Des jours, des nuits, des minutes incessantes et des heures effrayantes - le temps n'avait plus sa place au sein de ton repère parce qu'il n'y était plus le bienvenue. À genoux sur le vieux parquet new-yorkais ; sont étalées comme une pluie d'étoiles multicolores les petites pilules et les bouteilles d'alcool vides. Le visage relevé vers le plafond miteux, tu crois discerner un patchwork de lumière, semblable à un ciel animé et brillant ; semblable aux grottes du Tartare, qui donnent l'illusion de l'infini de l'espace - alors que les ténèbres engloutissent l'énergie et la lumière.

Tu traines ta carcasse parasitée par les drogues vers une chaise. Est-ce une chaise ? Ou le corps contorsionné d'un demi-dieu qui aurait fini par y ressembler ? Tu ne vois pas son visage, mais cette réalité improvisée t'arrache un rire sonore. Tu t'assois, pianotes tes doigts sur le bois du bureau. Sur le pupitre, sont gravées des petits personnages coloriés au feutre. Il y a le pigeon Ange, le serpent Echidna, la vache Ashe, le lion Oliver, le chien Lucius... et l'Hydre au centre, majestueuse avec toutes ses têtes. Toi tu en as neuf ! Et eux, ils en ont combien ?

AH !

Tu sursautes de la présence d'une autre personne. Tu cognes brusquement le haut de ton front sur le bureau et ouvres la bouche pour respirer.

Quelques secondes.

Ok ça va mieux.

Tu te redresses et fais face à cet inconnu si familier. Tu détailles ses cheveux gris, ses cicatrices, son regard rond et chaleureux. Sa voix... Sa voix est presque la même...

Tu le pointes du doigt.

AH ! HAHA ! On dirait moi !

Face à ses reproches, tu ne cherches pas plus que ça à te défendre ou à t'accabler. Tu craches d'un ton abrupt :

Pourquoi j'aurais dit ça ? Je ne sais pas cuisiner ! Si tu as faim il doit avoir un reste dans le frigo derrière... Hm. Du hachis ? Ou des pâtes à la bolognaise ? Je sais plus, je suis putain de défoncé.

Tu souffles à ses lèvres.

Mais tu es revenu mon Ange... Bravo... Tu t'es échappé sans mon aide...

Tu portes une main à sa joue que tu caresses. Du bout des doigts tu sens la peau étirée et martyrisée.

Pourquoi t'es tout cassé comme ça ? C'est bizarre.

Mais ça ne t'émeut pas.

Duke n'était effectivement plus vraiment là. Il ne caressait le bonheur que du bout des doigts, se laissant handicaper par l'insatisfaction qui grandissait en lui à mesure que tout semblait lui échapper, fatalement. Ne s'offrait à lui qu'une serie d'états tous frustrants les uns les autres : il était affamé et n'avait rien à avaler ; il était fatigué mais le sommeil s'obsistait à se refuser ; il était déçu et même ses nouvelles baskets hello kitty, obtenues en cadeau avant des baisers chauds et des caresses moites, n'avaient réussi à le reconnecter.

Ange est parti... Tu savais ? Ange m'a abandonné ! Mais Ange est de retour. Ange ne peut pas se passer de moi, en fait.

Il se balança en arrière. Ange avait reculé, et le siège avait manqué de se renverser. Il se retenait en tenant fermement le bord du bureau entre deux doigts, à la merci de son propre poids qui menaçait à chaque seconde de le faire lâcher. Il s'exclama, faussement joyeux :

Je le comprends !

Il avait dit le et non la ; Duke revenait par phase. Il avait compris qui se tenait devant lui et son esprit le retranscrivait correctement. Malgré tout, derrière les cheveux désordonnés d'Ange, se dessinait encore le mouvement fluide de ses mèches blondes et parfaites.

Je ne suis pas... parfait ? C'est pour ça ? C'EST POUR CA ?

Il avait l'impression de voir une caricature de lui-même ; alors qu'il en était déjà une, à sa manière. Ange était une copie, pire ! Il se moquait de lui, de ses cicatrices, de son style et de tout ce qu'il y avait de drôle chez lui, qui justifiait d'être moqué.

Je suis...

Il écarquilla les yeux et sauta de son siège. Celui-ci s'explosa sur le sol dans un bruit sourd. Il attrapa les épaules d'Ange et le secoua frénétiquement, sans violence.

J'ai gardé une suprise pour ton retour ! Une surprise... J'espère qu'elle va te plaire, c'était dur de la garder en vie cette surprise.

Il lui désigna le placard de l'appartement, là où il entassait habituellement ses vêtements ou les vieilleries qu'il collectionnait. Dès qu'il se lassait d'un objet, c'est là-dedans qu'il le jetait - puis l'oubliait.

Il tira sur le poignet d'Ange pour l'entrainer vers le placard des jouets jetés. Sa détermination et la force qu'il employait rendait ses intentions floues et presque malveillantes.

Ouvre ! Ouvre pour la surprise...

La porte grinça et, si on s'attendait à y trouver le cadavre de ses mets préférés, Lazare, Dionne - oui, Ange, Duke était au courant ! - ; il n'y avait que des vieilles photos volées et au centre du bordel, une bombe artisanale reliées à plusieurs kilos d'explosifs. Elle semblait éteinte, ou le terme exact serait plutôt endormi ; elle attendait d'être réveillée.

Tadaaaa !

Duke attendait qu'elle explose et ravage son quartier pour s'absoudre au sommeil, avec elle. Ou y plonger.

Évidemment que Duke voulait mourir ! Il n'attendait que ça, depuis des siècles, s'accrochant aux pans d'une vie exaltante qui ne le satisfaisait pourtant pas assez. Il ne l'avouerait jamais - mais le jour où la mort lui dirait : Cette fois je ne te renvoie pas ; il a déjà pensé à ce qu'il répondrait : Pas de problème mec !

Mais face à Ange c'était encore trop tôt. Il n'avait pas encore pu réduire ce monde à néant. Il était conscient qu'une petite bombe ne ferait rien exploser de plus que l'appartement, l'immeuble, au pire. On détruisait des immeubles tous les mois à New York City - et on en reconstruisait d'autres. Inlassablement. Ça ressemblait à leurs vies.

Ah pour aider ! Tu adores aider Ange !

Il se para d'un sourire cruel. Sourire qui ne quitta pas son visage même lorsque son corps se renversa, que les lignes de son dos épousèrent le parquet usé, que le poids d'Ange, bien plus massif qu'autrefois, le surplomba, que les mains de l'Aigle emprisonnèrent les deux côtés de sa mâchoire. Il était temps de rappeler la vérité.

Mais tu n'aides jamais, Ange. Tu rends tout pire, tu es un cauchemar, une plaie purulente et infectée ! TU N'AIDES PAS ANGE !

Il gloussa. Son nouveau visage était plus rustre que le présent mais il n'avait pas perdu son envie dévorante de l'embrasser.

Faim...? Tu as faim...?

Duke ne souriait plus. Enfin ! Ange avait réussi à lui faire perdre son arrogance, au profit d'un appétit vorace qui se reflétait dans le sien.

Alors mange moi, Ange.

Il leva son bras, parce qu'il comprenait cette douleur.

Tape un croc... Je t'en prie...

Et ce qu'il désirait par dessus tout ; c'est qu'il s'y soumette encore longtemps. Il plia le genou pour lui enfoncer dans l'estomac, puis l'expulsa plus loin. Il bondit pour reprendre l'avantage, se placer au-dessus de lui et lia ses doigts aux siens, ses mains plaquées de part en part de sa tête. Il ouvrit la bouche, prêt à lui-même se servir - mais au moment où ses lèvres touchèrent la peau de son épaule, ce fut pour déposer un micro-baiser. Il laissa ses cheveux roses pleuvoir sur son cou. Il avait choisi de s'affamer.

Duke est interpellé dans son intérieur ; il lui prend soudain la nausée d'une agonie. Ange a dit : je ne t'aime plus et le jeu s'est arrêté. Il n'a plus envie de mourir, plus envie d'être dévoré, plus envie d'exploser. Il se sent tout à coup vidé de son énergie motrice - comme si Ange avait été pendant un moment celui qui le maintenait en vie. Il fronce les sourcils et étire un sourire bête, fait semblant de ne pas comprendre pour s'épargner le cri de rage qu'il retient dans sa gorge.

Ah.

C'est sa seule réaction. Il bat des cils, hagard - ses longs cils démesurés transforment son image de prédateur en celui de proie. Il joue la victime comme il sait si bien le faire. Cette fois c'est sincère.

Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes pas.

Duke fait la moue. Il répète pour être sur de ne pas dissocier, que c'est bien la réalité. Face à la lassitude de l'aigle, l'Hydre n'offre qu'un rire sardonique et désespéré.

Ne me fais pas rire, tu n'as jamais su aimer.

Il prend le visage d'Ange entre ses mains, épouse les courbures imparfaites de son visage devenu celui d'Homme - il se rend compte qu'il l'adore, sous toutes ses coutures. Mais il n'aime pas.

Tu es juste obsédé Ange. C'est ça ton problème ! Tu confonds tout. Tu n'aimes pas. Tu n'aimes pas Dionne, tu n'aimes pas Meryem, tu n'aimes personne. Tu es victime du même mal que moi : une faim insatiable.

Mais si pour lui, elle se caractérise par une faim de chair ;
pour Ange c'est une faim d'amour.

Tu ne m'aimes plus.

Pour la première fois Duke pleure, sans s'en rendre compte. Il ricane au rythme de ses sanglots.

Bien joué Ange ! Tu viens de me briser le coeur.

Duke se ment à lui-même. Il dit que que c'est Ange qui a faim d'amour mais ce sont ses propres sentiments qui l'ont asséché, asservi, affamé.

Son coeur est mort. Sûrement martelé par Duke et leur mère ; sûrement écrasé par l'égoisme purulent qui grouille, à la manière d'insectes parasites, dans les fondations de son corps d'Homme. Duke veut aimer, il s'y emploie de toutes ses forces (parfois moins que d'autres) mais ça n'est jamais concluant. Il est maudit par la faim, par la gêne, la fin de tout qu'elle amène et gangrène. Alors il pleure et expulse ses émotions qui le gênent. Duke n'est pas certain que mourir puisse changer quoi que ce soit à son calvaire.

Duke esquisse un sourire triste mais il accepte, de bonne guerre, que ses armes se retournent contre lui. Il pense qu'il préfère un Ange féroce à un Ange soumis.

Mais il s'entend lui - alors quand Ange dit peut-être - Duke entend jamais car ce jour-là il a menti et croisé les doigts. Toujours n'était qu'un mot comme un autre. Aujourd'hui, il résonne différemment.

Je ne t'aime plus pour toujours et ça ne lui plait plus.

Ils ne t'aiment pas. Ils ont peur de toi.

L'Hydre en sait quelque chose. Lui aussi s'est entiché, amouraché. Lui aussi a fauté, bien avant qu'Ange quitte Prométhée pour des pâles copies de ses reminiscences.
Ils en ont tous l'essence.

Tu finiras par les dévorer ou leur faire du mal. Ils te diront qu'ils aiment ça. Mais quand leur dernière heure viendra ils ne voudront pas que ça soit toi.

Son coeur, il lui a offert d'une certaine manière.
Ce n'était pas assez.
C'est trop tard.
Ce n'est jamais trop tard quand on parle d'éternité.

Ange.

Duke laisse les doigts d'Ange capturer son visage. Il s'offre sans croiser les siens. Les orbites de ses yeux sont encore humides mais il ne pleure sur ses joues gonflées plus aucune pluie d'impiété.

Quand les Dieux nous auront libéré de cette perpétuité, je veux que ça soit toi.

Il baisse les yeux, ses longs cils propulsent quelques miettes de sel.

J'ai encore à faire avant de me réincarner.

Une ville à brûler et une île à saccager.
La peste à rependre sur leurs cadavres pour que la famine elle-même les reconnaisse comme leurs cavaliers.

Comme d'habitude, Duke chéri dit des choses. Des promesses merveilleuses et des suppliques tendancieuses. Sous les doigts cajoleurs de son Ange, même la Bête de l'Apocalypse retourne dans son antre. Duke aspire à une maison - une où il n'aurait plus jamais peur, plus jamais faim. Une maison bâti dans le creux des intestins ; une bâtisse dont on ne ressort pas pour provoquer le divin. Une maison où ils seraient tous les deux -

((jusqu'à la fin)).

Si tu trahis ta promesse, Ange...

L'Hydre gronde, féroce, sous le manteau de peau humaine qui recouvre ses écailles.

Je m'en irai en te détestant.

Il susurre ce nouveau serment à l'orée de ses lèvres. Ange a tellement changé ; la plupart ne le reconnaitront pas - mais Duke a eu l'habitude de le côtoyer, depuis les Prémices jusqu'aux dernières décennies. Il peut bien le partager, Ange restera son Aigle

((à jamais)).

J'ai envie de toi, j'ai envie de te sentir, envie de te remplir.

Il geint, à l'image d'un animal réclamant le soulagement immédiat de ses pulsions.

L'enthousiasme d'une mort certaine mais intestine ravit ses traits ! Duke se sent capable d'aimer, quand Ange lui chante des promesses, vante ses prouesses. Un intérêt pour la fin est né, alimenté par la faim de crever dans ses viscères - Duke est dans l'excès quand il rêve à s'en faire des abscès. Gourmand d'amour et de tendresse, le voilà rassasié.

Mais le sourire progressivement disparait. Ange ne chante plus, il crie ses aveux de mensonges ! Il se conforte dans sa tromperie et accule Duke au pied du mur. Pour qui se prend l'Aigle ? A t-il oublié que c'est l'Hydre qu'il a face à lui ? Duke est heurté, il déguste les conséquences de ses fourberies - et elles ont un goût acide.

Hm.

Il tourne la tête, ravale les absurdités qu'il aurait pu dire. Ce n'est pas sa fierté qui est ébranlé mais sa raison. Sans amour, sans attache, sans volonté - Duke n'a plus d'excuses pour se retenir.

Tu es drôle, Ange.

Il étire un sourire et le fixe. Il se demande pourquoi il pleure alors même qu'il a réussi son coup. Il devrait être heureux ! Il a réussi à térasser l'Hydre et à le mettre en laisse - et personne ne pouvait s'en vanter depuis Heraclés.

Tellement drôle.

Duke se lève, lui laisse son offrande. Il part de l'appartement, déterminé à se venger sur un autre, qui prétendra l'aimer et le trahira ensuite. Cassiopée.