Les tribulations des esprits étriqués ne sont que des ramassis de fardeaux que Nate s'était engagé à porter, une fois, croyant ajuster ses pas vers un futur fructueux. Il n'a fait depuis ces pas qu'un chemin droit vers un mur. Les yeux portaient son ennui mais sur la commissure de ses lèvres s'écrasaient tout ce qu'il aimerait hurler à ceux qui font la loi — de capricieux petits rois qui n'ont que pour royaume un tas d'emmerdes et de suffisance factice. Il leur hurlerait alors, sans doute, qu'ils ne valent pas mieux que lui, qu'ils ne sont en rien meilleurs que lui, qu'ils ne pensent qu'à eux, eux aussi, qu'ils n'avaient rien de spécial, qu'ils n'étaient pas les souverains glorieux qu'ils se croyaient incarner.

Tiré de ses complaisances par Abel, Nate encore devait tempérer cet orage — ravaler sa colère et élever son menton, microgérer les sentiments qu'on lui vomissait à la gueule, rattraper tous les mots qu'on lui jetait et qu'il n'avait jamais demandé : prétendre se soucier des petits tracas des autres était le devoir de ceux qui écoutaient. Et Nate savait danser à travers les sentiments, avait les mots justes et l'intonation toujours amoureuse.
Abel, Abel, Abel ... Bienvenue à ton premier conseil, j'imagine ?
Bienvenue dans un monde qu'on t'a jeté sur les épaules, où on fait croire que l'on t'écoute mais qui ne veut réellement rien de toi.

Nate était usé d'un mal qui ne commençait qu'à corroder Abel : la preuve en était son éclat de frustration qu'il rejetait sur le premier homme qu'il apercevait. Je ne sais pas quoi te dire, je pensais qu'on pourrait s'entendre, si je faisais un pas vers toi. J'ai dû me tromper, excuse moi de t'avoir exprimé mes petits tracas, je ne voulais pas te mettre dans une position indélicate. Nate lu l'index accusateur d'Abel comme un énième homme croyant ses permissions toutes possibles : l'enfant d'Amour attrapa délicatement cet index pour l'abaisser, avec une lenteur qui témoignant d'une patience usée, elle aussi. Ils me détestent, Abel, là dedans. Tu le comprends ? Tu ne le vois pas, personne ne le voit, mais si tu crois que j'ai une voix autour de tout ça, ce n'est pas le cas.
J'ai parlé, réunions sur réunions, j'ai parlé, j'ai même hurlé avec eux, quelque fois. Si la porte est resté ouverte au dernier vote c'était grâce à moi.
Et depuis ce jour, ces rois de fortune ne veulent plus de moi. Tu ne crois pas que j'ai essayé de changer les choses de l'intérieur ? Je suis tout seul, Abel, pour le moment. Et je le paie chaque jour que les dieux font. Il laissa un soupir long lui échapper et avec lui on percevait plus que son indignation : on y sentait son épuisement et tous ces sentiments mis en bouteille. Tu n'es pas ta soeur et je m'excuse d'avoir essayé de la retrouver à travers toi. C'était une erreur et je t'exprime mes plus profondes excuses, mais ne t'en fais pas, j'ai retenu ma leçon. Il s'essaya lui aussi au contact, mis sa main sur l'épaule de l'autre en face de lui. Et ses yeux firent miroiter toutes les teintes possibles de bons sentiments. Je ne suis pas résigné, Abel : je suis à terre. Je ne peux plus lutter tout seul. Et je n'ai d'allié nulle part. Alors, tout à l'heure, c'était moi qui te demandait d'être mon allié. Maladroitement, je te l'admets volontiers.
Je ne peux pas me battre seul : je ne peux plus.



@Abel Kozlovsky

Peut-être Abel ne cautionnait pas les armes de Nate : il devait juger comment il usait des autres pour parvenir à ses fins. Ce qui était vrai — Nate l'admettrait aisément, c'est qu'il n'était qu'un nuage de fumée irisée. Il faisait miroiter des promesses d'amour et de plaisir pour qu'on lui concède ce qu'il désirait lui, puis, ses mains remplis des trésors des autres, ses objectifs atteints, il ne remplissait pas toujours ses parts du contrat : disparaissait lui-même alors que l'écran de fumée s'évaporait doucement pour ne laisser place qu'au vrai crime commis ; l'opportunisme.
Il l'avait regardé et avait perçu chacune de ses petites actions, ses petites manies et ses tics de langage. C'était le fort de Nate : il savait lire les gens et voyait tout. L'humain est un mécanisme compliqué et Nate voulait tout décoder, tout traduire et ses desseins n'étaient pas tous funèbres : connaître l'autre c'est s'apprendre soi-même.
Il fit pianoter ses doigts sur les surfaces verrées de la bâtisse et il en résonnait dans tout le lieu l'écho de ses cliquetis.

Oublie ce que tu sais sur les gens, Abel. On ne connaît jamais vraiment personne. Ça, c'est la seule certitude qu'il ne m'a jamais été donné de remettre en question. Je ne te connaîtrai jamais vraiment, et je pense pouvoir dire sans doute que tu ne me connaîtras jamais sous toutes mes coutures.
Mais c'est mon arme : sers-toi en avec moi.
Nate danse et le monde le regarde. Il parle et il ensorcelle — on ne l'écoute pas, mais on le regarde. Nate maîtrise l'image. Il sait exciter le désir et titiller le sens oculaire. Il accapare la vision et corrode les autres sens. Il sait se mettre devant mais son don est en coulisse : il susurre aux oreilles et parmi ses promesses de plaisir et d'extasie il menotte et met en laisse. L'amour est cruel parce qu'il est égoïste. Il est beau parce qu'on ne l'attrape pas.
Mais je veux qu'on travaille ensemble. J'attendais quelqu'un comme toi : j'attendais un réformateur. J'aimerai qu'on aille plus loin, toi et moi. Nous avons des rêves et des idéaux qui ne sont pas si différents. Seulement nos méthodes diffèrent mais nous n'avons aucun intérêt à se rejeter l'un l'autre - occupons deux fronts différents mais marchons ensemble.
Petit à petit on retrouve à Nate ce sourire plus clair encore que la lumière de la pièce dans laquelle il se tenait. Un éclat plus singulier que celui du soleil se réverbérant en continu sur les verreries de l'Ecclésia.
Ce que je veux, maintenant que je suis debout, c'est une cure à cette cité malade. C'est que les voix ne soient plus jamais tûes sous les coups de tonnerre ou du bruit des vagues ou même le crépitement du feu. Je veux que règne enfin la paix et l'Amour dont chacun en serait le garant.
Et toi, que veux-tu, puisque nous marchons ensemble : où allons-nous ?


@Abel Kozlovsky

Il se sentait redorer à la minute — retrouver ses lettres de noblesse et sa prestance qu'il pensait perdue. S'appuyant, l'espace d'un instant sur Abel, il remontait sur son piédestal, son socle pour incarner encore cet idéal qu'il se fantasmait figurer. On ne se trouve beau que par le regard des autres ; Nate se convainquit d'être sublime par les iris d'Abel.
Bien sûr, il n'était pas complètement hermétique et aveugle à l'acidité corrodante d'Abel mais partout où lumière se fait il lui faut son ombre. Nate savait qu'il brillait et que sous ses pas il y laissait des débris d'ombre. C'était sous cette même injonction que ses coups d'éclat lui revenaient — en revers de projecteur.
Le soleil avait beau leur brûler la rétine, Nate s'était décidé à rallumer ses phares. Il ne fallait que le soigner et il serait comme neuf.

Tu pourrais les rejoindre. Enfin, nous rejoindre j'imagine. De ce que j'observe, le groupuscule ne s'est jamais aussi mal porté que maintenant. On pourrait en jouer. Si tu me le demandais, je te donnerais ma voix pour rentrer, en tout cas.
Mais tous les impairs commis — dont j'assume ma responsabilité, n'en doute pas une seconde, vont commencer à coûter cher. Ils ne pourront plus, enfin, on ne pourra pas plus se débiner devant l'amas de pots cassés. Il regarda Abel et le détailla en une seconde du regard. Il avait vu les mains dans ses poches, il avait ses yeux dévier du soleil, il avait vu son regard dur, ses mains sortir de ses poches et se perdre dans ses cheveux. Il avait tout vu de lui ; sans l'ambition de se l'approprier, il s'imaginait déjà deviner le prochain tic qui trahirait ses pensées.

Il trouva sa franchise adorable ; Abel devant Nate voulait tout assumer. Il trouva ça attendrissant, garda sa pensée pour lui. Peut-être garda-t-il aussi le silence parce que lui, s'en savait incapable. Le fond de ses idées, ce n'était pas attirant pour tous. Abel appréciait ses franchises alors Nate les lui offrirais toutes pour le combler. Mais la vérité n'est pas joli — Nate veut au monde apparaître toujours beau. J'approuve chacun de tes mots. Cette fausse démocratie doit cesser : la comédie n'a plus rien de mignon.
Ses yeux se plissèrent sous la lumière et un air tendre vient se poser sur le visage de l'enfant d'Amour. Il était en paix (pour le moment) et c'était grâce à Abel ; son sourire et l'abaissement de ses paupières étaient tout pour lui. Il lui donnerait ses grâces sans concession. Puis l'apaisement fit place à l'amusement honnête, sans mauvais esprit.

J'en prends note, Abel. J'espère que tu ne m'en trouves pas tant, ou du moins je veux tout faire pour que tu n'en trouves plus. Lui aussi passa sa main dans ses cheveux — sans mimétisme, Nate le faisait inconsciemment. Oui, avec plaisir ! Ça sera plus facile pour la suite, tu verras. Il lui tendit son téléphone et pendant qu'Abel pianotait dessus, il ne put s'empêcher d'avouer.
Tu sais, je suis vraiment content que tu sois venu me voir, tout à l'heure. T'es vraiment un type bien, Abel. Je suis content qu'on commence à se connaître, toi et moi. Nate incendierait le monde si Abel voulait l'augurer.


@Abel Kozlovsky