Noli me tangere.
C’est déjà l’automne : le fond de l’air sent l’essence et l’eau sale, vaguement, ces odeurs artificielles qui voilent ce qu’il reste de la nuit—c’est octobre, et le vent devrait porter le parfum de l’osmanthe et de la cime des conifères. Hector accomplit ce soir son retour au désert, et il laisse derrière lui les vertus prophylactiques des forêts de l’Oregon : devant le Guggenheim, les seuls arbres plantés sont ces poiriers stériles qui ne donnent jamais de fruits et dont les systèmes racinaires doivent se déployer sous le béton, autour des canalisations, dans l’espace confiné du mépris de la nature. La ville grandit et mange tout ce qu’il y a de bon dans la terre : la mollesse de l’humus et la fraîcheur des pins, la pluie grise et les cours d’eau sauvages ; il ne reste rien de tout cela. Hector occupe avec une audace conquérante cet espace citadin qui l’avait vu naître, grandir, mourir, comme le font les bêtes.
La nuit est claire : la lune est une gibbeuse croissante à l’aube de la nuit du chasseur. À vingt heures, par une fenêtre menue du musée, il la voit proche de la verticale, couverte par les nuages qui en diffusent la lumière en halo, prête à disparaître derrière la découpe géométrique du paysage. Ici, les arbres sont gardés trop bas pour qu’ils puissent en caresser la courbe, et l’argent de son éclat ne rencontre jamais le vert jaunissant des feuilles—tout, alors, n’est couvert que de l’onde orange des lumières électriques, qui dénuent les rues de toute vie hors des lignes.
Le Guggenheim est l’apogée de cette géométrie de la ville, et son apocalypse aussi : dans ses couloirs tout en courbes, d’un blanc immaculé qui n’existe pas dans la nature, il y a un étouffement libérateur qui ne laisse de place qu’à l’art et aux artistes, à ceux qui savent habiller le néant de leurs oeuvres qui font entrer la terre dans un lieu où seul existe le plâtre en abondance. Ici, chaque céramique est une gerçure, une ouverture vers la nuit qui n’a pas d’emprise ici ; Hector, lui, est une silhouette déplacée, déracinée et implantée comme une espèce invasive dans la foule des amateurs d’art new-yorkais qui se précipitent au premier rang de sa consécration.

Ce soir, on l'idolâtre comme il faudrait vénérer la montagne, les falaises ou les hauts plateaux, on lui offre la voix des choses naturelles qu’il greffe à cette absence de tout—l’argile, le granit et le bois salissent les murs, le sol et le plafond de leur imperfection absolue. Il tient à la main une coupe de champagne – il ne sait pas qui lui a tendu le verre – et derrière lui, ses œuvres s’affichent en grand sur les murs et s’accumulent derrière les vitrines comme des trésors révolus. Hector sourit pour son apothéose : il est revenu au monde, né à nouveau, et fait tâche dans son propre habitus. Il est venu en costume mais a déjà abandonné la veste, déteste la restriction qu’elle impose à ses épaules, qui va à l'encontre de la liberté ardemment voulue pour laquelle il a tout sacrifié : Hector n’est pas un homme de conventions, et s’expose ici comme ces insectes épinglés dans des cadres, qui se doivent de représenter la biologie entière de leur espèce. Hector est le spécimen de sa nonchalance excessive, l’exemplification muséographique des hommes fuyants à la bravoure déplacée qu’on célèbre ici ce soir.
Il est appelé au centre de l’assemblée, dans cette spirale interminable de discussions légères et élogieuses—on dresse en quelques phrases son portrait et on écrit les premières lignes de ses louanges. Hector se donne l’air un peu gêné, comme s’il n’attendait pas tous ces regards tournés vers lui – lui ! – dont l’exposition porte le nom. Merci, merci—ah, je vais faire bref, personne n’a envie de m’entendre radoter sur l’argile, après tout… Il y a des rires dans l’assemblée. Merci à toutes et à tous d’être présents ici ce soir, c’est intimidant pour moi d’être face à une telle foule ; vous l’imaginez, ça fait longtemps ! Il rit lui-même, d’un de ces petits rires indulgents qui ont tout à cacher. J’espère que vous apprécierez l’exposition, je suis honoré de vous présenter ce soir ma première monographie—je suis infiniment reconnaissant à l’équipe du Guggenheim de m’avoir fait confiance, à moi ! Alors que j’ai quitté pendant si longtemps le monde de l’art. Il s’interrompt un instant, une seconde seulement, affiche cet air pensif et ému des ermites qui retrouvent enfin la scène. Je ne sais jamais quoi dire lors de ce genre d’introductions, alors j’espère seulement que mes œuvres vous parleront à ma place, car j’ai tout mis de moi-même dans leur création. Merci encore, merci !

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Noli me tangere.
Il est chez les artistes qui touchent à la nature et aspirent au sublime un appel de la forêt que les citadins ne peuvent comprendre ou percevoir : il est dans leurs veines une sève plus épaisse que le sang ou l’ichor qui demande un retour aux racines de l’humanité qui ne peut être parachevé que par une écoute sensible et méditative du flot conscient de l'écosystème du monde, pour en comprendre le cycle biologique et s’y réinsérer. C’est un instinct primaire qui pousse les hommes comme feu Hector Hemingway à une folie douce que ne ressentent que les animaux, un instinct qui, s’il est ignoré, retranche les hommes comme Hector Darling dans des fossés de tristesse qui suintent par tous les pores de leur peau.
Hector n’est pas heureux de l’attention qu’on lui porte, et lit dans les mouvements de la foule des marées dont il constitue la force motrice, comme celle de la Lune sur l’océan Atlantique. Il garde, cependant, une désinvolture charismatique écrite dans son sang, héritée de la facilité avenante qui dort dans la chair de ceux qui sont élevés dans l’aisance, l’attention et l’argent. Il sourit à Nûr et accepte l’étreinte, reconnaissant chez elle cette dilution radieuse des traits de leur mère : il ne sait pas son prénom. Je suis ravi que tu y lises des choses ; parfois, il ne faut pas forcer l’analyse, et prendre la pièce telle qu’elle se présente à nous. Les grands artistes ont cet amour de l’art, au-delà de l’analyse, qui gît dans la courbure physique de l’argile et ne s’attache pas aux lectures qui se font de leur vivant.
Il va trouver dans l’exposition leur mère née du ciel, et accueille la chaleur de son sourire avec le soulagement d’un enfant — il est une jeunesse qu’il gardera toujours face à la Mère plus vieille que le berceau du monde. Hector est un homme qui sait sa place dans l’ordre des choses, et qui sait que le devoir des artistes est dans l’hommage aux créations de leurs parents. Merci d’être venue, maman. Tu resteras toujours mon inspiration.

La foule s’écarte autour d’une soudaine scène d’Annonciation, avec la sapience naturelle qui pousse les rivières à se fendre en deux autour des roches : il se dessine un silence qui sépare Hector de sa mère pour reconstituer aux yeux de tous sa propre lignée, unie par un deuil qu’ils portent tous les trois en noir. Hector assiste, en retardataire, à son propre enterrement. Il prend cet air ému mais digne qui s’écrit sur les visages des hommes quand ils retiennent des larmes que leur bravoure assèche. Sa main droite s’élève devant sa bouche pour étouffer la surprise hérétique d’un impie qui voit apparaître un ange. Mica. Dean. Hector ne nourrit pas de goût particulier pour le drame ou pour les épanchements sentimentaux qui se livrent en pâture à un public affamé — il garde un silence qui prétend qu’il s’abstient de fondre en sanglots, et c’est d’une voix blanche qu’il répond, après avoir laissé à la foule l’appréciation de sa ruine. Il s’approche d’un pas, seulement, comme si l’apparition biblique de sa sainte famille menaçait de s’effacer s’il décidait de la toucher. Je le sais. Je sais qu’il n’y a pas de mots qui suffiront à m’excuser auprès de toi, de vous, mais je le dirai quand même : je suis désolé, Mica, infiniment désolé. Il dresse ici le tableau vivant d’un homme qui n’a rien à perdre, rien à donner, et qui ne se prétend pas assez bon pour expier le crime sans victimes de son propre meurtre. Il avait, il y a quinze ans, saisit lui-même le couteau, crevé son flanc, et abandonné son cadavre, et portait ce soir la marque des tueurs. Il ne pleure pas, mais la lumière claire du musée reflète un cerne blanc autour de ses yeux qui annonce des larmes qu’il ne versera pas. Sa voix, fébrile, le dépeint comme véritablement ému, pitoyable et défait. Je ne savais pas comment faire autrement — j’ai cru qu’il serait plus cruel de rester et de n’être que l’ombre d’un père ou d’un mari, mais c’était une erreur. Sa main glisse sur son propre visage, et il laisse échouer son bras le long de son corps, laissant paraître la courbure de sa nuque et de ses épaules pliées sous le poids d’une faute qui tenait lieu de péché capital. Ombrageux et grand, il incarne un désespoir granitique qui ne craint pas le pathétisme.
Je ne te, ne vous, demanderai jamais de me pardonner. Je sais où est ma place.

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