bien installé à ton bureau tel le chef que tu es, tu signes des papelards en oubliant de quoi parlait le précédent. quelques fois tu fronces les sourcils, reprend la feuille d’avant pour vérifier de quoi il était question et — ah mais oui bien sûr, c’est bien ça. une gorgée de ton café sucré à outrance et tu tapotes ton stylo sur le bord de la table, observant trop de fois l’horloge au dessus de la porte qui te fait face car tu sais qu’à treize heure pile, tu dégages les lieux pour plonger tes mains dans le corps de quelqu’un — peu importe qui, tant qu’il te faut opérer.

en somme, un samedi matin plutôt commun, si tu te souvenais correctement de celui de la semaine passé.

et même ; un peu trop normal, quand tu es surpris par un grincement qui, normalement, devrait toujours être précédé de quelques coups de phalanges sur le bois vieilli de la porte de ton bureau. tu lèves la tête, soupire sans le décider, découvrant le visage oh toujours trop innocent de cette peste de madeleine.

tu inspires en l’écoutant être médisante sur tes activités ; peut-être est-ce qu’elle te méprend pour un glandeur car elle ne fait jamais attention à ton travail ou peut être pense-t-elle que l'administration de l'hôpital est gérée par des guignols. mystère, mais venant de madeleine…

et voilà qu’elle crache son ennui ; tu en parais surpris. peut-on vraiment s’ennuyer, dans un tel lieu ? n’y a t-il pas mille et une choses à faire ? ah. peut-être devrait-elle signer les papiers à ta place, et tu pourrais vagabonder de chambres en chambres pour aller déranger — t’occuper des patients.

tu lui souris ; parce que c’est mieux que d’être vulgaire. le genre de rictus qui voudrait dire je vais te tuer mais qui sait être poli, oui ; qui insinue presque que la mort sera tendre, le processus agréable.

« tu. »

ça t’échappe, mais tu reprends ton sourire. tes jambes préfèrent te lever que de te garder immobile face à elle, et tu tournes autour de ton bureau pour la rejoindre, t’asseoir sur le bois même, délaissant le confort de ta chaise pour une proximité avec ta demi-sœur.

« madeleine. » tu marques une pause, joins tes mains sur tes cuisses avant de lui parler comme à une enfant. « j’apprécie ta visite. je suis content que tu éprouves le besoin de partager tes maux avec moi ; quand bien même tu as conscience que : je n’en ai rien à faire. » petit sourire et tu reprends. « quand je m’ennuie j’ouvre un porc que je chasse dans la forêt, et je sors lentement ses boyaux. pour ce qui est d’un repas : ça ne m’intéresse pas. mais je ne dis pas non à une petite soirée entre frère et soeur. et, en ce qui concerne dionne : je me contre fou de ce que nous faisions avant et de ce que nous pourrions faire sans elle. maintenant je m’adresse à l’infirmière que je paye pour l’entendre râler qu’elle s’ennuie dans le bureau de son directeur. » tu applaudis, trois fois et d’une lenteur exécrable. « je vais te botter le cul. si fort, madeleine, qu’on te retrouvera à l’autre bout du bâtiment en radiologie. mais dis m’en plus ! j’ai hâte de savoir de quelle heure à quelle heure tu as prévu de t’ennuyer, avant de retourner faire ton travail. dis tout à ton grand frère ; je ne répèterai rien au directeur. »

d’un clin d’oeil tu marques l’absurdité de tes propos, souriant de toutes tes dents pour qu’elle admire toute ta clémence après de tels propos déplacés.

la simple mention d’abel te fait rouler des yeux : c’est là l'une des rares expressions que tu ne parviens à séquestrer sous couvert de calme, auprès de tes idées démentes et de tes désirs macabres. madeleine a toujours eu le chic de happer en toi tout ton flegme iconic — mais tu adores ça.

elle est un petit parasite dont tu ne sais te défaire et si ce n’était pas elle qui venait te chercher tu serais celui qui la traque pour la déranger.

tu observes les papiers derrière toi, convaincu que tu ne pourras te concentrer sur eux et sur elle en même temps. tant pis. tu t’en fou. l’hôpital pourrait brûler que tu danserais sur ses cendres. tu joins tes mains sur tes cuisses, te donne tout entier à ta petite soeur qui ignore tout de ce que tu as pu partager avec dionne. entre amour et haine il n’y a qu’un pas. mais l’indifférence : tu ne t’y résous pas.

« personne n’est mauvais, maddy. on est comme on est. sauf iskander. lui, il est mauvais, oui. lui il peut crever. m’enfin, c’est pas le sujet. bref. et si j’organisais une petite soirée, tiens ? ça a l’air de te faire plaisir. je serai curieux de voir qui répondra présent à mon initiative. tu m’as convaincu ! tu m’aideras à préparer le repas. je te remercie. » tu souris, content de cette entourloupe. madeleine ne rêvait sûrement pas de se retrouver seule à seule enfermée chez toi pour cuisiner on-ne-sait-quoi ; et c’est tout ce qu’elle méritait. « je ne toucherai pas à ton salaire ma soeur, non. je vais ruiner ton dossier. j’appellerai tous les hôpitaux de new-york, si l’idée te venait de sortir de cette île pour travailler sans m’avoir sur le dos. personne ne voudra te recruter. tu es coincée ici. et tu ne sais faire que ça, soigner. tenter le libéral ? ton nom sera associé à une réputation déplaisante. qui voudra des soins d’une infirmière incompétente ? je trouverai le moyen de mettre suffisamment d’erreurs médicales sur ton compte pour que l’on s’offusque simplement à la vue des lignes sans même avoir à les lire. » tu te relèves, monstre élégant. penché sur ta soeur tu tiens ses épaules entre tes mains robustes. « tu m’appartiens madeleine. c’est la meilleure vengeance qui existe sur terre. » et le meilleur témoignage de tout l’intérêt qu’il puisse lui porter.  « as-tu des idées, pour le dîner ? »

vipère. tu proposes sans aucune pudeur de sinistres desseins pour ruiner sa vie et ses pensées ne tournent qu’autour d’un authentique bœuf bourguignon. madeleine est une peste au cœur sale, véritable fille à sa mère, voilà ce qu’elle témoigne. tu sais qu’elle ne lâcherait pas une larme face à tes menaces, mais saura se présenter victime de tes mots quand il faudra les présenter à la fratrie — ça va encore faire crisser des dents ceux qui osent hausser le ton sur toi, et ternir ta silhouette déjà noire sur les portraits de famille.

tu lâches son corps, t’installe à nouveau sur ton bureau pour lui faire face, comme si rien d’outrageant n’avait eu lieu dans cette pièce où jabotent deux êtres à demi-divin.

« petite peste. » laisses tu s’échapper avec courtoisie quand elle se permet d’élaborer un menu. tu reprends aussitôt, pour dédramatiser ton insulte soudaine. « va pour un bœuf bourguignon. j’ai besoin de toi pour ça, maddy. tu m’emmerdes au bureau, je t’emmerde à mon tour. alors oui, je te demande de cuisiner pour le bien de la famille. vous ne voudriez savoir quel goût a le poumon d’un homme... » sourire carnivore ; tu aimerais qu’elle ne soit pas si légère quand tu montres les crocs. mais madeleine est une bécasse — ou bien ne l’est-elle pas du tout. mystère. tu n’as pas la prétention de la connaître comme tu te connais toi, et crois dur comme fer que l’on ne se présente jamais comme on est véritablement.

« à moins que tu ne sois curieuse ? veux tu goûter à ma cuisine, ma petite soeur préférée …? » tu observes ta montre, toujours un peu distrait à l’idée qu’elle se soit échouée à tes pieds comme une âme perdue alors que traînent en ces lieux bien des mendiants qui attendent d’être vus. « je rigole, bien sûr. je ne ferai jamais rien d’aussi absurde, haha. mais c’était ton idée, ce repas, alors tu dois mettre la main à la pâte. je ne peux pas préparer seul tout un diner pour six. enfin, cinq, si dionne décide de nous trahir une fois de plus. »

curieuse est madeleine ; enfin. bête. malgré tes mains de guérisseur, tu prônes les délices de la mort et rien ne l’offense. tu imagines qu’elle serait bien capable de dire merci si tu la frappait ; d’en demander encore si tu l’insultait sans pudeur.

madeleine fait partie de ces âmes à l’apparence candide mais dont la carcasse chancit. dans ses yeux elle mime la peine mais tu penses y discerner de l’aversion — ça te décroche un sourire, les lèvres closes, le mépris retenu contre ton palais.

tu les hais tous. ceux qui font semblant. ceux qui ne se cachent pas. tu les hais.

elle glisse dans ton dos pour apposer ses jolies mains rose sur tes épaules, toi tu roules des yeux avec l’envie de lui briser les poignets. « bien sûr que je vais t’aider… » croit-elle qu’elle puisse prendre possession de ta cuisine sans que tu ne supervises ? ah, les femmes. tes paupières sont lourdes, comme le poids des pensées que tu assassines en silence pour qu’elles ne s’échappent pas de ta bouche. « peut-être qu’elle viendra si c’est moi qui l’invite. » tu aimes croire qu’il existe un lien particulier entre dionne et toi. « et si elle ne veut pas vous voir, je dînerai seul avec elle. » comment pourrait-elle te dire non ? à toi ? « je me fou sincèrement de ce qu’elle devient. vilaine, samaritaine, pudique, extravagante, concept ou réalité. mais si elle me refuse, je lui refuse le monde. » dionne c’est ta prière. « et si elle peut vivre sans moi alors elle doit mourir. » ton corps se détend, madeleine doit pouvoir le ressentir à travers les épaules et l’entendre à ton soupir.

« trêve de blablaterie. masse plus fort ou retourne travailler. » mais l’une de tes mains saisit l’une des siennes, comme le témoignage parfait d’à quel point tes mots ne suivent pas toujours ta pensée. « tu es belle et tendre maddy, probablement moins stupide que tu ne prétends l’être. je t’ai regardé grandir devenir la pimbêche que tout le monde pense mais je ne suis pas le plus idiot de tes frères, pas même le plus idiot des hommes. pourquoi es-tu venue me voir ? »

il ne croyait pas être de meilleure compagnie que l’ennui.

madeleine n’est pas une lumière, à croire que sa comédie peut le duper lui — acteur épuisé qui ne se défait de son rôle qu’entre les quatre murs de sa demeure. mais peut-être prétend t-elle être quelqu’un d’autre, même à l'intérieur de sa propre maison ? voilà une question qui chatouille ton intérêt. tu songes à quelques idées qui te vaudront bien des insultes mais une remarque te sors de tes fantasmes.

« vieux vieux vieux … »

tu soupires, le regard vide. ce genre de détail ne t’excite pas. tu lâches sa main quand elle exprime l’étendu de ses problèmes, regrettant l’audace de ta stupide question. bien sûr que les préoccupations de madeleine sont à son image : superficielles et vides d’intérêt. m’enfin.

« dionne fait bien ce qu’elle veut, ça ne nous concerne plus, on n’a rien à en dire. georges est pimbêche, et de toute façon, on va tous mourir une fois. certains n’auront peut-être pas la chance d’être pardonné par hébé… je parle de moi, tu te doutes bien. et puis abel… abel fera un bon ambassadeur… c’est un jeune homme lucide et droit. pourquoi t’en plaindre alors que tu n’imagines pas meilleur pour endosser ce rôle ? ah, les femmes. »

tu te lèves, quitte ton bureau pour rejoindre le fauteuil, confortable et plus formel. ton allure est lourde, ton visage est devenu grave. tu n’as visiblement plus la tête à t’amuser d’elle.

« va donc continuer de pleurer comme je suis vilain auprès de tes collègues. je t’enverrai un message pour te dire à quelle heure venir et quoi ramener. file avant que je ne t’ajoute des heures. »