talent ? bien sûr que si.
il avait donc expédié son travail pour la journée : à ce rythme là, il aurait fini son lot dans dix jours, peut-être un peu moins.

il avait donc rangé ses ustensiles, puis récupéré tous les résidus qu’il avait patiemment mis de côté durant les deux derniers mois : copeaux de zinc, morceaux de cuivre, et surtout : pépites, poudre, ou même tiges de bronze céleste, entamées, abîmées, ou juste considérées inutilisables. mistral se refusait à jeter tous ces matériaux mis au rebut, et les entreposait secrètement. propriétés indésirables des forges, et donc de l’île, ces restes étaient censés être refondus ou simplement jetés. mais mistral avait toujours trouvé à qui les revendre sous le manteau, et il n’avait aucune honte à l’idée de voler quelques ressources, ni aucun scrupule à ignorer à quoi ses clients pouvaient bien les employer. il s’en foutait royalement.

c’est avec un lot de ce genre dans sa sacoche en cuir qu’il monte les escaliers d’un immeuble miteux, puis qu’il toque à la porte de l’appartement 304. attendant qu’on lui ouvre, il s’éponge le front, s’étire la nuque, grogne de déplaisir : il est des lieux comme ce bâtiment qui ne sont pas fait pour l'été, qui interdisent toute vie estivale, tant ils sont mornes et gris et tièdes.

mistral ne relève pas le souci de lui dans les mots de mars, souci de lui qui lui semble injure : la chaleur est cruelle, mais plus cruel encore est cellui qui lui fait remarquer avec une honnêteté qui leur est pourtant commune. peut-être est-ce là, plus que dans le sang ou dans les yeux, que se trouve la marque de leur filiation commune. mistral hausse les épaules, indifférent à ce constat, et se laisse manipuler par mars, qui vrombit, dirige, affirme, corrige. il fait trop chaud pour lutter, et pour quoi faire ?

agressé par ce bourdonnement incessant, il reste silencieux et attend que mars se calme pour vider son sac de la seule façon qui importe : littéralement, et sans un mot. les déballages intimes ne les intéressent pas l’un l’autre, mais les matériaux utiles ont à leurs yeux la plus grande des valeurs.

mistral s’apprête à refuser le café, il se dit qu’il est trop tard pour un excitant pareil, et puis il se rétracte. sans doute retournera-t-il travailler après le dîner et un verre au bar, de vingt-et-une heures à minuit, c’est agréable de se trouver aux forges à ce moment, c’est agréable de trouver le feu rouge et liquide dans la nuit noire et de plomb.

« non- si, en fait si, je veux bien. »

indiscret, il jette un second regard à l’environnement dans lequel mars évolue avec aisance. iel semble à sa place en ce lieu.
tous ces papiers, éclats, tournevis, tous ces objets privés ou plutôt détournés de leur sens, tous ces éclats de couleur, de lumière, de matière, tout cela donne un peu le tournis à mistral et semble constituer un environnement hostile au regard et à la vie créatrice, tout en échardes criardes, là où mistral aime les ombres voraces de la forge et les longues étendues de zinc noir, l’aridité de ce qui a maintes fois été désinfecté par le feu et qui trace une ligne droite, directe, entre l’idée humaine et l’objet divin.

la même honnêteté, peut-être : mais la ressemblance entre eux s’arrête là. mistral ne hausse pas à nouveau les épaules, mais c’est tout comme.

finalement, arrive sur la table un café fumant, noir, noirâtre peut-être. un café, du bourrier, l’ombre d’une arme à feu dans un coin. le résumé d’une vie en un regard. ça n’était pas si mal.

mistral acquiesce pour remercier, prend le verre d’une main avide et sûre, il ne s’inquiète pas de se brûler : il l’a déjà été trop souvent pour que cela importe vraiment. il porte la tasse à ses lèvres, doucement, goûte, fait la moue.

« ton café est ignoble, vraiment, commente-t-il, placide, sans pour autant faire mine de poser le verre. voilà ce que j’ai à te proposer. »

il se redresse, écarte quelques objets sur la table du plat de la main, fait en sorte de ne rien faire tomber. finalement, il répand l’entièreté du contenu de son sac sur la table.
tout tombe, et cela fait bling bling bling et d’autres petits bruits joyeux, pluie de métal dans l’été de plomb.

on peut alors voir répandu sur la table du cuivre, des composants électriques entiers, trois tiges de bronze céleste, parmi d’autres éclats de métaux et minéraux relativement rares. dans deux flacons estampillés d’une étiquette on trouve du mercure et de l’acide chlorhydrique. mistral n’a pas vraiment trié avant de venir, mais sait que mars est plutôt du genre à trouver une utilité à tout.

mistral laisse le temps à son adelphe d'observer le lot, et plisse les yeux en jetant un regard vers la fenêtre obstruée. il laisse échapper un soupir, et s'essuie le front avec son avant-bras.

mars se fait railleur, il semblerait. mistral ne parvient pas vraiment à juger de sa sincérité lorsqu’iel lui fait une telle déclaration de fraternité. ça ne lui fait ni chaud ni froid. il relève sans enthousiasme ni agacement.

« oui, sans doute. »

et il dit cela comme il aurait fait un commentaire (encore un !) sur la météo, ou comme il aurait pu annoncer la mort de dizaines de personnes, sans affect. ça n’a pas d’importance, ça n’en aura pas. eux deux… ils continueront leur petit trafic, se voir une fois tous les mois, peut-être, se croiser voire même s’asseoir à côté lors des repas organisés par huynh et sans s’adresser plus d’une dizaine de mots. mistral ne bâtit rien sur cette relation. ça n’indique aucune inimitié, seulement un profond manque d’investissement.

pendant que mars se mue en corbeau, attrapant du bout des doigts des petits ou gros éléments, les jaugeant d’un air expert — iel semble un oiseau ne cherchant que le meilleur pour son nid lorsqu’iel saisit la barre de bronze céleste, mistral expire à nouveau, puis finalement, tire sans cérémonie une chaise sur laquelle s’entassait toute une vie qu’il ne prend pas la peine de regarder, qu’il saisit dans ses grandes mains et dépose ailleurs, grossièrement. la pile s’effondre un peu, mais s’intègre rapidement à l’environnement ambiant, recréant organiquement un équilibre incertain et fragile en s’appuyant sur d’autres éléments. il semble alors à mistral qu’il se trouve dans un tout, un tout vorace et plein à la fois, qui se ferait une joie de l’avaler lui aussi, au même rang que les écrous, armes et objets du quotidien.

mistral hausse les sourcils, s’agaçant lui-même d’avoir eu cette idée idiote, et s’affale lourdement sur la chaise nouvellement libérée, qui grince mais ne cède pas. c’est déjà ça.

ses yeux se perdent à nouveau sur les fenêtres occultées, et il vient encore une fois essuyer la sueur qui perle de son front. entre le dossier de la chaise et son dos, le tissu humide, collant et froid de son marcel le fait se tortiller un peu pour trouver une position où il ne le sentira pas, en vain. il se dit que si l’appartement était réellement un estomac vorace, une telle chaleur et un tel inconfort indiquent sans doute que la digestion a commencé.

finalement, après un temps, il reprend la parole.

« tu prends tout ? »

mistral voit mars lui adresser un pouce dressé, confirmant à nouveau la sincérité de leur gentille indifférence l’un envers l’autre, et il se dit : ah, le pouce, comme sur le rainphone. il prend un instant pour réfléchir à la simplicité des conversations qu’il pourrait avoir s’il pouvait se contenter d’adresser des signes digitaux, de la main ou de l’écran. ça ne serait pas trop mal, dans la plupart des cas.

et là, alors qu’il rêvasse aux conversations silencieuses qu’il pourrait avoir avec tout un chacun, qui faciliterait bien les choses, car on voit tant dans les gestes et si peu dans les mots (enfin disons surtout que la sincérité des gestes, il ne peut s’empêcher de la voir, alors que celle des mots lui demande un effort, un effort qu’il se refuse avec orgueil de produire), mars s’agite tout à coup, comme les papillons de nuit se jettent contre le lampadaire en bas de la rue où habite mistral. celui-ci le laisse faire, impavide, fatigué de ces bruits et mouvements désordonnés. c’est toujours la même chose, de toute façon. il ferme les yeux, entend les bruits, les bruits de la vie.

et puis il entend le bruit. il ouvre les yeux.

le pire, ça n’est pas vraiment le bruit. c’est le silence qui suit le cri le coup le corps qui tombe le silence qui écrase tout d’une main de fer et qui vient appuyer sur le haut du crâne de mistral le force à baisser les yeux baisser les yeux au sol sur la scène qui n’a rien d’innommable au contraire la scène est très facile à décrire la scène c’est mars au sol avec un trou rouge au front. le reste est inutile. c’est très facile de décrire la mort.

ah vraiment c’est drôle c’est vrai c’est simple simple comme un pouce en l’air simple comme une main qui s’abaisse la main de la mort, la main de la mort est mécanique, c’est le fruit d’un feu le feu commun à leurs veines mistral et mars, le vivant et le mort.
c’est drôle comment c’est simple la mort, mistral n’est pourtant pas médecin il n’est pas fils d’apollon il n’est rien de ces choses-là mais il sait déjà que l’enfant de son père est mort que lea propriétaire de l’appartement est mort que mars est mort, il le sait il le sent car il lui est arriver de créer des choses oh jamais la vie jamais ça n’est pas ses affaires ce genre de choses, au contraire à choisir il crée plutôt la mort mais créer c’est déjà faire vivre un peu et ce corps-là mi-humain mi-machine est mort quoi qu’on en dise, même si un médecin venait ici maintenant et qu’il disait “il y a une chance” mistral saurait qu’il n’y en aurait pas, en réalité. il pense on paie de sa vie ses créations mortifères, peut-être. il pense aussitôt que ça n’est sûrement pas vrai. il n’y a pas de loi universelle lisible dans le sang qui coule, dans le corps qui ne bouge pas, dans le silence qui suit le vacarme, dans l’immobilité de mistral dont seules les mains et les yeux tremblent. il n’y a rien à lire, rien à faire, rien à penser. c’est idiot de le croire.

il finit quand même par se lever, par culpabilité, ou par inconfort, plutôt.

« mars ? »

c’est idiot, iel ne répondra pas.

il vient toucher la carotide, encore chaude, moite, un peu humide de transpiration, mais pas de vie.

c’est idiot, iel ne respirera plus.

il n’y a pas de beauté dans cette mort c’est fascinant d’avoir une mort laide (est-ce-que sa mort à lui aussi sera laide ? ou bien est-ce-que sa mort ne pourra qu'être plus belle que sa vie ?), c’est révoltant une mort laide c’est révoltant cette mort laide peut-être que cette mort est révoltante, mistral ne sait pas il ne s’y connait plus assez sans doute il a oublié, ça lui fait se serrer la gorge il déglutit oui c’est la mort laide qui le dérange voilà tout la mort laide c’est indigne.

il ne lui est pas venu à l’idée d’appeler qui que ce soit de crier de pleurer de s’évanouir c’est idiot ça ne sert à rien tout cela il ne le sait que trop bien alors il n’a pas appelé il attend. il regarde, fasciné, le soleil qui passe dans un trou du papier journal apposé à la fenêtre s’étaler en une tâche radieuse sur le visage de mars, figé dans une expression à jamais surprise.

finalement, le corps disparaît, et c’est cela qui sort mistral de sa torpeur. accroupi à même le sol, il bascule en arrière, jure, sans doute. sur le lieu de crime ne se tient plus qu’une jambe prosthétique. c’est vil, c’est mesquin, de lea laisser partir sans sa jambe, il pense. l’horreur coule dans son dos. il se redresse, il crie maintenant.

« mars ! mars putain ! »

il ouvre la fenêtre, court dans le couloir. il continue à l’appeler. c’est dégueulasse, qu’iel soit parti  incomplet.

les dieux sont vraiment les pires de tous.

mistral marche, il ne court pas, mais il se presse tout de même dans les couloirs de l’immeuble délabré, trop chaud, trop inhumain, c’est impossible d’avoir laissé quelqu’un concevoir ça, d’avoir autorisé des gens à vivre, c’est impossible (on ne pense pas : inadmissible, car ce serait protester). c’est impossible, et pourtant c’est fait : alors, on ferme les yeux, on oublie que cela aurait dû être impossible, on oublie. mistral a de quoi oublier, aujourd’hui, alors qu’il erre à la recherche de mars.

finalement, après avoir fait tous les étages, une fois, bousculé cinq voisins, réveillé trois dormeurs (il les a entendus taper contre le mur, et puis il les a oubliés), avoir fait tous les étages, deux fois, il est revenu, en nage, à son point de départ. la place sur le sol, faite pour un corps recroquevillé comme des yeux sont faits pour les larmes, ce mausolée intangible, est toujours vide.
mistral se laisse glisser le long d’un mur, à bout de souffle. il a maintenant le rai de soleil qui illuminait la face de mars en plein dans les yeux. il se les frotte idiotement, sans bouger de place. le soleil finira bien par partir lui-même, lui lâcher la grappe, enfin !

finalement, mars revient. mistral ne voit pas comment iel revient (peut-être a-t-il fermé les yeux un instant, une minute, une heure — il n’en sait rien), en fait, mistral l’entend surtout revenir, revenir et crier, comme un plongeur en apnée qui remplit ses poumons d’air, mais là, c’est le mouvement inverse, peut-être bien que c’est le monde en apnée qui se remplit violemment de mars en extirpant d’ellui tous les mots possibles. mistral ne se dit pas : on dirait une naissance, car ils savaient tous les deux que rien ni personne ne pourrait naître ici, tout juste y mourir, mal y mourir, pas pour longtemps, pas joliment.

mars remplit le monde de force de ses mots de ses protestations : comme pour le calmer, pour ne pas l’assommer, l’assommer pour ne pas mourir étouffé de bruit, mistral lui tend à bout de bras la jambe mécanique, qu’il n’avait pas lâché, comme un hochet à un enfant dont on ne comprend pas la colère à la sortie de la sieste.

il tend l’oreille pour écouter mars, enfin, l’entendre, c’est facile, l’écouter, c’est obligé, mais le comprendre, ah, le comprendre, c’est autre chose. iel parle, enchaîne, les noms, les phrases, les surprises — mistral peine à suivre. il voudrait lui dire : tu aurais dû le tuer, il n’a jamais servi à rien, qui s’en serait rendu compte même. il ne dit pas, laisse l’enfant de son père continuer, iel continue de toute façon, inarrêtable.

« je suis parti, je te trouvais pas. je suis revenu, au moins déposer… il a un moulinet de la main vers la jambe. et je sais pas. pour hébé, pour tout ça. je sais pas du tout. »

il veut dire : ça n'a aucun sens. tu es parti, et tu es revenu : pour quoi faire ?
les autres...
personne ne revenait, avant.
était-ce vraiment pire ? est-ce vraiment mieux ?

il ne dit rien. un silence s'installe.

il faudrait qu’il reste, qu’il fasse du café, et qu’ils regardent en silence les journaux contre les vitres devenir jaunes, puis orangés, puis complètement opaques lorsque le soleil aura disparu ; il faudrait qu’il reste, qu’il écoute les cris et les dires et les silences, surtout les silences ; il faudrait qu’il reste, qu’il accepte d’occuper cet espace si réduit et si creux, qu'ils meublent de leur respiration de vivants le trou d'air de la dépression qu'est cet appartement.

mistral ne peut pas, ne veut pas. ça n’est pas pour lui, tout ça. les résurrections, les effusions. ça n’est pas quelque chose qu’il souhaite, qu’il tolère, qu’il conçoit. ça n’est pas pour lui, mars qui était vivant et mort et qui est de nouveau là et qui n’aura pas de seconde chance, qui va rester avec toute cette mort autour d'ellui… ça n’est pas pour mistral, il ne veut plus, il ne veut pas voir ça, ça n'est pas juste, que certains reviennent, ça n'est pas juste, que mars vive comme ça, dans cette vie qui n'est qu'agitation, sursaut, éclat.
rien de tout cela n'est juste, rien de tout cela ne fait sens.
il lui faut partir d'ici.
difficilement, mistral se redresse contre le mur. un temps, il a l'impression qu'il va passer au travers, tant il se sent lourd et pataud, tant tout semble si peu tangible, seulement un songe, seulement une parole érigée au rang de réalité.

« je te laisse te reprendre. laisse tomber pour… lui-même laisse tombe sa phrase. c’est pénible, c’est idiot. bref. bonne soirée. »

il part comme un coup de vent — froidement. il ne se retourne que lorsqu’il est sorti du bâtiment. la façade d’un blanc traître, suintant, lui donne envie de vomir. il renonce à rentrer chez lui, va retrouver le feu des forges, cette vie écrasée, asservie, mais sans remous.