comme à son habitude, seraph s'est annoncé sans attendre qu'on l'invite. il a prévenu et c'est déjà en soi une concession. faire autrement ne lui est pas venu à l'esprit : il a toujours préféré affronter de vive voix, en chair, en os et en sang, quand bien même ce dernier bouillonnerait des échanges. puisque la porte n'est pas fermée il entre dans un souffle, les nerfs agacés par l'appréhension grandissante qui le prend aux tripes.
il ne dit pas bonsoir, occupé à étudier vaguement la pièce et décortiquer les nuances dont s'est paré le visage de précieux. il y lit un tourment auquel il fait écho sans le vouloir, troublé à la vue de ce portrait familier qu'il remarque soudain partout puisqu'il se répète en variantes infinies - comme pour le narguer.
il ne lui est pas permis d’être jaloux alors il ne relève pas.

non. n'y va pas. et l'ordre sonne dur, imperméable. s'il est contrarié, cela ne s'entend pas, pas encore. il faudrait chercher dans les profondeurs d'un regard qu'il dérobe à son compagnon et dont il dissimule le souci derrière une façade aux allures d'impatience.
il se tient dans l'embrasure de la porte : on sent dans ce refus d'entrer une pudeur toute renouvelée qui ne fait pas sens. je mérite aussi une conversation. explique-moi. ce qu'il s'est passé, aujourd'hui, ce soir, et aussi avant, entre toi et ezra, je devrais m'inquiéter ? et ce n'est pas vraiment l'amertume de l’envie qui motive la question ; il est certes aisé de remarquer la vague ombre sous ses paupières, l'étincelle d'un émoi. c'est une angoisse affective (donc inévitablement tenue et sourde) qui le pousse à s'interroger. cet attachement a grandi insidieusement, a pris racine entre ses organes, au fond de son estomac, sans se faire remarquer - quand il s'en est rendu compte, il était soudain trop tard. confronté au poids d’émotions qu’il n’a pas appris à percevoir ou à comprendre, il réalise maintenant le poids de son erreur.

pour précieux, cette conversation n'a pas lieu d'être : voilà ce que seraph comprend ou croit comprendre de ses réponses incrédules. il se souvient que leurs préoccupations ne se ressemblent pas et cela lui fait comme une entaille au fond de la poitrine. il faut croire qu'ils ne se comprennent toujours pas. cela n'a rien d'une nouveauté sentimentale mais seraph se préoccupe, pour la première fois, de n'être pas compris ; il voudrait pouvoir lire dans les pensées de précieux pour en disséquer tous les secrets, c'est là un fantasme qu'il entretient sans scrupule.

il entend le reproche sous-jacent et y répond sans s'exaspérer. je ne sais pas. qui est-il pour toi ? je dois savoir. il dit qu'il doit parce que c'est impersonnel et inflexible, sans se rendre compte qu'il veut dire je veux, et que cela s'entend encore davantage dans l'urgence de ces mots-là. il n'accuse pas, ce n'est pas son genre, pas encore. lui aussi est ennuyé de cette situation : c'était un mal évitable mais il est impossible de se dérober à ces futilités lorsqu'il s'agit de midas. il suffit d'un coup d'oeil à l'état de la pièce pour s'en rendre compte - le visage d'ezra y est omniprésent, on le devine dans les esquisses les plus inabouties. tu penses qu'il n'y a pas de quoi s'inquiéter ? et d'un mouvement vague de la main, il désigne tout ça, négligemment. seraph est peut-être singulier mais il n'est pas dénué de considération alors il lui faudrait être aveugle pour ne pas remarquer l'ombre du souci sur le front clair de précieux.
il s'est rapproché d'ailleurs, s'est planté juste à côté de lui, lui a imposé sans gêne l'insistance de son propre regard. ça n'a pas l'air d'aller, sans point d'interrogation, énoncé simplement. de sa poche, il sort son paquet de cigarettes, qu'il tend tout naturellement vers son amant. c'est là une façon de se montrer attentif. il lui dit je commence à te connaitre et l'encourage alors à parler sans armure. c'est son coeur à vif qu'il convoite, non sans un certain égoïsme - voilà le prix de son orgueil.

aux yeux de seraph, précieux n'a jamais peur. il n'a pas peur de poser les questions qui trahissent les angoisses ; pas peur d'admettre qu'il ne contrôle pas tout ; en somme il n'a pas peur du coup du coup de poignard porté de la main d'autrui, ou bien s'y expose-t-il sans artifice, faute de pouvoir exister autrement. et si seraph comprend mal, il se trouve incapable de lui en vouloir pour ses vérités maladroites.
d'accord. seraph le croit donc, parce qu'il le faut bien, et aussi parce qu'il n'a pas l'envie de douter de celui qu'il entoure régulièrement de ses bras - trop souvent, il a tué les sommeils amoureux d'un mauvais soupçon. même stupéfait que précieux ne cède pas à ses désirs les plus péremptoires, il se fait violence pour étouffer l'orgueil qui lui hurle de s'insurger.
la colère, néanmoins, ne se fait pas attendre : elle est réveillée par la mention du bras droit, mais c'est qu'on ne sait pas trop à qui elle s'adresse. tu crois quoi ? que midas ne me pose pas problème ? il parle mal malgré l'effort. je ne suis pas inquiet non, c'est un mot qui sous-entend un manquement, une fragilité. avec une fierté mal placée qu'il juge pourtant légitime, il considère ce sentiment inadapté et vain. à midas même, il a dit l'inquiétude ne devrait pas faire partie de ton vocabulaire, il lui a ordonné laisse-la à tes ennemis et l'aberration d'un tel conseil prodigué à précieux le frappe plus fort encore que n'importe laquelle de leurs différences déjà remarquées.

tu ne comprends pas, ça ne se veut pas condescendant mais ça l'est, je le connais depuis des années, je sais exactement à qui j'ai affaire et ce dont il est capable. précieux ne saisit pas pas la violence naturelle de leur rapports, ordinaire et inévitable, puisqu'il ne partage pas leur sang. il ne sait pas que s'inquiéter de midas, c'est lui indiquer directement la jugulaire.
comme en paradoxe à la dureté de ses mots, le geste avec lequel il lui allume sa cigarette est d'une considération étonnante dont la tendresse lui ressemble à grand peine. comme par mimétisme, il fait de même avec la sienne sans savoir qu'il espère ainsi lui inspirer la proximité.
c'est son comportement qui m'irrite, pas toi. le fait même qu'il puisse penser que cela m'atteint, c'est agaçant. je me contrefous de ce qu'écrit ezra à ton sujet ou même à ton égard. mais je suis concerné, parce que je crains la honte, c'est donc là une question de dignité. il se maudit déjà de reconnaitre les nuances de la jalousie dans l'étau qui le prend au coeur - davantage soucieux de cette faiblesse que de sa source elle-même. puisqu'on l'implique dans ces déboires sentimentaux, c'est qu'il a déjà cédé.

devrait-il lui dire que le mariage n'est pas de ceux que l'on choisit ? il n'a pas choisi non plus, après tout, de les voir s'unir sous la bénédiction d'emon. ce sont là des histoires de guerre et de pouvoir, des histoires de son monde à lui, alors il n'en dit toujours rien.

ils sont proches. proches puisque leurs corps se touchent presque ; puisques les volutes de leurs cigarettes se mêlent en un unique nuage de fumée. pourtant il existe entre eux une distance inaliénable que seraph ressent douloureusement au creux de sa poitrine.
tu vas devenir fou, les mots répétés avec stupeur ne forment aucun questionnement, non : seraph fait écho à précieux dans l'espoir vain de mieux le comprendre, de comprendre l'étendue supposée de ses paroles. alors il n'est pas moqueur quand il l'imite, encore, tu sais à quoi tu joues, exempt de tout sarcasme. quand il hôche la tête, c'est consciencieusement : on dirait qu'il apprend juste à faire ce geste. un instant, ses traits trahissent une fatigue qu'on ne trouve pas d'ordinaire même dans l'ombre dessinée sous ses cils.

il ne te touchera pas, et en le disant il se rend compte qu'il n'en est plus bien sûr ; que midas a commencé à lui échapper, déjà, et qu'il existe un univers dans lequel ce maudit frère parvient à le surprendre, à l'acculer - c'est une pensée qui le terre presque instantanément dans un mutisme vaguement angoissé. il se demande pourquoi il ment à précieux et l'idée qu'il ait pu le faire afin de le rassurer (se rassurer ?) lui inspire un dégoût pire encore.
pour ne pas en trembler, il se lève. c'est un geste urgent, motivé par un besoin immédiat de maîtrise de soi. la cigarette, abandonnée dans le cendrier, se consume d'elle-même dans un crépitement solitaire.
brusquement, vas-y, alors. ce n'est pas un encouragement, pas un ordre, pas une provocation non plus, rien qu'un besoin urgent de mettre un terme à cette conversation. ainsi il pourra de nouveau fermer les yeux sur ce gouffre creusé entre leurs deux corps et ignorer l'appel du vide qu'il lui inspire.