alors que la nuit tombe doucement sur l'île des humains qui se prennent pour des dieux, la silhouette noire d'edith, qui semble se balancer d'une jambe sur l'autre, la canne n'étant ici qu'un signe d'autorité, s'étend longuement, très longuement sur la place devant le palais où l'on dit les lois, juge les crimes, et applique les châtiments. l'ombre commence d'ailleurs bien avant elle à monter ces marches qu'on l'a forcée, il y a déjà des années, à emprunter pour la dernière fois, à descendre avec la promesse de ne jamais les gravir à nouveau. et pourtant, pourtant !

demain, son corps endolori par la marche entre chez elle et l'ecclesia, par les marches du bâtiment qu'elle aura eu la prétention de grimper, lui reprochera ce choix ; demain, ses poumons fatigués par la cigarette, par l'air frais, par les nouvelles qui asphyxient la supplieront de ne pas recommencer.
mais demain est demain, et ce soir, edith a rendez-vous avec son destin, le vrai, pas celui qu'on trouve dans les feuilles de thé ou bien celui que des mères cruelles vous promettent avec un amour rêche, le destin, celui qu'on écrit à force de choix, à force de brûlures dans le corps et l'âme, à force de souffle court et d'échardes dans la gorge.

enfin, enfin elle arrive, on l'attend, tu l'attends, elle en est sûre, comment pourrait-il en être autrement ?

en bas des marches, le visage à moitié mangé par l'ombre vorace d'edith, tandis que l'autre moitié de ta face, insolente, baigne dans la lueur dorée des ors du soir : david.
te voilà qui l'attends, te voilà, toi le témoin des tours et détours du destin d'edith silbersatz.
te voilà, l'homme qui l'avait incitée à partir, l'homme qui avait cru voir un déséquilibre dans la justice de la fille de nemesis, l'homme qui devrait, demain, l'accueillir à nouveau dans les rangs des plus grands.

finalement, elle arrive à ta hauteur, ne daigne pas regarder ton visage trop lumineux, se contente de fixer les marches qui lui ont été trop longtemps interdites, dont la seule vue suffisait à la rendre bilieuse, dont la simple pensée avait occupé son esprit des nuits durant.

« bonsoir, david. il nous faut parler, toi et moi. montons : la nuit va tomber. »

elle hume l'air du soir, prétend ne pas avoir mastiqué ces premières paroles faussement anodines tout le long de son trajet, prétend ne pas crever d'impatience à l'idée de pénétrer  à nouveau dans ce palais des injustes.

« mais avant, aide une vieille dame à monter les marches, veux-tu ? les récents événements ont été éprouvants, et mes jambes ne sont plus sûres. »

elle te tend une main veinée, au vernis carmin impeccable, à la peau rendue douce par les crèmes et le sang versé il y a déjà longtemps. nemesis et zeus main dans la main : cette pensée excite edith autant qu'elle la débecte, elle voudrait te prendre la main et le cœur avec, te prendre les doigts et le droit de faire résonner une voix comme seule vérité.

tu es trop aimable, mon chou. l'étais-tu déjà enfant ? enfin, plus jeune, je m'entends. je vous ai tous connus si jeunes, j'en oublie que vous grandissez-hé ! »

tu ne la laisses pas conclure, tu l'emmènes en haut des marches, cela ressemble à un film de mauvais goût, où un prince aphone mènerait une princesse lumineuse dans son palais, marchant sur l'air. edith rit doucement lorsque tu la déposes en haut des marches, grisée de s'être sentie libérée de cette infernale pesanteur, au moins un instant. tu l'interroges, tu sembles célébrer son retour, tu célèbres la violence de sa détermination, qui l'autorise à se tenir devant toi aujourd'hui comme elle l'avait si souvent fait, autrefois. c'était il y a si longtemps, il semble.

« david, à mon âge, je n'ai plus la prétention de vouloir quoi que ce soit. je me contente d'accueillir ce qui vient : le soleil, la pluie, les enfants, mon devoir de fille aînée. c'est nemesis elle-même qui m'a demandé de revenir. »

et ça lui revient soudainement, il y avait eu la pluie, l'odeur du pétrole, le moteur qui tourne, qui ne s'arrête jamais, la vengeance a beau être meilleure froide, beaucoup la préfèrent brûlante, donnant sans cesse du travail à nemesis. edith avait fini par comprendre qu'elle aimait ça, sa mère, prendre la route et les esprits, ne jamais s'arrêter, ne jamais s'attacher. pourtant, pourtant, ce soir-là, elle l'avait vue immobile un instant. sa mère faisant du sur place, le cœur ou du moins les tripes attachées aux rues de new york, où son fils avait dû mourir.

tout cela s'était passé si vite, cela lui paraît idiot maintenant qu'elle y repense, sa mère qui la convoque dans cette rue blanche de pluie, et qui distribue les bons et les mauvais points, qui lui jette un regard acide avant de lui donner le rôle de sa vie.

edith paraît lasse, un instant. au soir de sa vie, sa mère, qui l'avait abandonnée à elle-même, lui offrant le droit (celui des justes, pas celui des innocents (il est idiot de penser les innocents justes, eux qui n'ont jamais eu à lutter)) sans le pouvoir, sans jamais la soutenir, était revenue ce soir-là pour la réinvestir d'un rôle que nemesis jugeait impuissant.
cela n'avait aucun sens.

« sans son soutien, aurais-je seulement eu le droit de m'avancer sur cette place, david ? m'aurais-tu laissé faire ? »

souffle edith, les yeux perdus dans l'or terne de tes cheveux. bien vite, elle se ressaisit, balaie d'un geste agacé de la main tes interrogations : il n'est plus dans son habitude de ne pas mener les discussions, peut-être que cela ne l'a jamais été, tu le lui rappelles. on ne change pas vraiment. les yeux dans le vague, elle t'interrompt, reprend ce qui lui revient de droit : la charge de l'accusation.

« vraiment, david ? des récriminations ? as-tu déjà oublié kastiel que tu as laissé, que vous avez laissé, je ne veux pas faire peser sur toi seul le poids d'une telle décision, bien que tu sois responsable de cette machine infernale qu'est l'ecclesia, je disais, as-tu déjà oublié la mort de notre ambassadeur ? as-tu oublié, david, le nom de kastiel ? je n'ose le croire, et je ne croire que tu appelles cela des « récriminations ». »

elle a la hargne retenue, la pudeur faussement triste et les mots régicides, mais vous savez tous les deux qu'il n'est ici question que de politique. edith n'avait que faire de kastiel en tant que personne, c'était peut-être l'enfant de sa mère qu'elle aimait le moins, dont elle se méfiait le plus. edith a expédié le deuil de cette volonté sur laquelle elle n'avait aucune prise ; edith n'avait pas le temps de pleurer les morts, elle qui devait les venger. elle pense un instant à cassiopée. cassiopée… la perte définitive de cassiopée aurait été une autre histoire.

« tu ris, tu ris, et moi… moi, je ne suis pas rouillée, comme tu peux le constater. »

elle sourit brièvement, les yeux vers le sol, plus pour elle-même que pour toi. vous le savez, tous les deux, que vous jouez des rôles ; tu joues le badin, c'est étonnant, le charmeur, c'est de bon goût ; elle joue l'indignée, la vindicatrice, c'est de coutume. cela ne veut pas dire que vous mentiez, non ; cela veut dire que vous mettez en scène vos passions pour les rendre acceptables, voilà tout.

« parlons sérieusement, fils de zeus, »

commence-t-elle alors qu'elle pose à plat la main sur une colonne, te laissant profiter de la vue sur la ville. edith n'est pas pressée de rentrer, maintenant qu'elle est si près du but.

« oui, je vais « alourdir l'ecclesia » en arrivant en séance et en vous rappelant que vous avez jugé la vie de mon frère moindre que celle d'un fils de dionysos. la mort de mon frère, »

elle semble perdre les mots en se remémorant cet événement tragique (elle se rend compte qu'elle vient de l'appeler frère, et cela lui fait tout drôle, comme le frisson tardif de celui, plus coupable qu'un autre, qui vient d'échapper à la mort),

« la mort de mon frère, ne sera pas oubliée tout de suite. c'est cela, que je voulais te dire, je pense. et bien sûr, les amabilités de circonstance. combien de temps cela fait, depuis que tu as remplacé notre chère don, déjà ? et combien de temps que tu fais mumuse avec tous ceux qui se sont ralliés à ta cause, quelle qu'elle soit ? oh, je t'en prie, ne demande d'où je sais ça, ça parle beaucoup sur l'île, c'est tout.  »
 »

tu sembles las, david, désabusé de ces guerres incessantes, de cet appétit vorace de pouvoir de la part de ceux qui sont moins grands que toi.

« je t'en prie, tu ne vas pas me mettre sur le dos les frasques de ton dom juan de père, si ? kastiel était sous la protection de l'île, et il était un fils reconnu de ma mère. sa mort n'a rien à voir avec celles de vos frères et sœurs, que je déplore également. »

mensonge, mensonge ! mentir n'est pas bon pour ta balance, edith ! c'est purement psychologique, comme une douleur fantôme, mais il lui semble sentir le plateau de la malfaisance s'affaisser un peu, peser un peu plus lourd. merde !

malgré les années et malgré le fait qu'elle sache très bien ce qu'il se passe, edith ne peut empêcher tes mots d'autorité, auxquels ton père trop-puissant a conféré une force bien trop grande, bien trop dure, de venir picoter son crâne, de venir lui nouer la gorge. satané pouvoir, qui offre une autorité qu'on ne mériterait qu'en rendant la justice, pas simplement parce qu'on est né le fils du roi des dieux. et pendant que tes mots la laissent sans voix, elle pense, vite, vite, vite, elle pense. comment oses-tu lui parler ainsi, comment oses-tu accuser les morts ?

l'attaque sur son fils est basse, mais ne l'atteint pas. l'attaque sur sa fratrie, par contre… d'une voix chevrotante, elle se déteste pour cela, cette voix n'est pas la sienne, ce n'est pas sa confiance que tu ébranles, ce n'est pas son orgueil de mère coupable que tu perces, ce n'est pas son honneur d'aînée de sa fratrie que tu saignes, c'est simplement tes mots, rien que tes mots qui lui font cela, n'est-ce-pas, rien que tes mots qui semblent la plonger dans le doute, rien que des mots et rien que des faux-semblants, c'est ce qu'elle se répète alors qu'elle peine à te répondre.

« je n'ai pas tué mon fils, que je sache, contrairement peut-être à ton père avec les siens qu'il délaisse. et comment aurais-pu protéger mon frère de votre opération, le prévenir du danger, alors que rien ne filtrait sur cette situation d'urgence, alors que tu laissais tes concitoyens dans l'ombre ? comment aurais-je pu protéger mon frère de lui-même, alors qu'il n'était animé que par l'esprit de vengeance à l'égard des monstres qui ont porté atteinte à cette ville, aux nôtres ? »

éreintée par la lutte qu'elle mène contre ton pouvoir, elle gagne du temps, fait tout pour paraître en contrôle, alors qu'elle sent bien que la conversation lui échappe, déjà. elle sent cependant l'influence de tes mots diminuer peu à peu. elle souffle un instant, ne répond pas à ta dernière provocation. ce n'est pas la peine de s'évertuer à cela.

« ne dis pas « don est partie », ne mens pas, david. don a été remerciée, comme j'ai pu l'être à un moment, elle lance un regard éloquent en ta direction, là est toute la différence. »

elle corrige la forme pour se laisser le temps de la réflexion.

« le départ de don, ça veut dire… ton arrivée, n'est-ce-pas ? c'est drôle que tu mettes ça en parallèle avec mon retour. peut-être que ma mère estime qu'elle a trop attendu, qu'est enfin venu le temps des vrais justes, david. »

un temps, trop long pour ne pas conférer à ses paroles un caractère de vérité.

« je plaisante. mais je n'aime pas les énigmes, tu sais. si tu penses quelque chose, dis-le moi. je suis fatiguée au moment où l'on me demande de reprendre ce poste, c'est vrai, fatiguée mais pleine d'une ardeur retrouvée, je n'ai pas le temps pour des jeux. nous allons reprendre, et quand elle dit nous tu ne sais pas vraiment de qui elle parle, de vous tous ou des nemesis, d'un groupe ou d'elle-même, bout par bout, l'autorité sur cette île, sur les monstres, sur le monde, et rétablir l'équilibre de la paix. »

finalement, elle pousse la porte de l'ecclesia, passe le seuil du palais de marbre, inspire bruyamment. que c'est bon d'être de retour chez soi ! il y aurait un peu de ménage à faire, dans tous les sens du terme, mais peu importe.

« tes inquiétudes sont-elles liées aux nouvelles têtes du conseil, fils de zeus ? ou as-tu des informations dont le commun des mortels ne dispose pas ? »

son interrogation résonne dans le bâtiment vide.

un temps passe. elle commente enfin ta réponse, sobrement : elle commence à s'impatienter, à s'agacer des constants revirements dans ton verbe. n'es-tu pas digne de confiance comme l'est le marbre, david ? enrageant, inchangeable, éternel, certes ; mais fiable, aussi. le marbre est fiable, ou au moins, prévisible. redeviens prévisible, david, ne t'essaie pas à être virtuose.

« j'ose espérer que ma mère est aussi ta déesse, david, tempête finalement edith. n'essaie pas reléguer nemesis et son culte dans l'ombre de l'até, où s'effrite son temple. »

après cette pointe, elle reste silencieuse et ne répond pas à tes provocations mielleuses. c'est toi qui ne comprends pas, qui ne comprends rien. tu ne comprends rien à la justice divine ni à la rage bien trop humaine : elle aimerait te le hurler, mais pour l'instant, elle sait qu'il lui faut préserver les apparences. elle reste calme, trop calme, alors que tu continues à dérouler les soucis.

après ta conclusion, elle médite. pour la première fois peut-être de tout cet entretien, edith est sincèrement touchée par ce que tu viens de dire, soucieuse au moins comme tu l'es du bien-être des habitants de cette île.

« ça ne vient pas de chez nous, par nous elle entend ceux qu'on appelait les égarés, avec un mépris plus ou moins grand. j'en mettrai ma main à couper. ils, elle les met à distance, elle s'en détache, elle est des leurs mais se considère étrangement comme au-dessus de la mêlée, ils n'ont pas d'intérêt à faire cela, à risquer une fermeture des portes et à mettre en danger l'île de l'intérieur. ils n'auraient pas eu les moyens de le faire, de toute façon. »

elle fait doucement le tour de la salle, passant devant chaque trône qu'il lui faudra détruire, et de ce marbre elle érigera l'estrade d'où elle jugera le monde.  

« c'est très grave, ce que tu me dis là, mais c'était évident qu'il y avait un traître. au conseil, vous êtes peut-être des imbéciles qui vous disputez un pouvoir risible, mais vous n'êtes pas des assassins. pas encore, pas tous. »

elle s'arrête brusquement, fait volte-face, te fixe. au-dessus de ta tête, ta balance, étrangement équilibrée pour un homme avec de tels pouvoirs. es-tu un vrai juste, ou un chanceux ? as-tu seulement déjà eu à te salir les mains, david ?

« as-tu des suspects en tête, fils de zeus ? veux-tu que je les juge ? je le ferai ici et maintenant si tu me le demandais. »

elle dit vrai, car elle n'aurait ainsi pas le sentiment d'obéir à ton ordre, à ta loi, mais seulement à ses envies, pardon, à ses désirs violents et délicieux de punition. elle t'implorerait presque de suivre cette idée qu'elle te souffle. succombe à l'appétit de justice, succombe à la soif de confondre quelqu'un en justice, david ! il faut que quelqu'un paye, après tout !

elle pressent toutefois que ça n'est pas le cas : toi, tu as le temps, après tout. le temps de voir venir, le temps de la réflexion, le temps du choix judicieux des accusations : oui, tu as le temps, tout le temps, tant de temps, et c'est bien là ce qu'il manque à edith. elle ronge son frein, mais dans ses paroles, l'impatience se fait entendre. elle agite une main en l'air, comme pour chasser un insecte qui lui tournerait autour, comme pour chasser déjà tes éventuelles protestations.

« une purge sensée et raisonnable sera nécessaire, tu le sais, de toute façon. mais si la pourriture est déjà là… penses-tu qu'il y  ait un un quelconque intérêt, une quelconque sûreté même à fermer les portes de l'île ? ne serait-ce pas permettre à la vermine de se fondre dans la masse et de se faire oublier ? ne penses-tu pas qu'il faille attendre que les traîtres tombent et s'exposent ? »

elle lève soudainement la tête jusqu'au plafond, où vos voix s'élèvent, contre lequel elles se heurtent et meurent. paroles, paroles… vos inquiétudes montent-elles jusqu'aux oreilles de votre famille divine ?

tes yeux se perdent alors que tu sembles capituler, que tu acceptes enfin de flatter ce bras armé de la justice qu’edith prétend être.

« changer les habitudes des traîtres… oui, pourquoi pas. de toute façon, nous devons agir.  l’immobilisme n’est pas une solution en politique. »

le nous est venu, ça y est david, c’est toi et elle, ou elle et toi, les autres en témoins de votre justicière entreprise.

« de manière générale, je compte bien faire changer les habitudes prises sur cette île depuis bien trop longtemps, david. bien trop longtemps… »

la voix semblable à un coupe-gorge, pleine de sous-entendus, edith donne au sol un coup de canne qui résonne dans l’édifice, comme le renâclement d’un cheval qu’on a trop longtemps tenu par la bride. il est temps.

« ce fut charmant, et j’en ai fini. revoyons-nous bientôt, au prochain conseil ? d’ici là, nous avons tous les deux du travail. »

impérieuse à défaut d’être impériale, edith fait mine de mettre fin d’elle-même à l’entretien. laisse-lui ce plaisir, fils de zeus : les dames qui se savent vieilles en ont si peu.

il faut qu’elle parle à cassiopée, à son âme déjà toute éclairée ; la tienne, david, si impétueuse et volontaire soit-elle, ne saurait jamais avoir une conscience aussi aiguë des enjeux à l’ordre du jour. il est temps de raviver les troupes, ses troupes. la vengeance n’attendra pas.