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Précieux Martin avait chu sans grâce, comme cela se passe toujours pour les artistes. Il avait accompli son retrait catabatique avant même l'instant fatidique de sa propre mort, et, n'ayant plus d'autre but que sa fin en elle-même, il pouvait ainsi se détourner complètement des motifs insignifiants qui composent la partition sèche et intrinsèque de l'existence humaine. Je l'adorais d'autant plus.

La tristesse de l'endroit me révoltait ; non pas parce j'étais incapable de considérer son décor en tant qu'écrin objectif, mais parce qu'il s'agissait tout-fait d'un mausolée. Le fait qu'on ne lui en donne pas le nom me paraissait d'autant plus insultant.

— Ainsi, Précieux Martin me fait l'insigne honneur d'être son exécuteur testamentaire.

Je n'arrivais pas à le regarder. J'en étais incapable - comment détacher Précieux de sa gloire dénaturée, proche en filigrane du fantasme dans sa forme la plus primaire ? Cela me gênait beaucoup. J'ôtai mes gants. — Jusqu'au bout, tu ne m'auras donc pas aimé. Entre les murs de cette prison sans âge, parler d'amour me paraissait bien indécent.

— Je suis venu te faire mes adieux, Précieux. Je suis curieux de découvrir comment l'on cultive un amour endeuillé. Cela m'excite prodigieusement. Je pousserais même l'avilissement jusqu'aux remerciements. Tu es la deuxième anomalie de ma vie, et de loin la pire. Je ne t'oublierai jamais.

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La vétusté du cadre est une insulte à mon sens de la mémoire. Je suis en colère contre toi, Précieux Martin. Je suis en colère parce que tu t'es gâché ; et ce fut un gâchis magistral, éloquent et irréprochable sur toute sa ligne - un ultime coup de génie qui t'inscrit dans la fresque stupide de l'histoire. L'idée d'un Précieux accolé à la contingence du temps des hommes, comme un papillon aux ailes froissées qu'un lecteur avisé aurait oublié entre deux pages - me paraît non seulement belle, mais également délirante. J'ai l'impression d'avoir de la fièvre.

— Je n'en pense rien. C'est vrai. Jusqu'à la fin, personne n'aura jamais réussi à te comprendre. C'est merveilleux. C'est le propre des grands artistes.

— Tu as tout gâché et tu l'as fait avec brio. J'applaudis lentement. Mon opprobre se fond en échos émaciés, qui rebondissent mollement contre la pierre, simulacre à la mousse. Bravo. J'admire sincèrement. C'est un coup de génie, l'on se souviendra longtemps de toi. Et pourtant, je suis persuadé que tu t'en fiches ! C'est grandiose, mais surtout, c'est révoltant. Tu mériterais de mourir.

Je caresse sans y penser le fer du grillage. Je réalise que j'aimerais te toucher.

— Bien sûr, tes désirs sont des ordres. Mais j'aimerais tout de même te poser une question. Tu y répondras, parce qu'il s'agit de moi et que te livrer à Zana Hysenaj ne vaut rien, car tu ne m'aimes pas. Pire - tu me méprises - tandis que moi... Et bien. Si je ne puis t'apporter aucune consolation, peut-être me feras-tu le plaisir de me consoler, moi.

— Pourquoi as-tu fait tout cela ? Je ne te demande pas pourquoi tu as trahi - quel mot vulgaire -. Que m'importe tes arrangements avec toutes les créatures de la contrée. Ce que je veux, c'est une explication artistique. S'il-te-plaît. Je n'aime pas mon ton suppliant, mais j'ai fini par m'habituer à mon propre déclin que le marbre ajourne. Si tu ne veux pas me dire la vérité... Tu n'as qu'à inventer. C'est pratiquement le supplier de me mentir ; je suis pitoyable.

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Aussi étrange que cela puisse paraître, je connais bien mal les détours de la haine - je parle évidemment de haine au sens le plus artistique du terme, celle que l'on jette sur le papier dans un geste désespéré d'auto-lapidation ; celle qui justifie la brouille formidable du nuancier du monde ; la haine qui dégouline d'entre les vers et d'entre les modèles, toujours de la manière la plus charmante possible, car ce qu'on appelle "haine" est un code qui ressemble à tous les autres.
J'essaye ici de signifier que je ne maîtrise point la haine au sens divin du terme.
Bien sûr, Précieux, qui se rapproche de la mort - touche du doigt l'épiphanie; la Grande Révélation du cœur humain, c'est-à-dire : la manière dont, une fois que l'on est réduit à ses formes les plus primales (ce que la menace justifie) - l'on reconnait en son soi brut - la seule et unique loi qui puisse tout justifier : la haine.

Je me réjouis par avance d'une telle manifestation dans le cœur de Précieux ; car lorsqu'elle adviendra, cela signifiera que j'ai encore l'ascendant sur mon amour. Il faudrait, pour que mon amour pénètre cette âme de marbre et de glaise, que la surface de celle-ci présente les interstices stellaires nécessaires ; mais la psyché de Précieux est lisse et pure, polie à la manière antique. Elle n'est entachée par aucune considération sentimentale, et cela la rend sublime. D'une certaine façon, je regretterais qu'il se laisse corrompre par la beauté d'un sentiment qui me regarde, moi, mon intime. Précieux Martin doit mourir dans toute la splendeur de sa haine.

— En effet - cela ne me surprend guère. Silence.

— Je vais t'avouer quelque chose de bien grossier. C'est que ta haine est splendide. Je ne pensais pas que l'on puisse être beau de cette façon. Tu vois ! Je suis généreux. Je te laisse tout le loisir d'être dégouté de moi. Cela occupera tes derniers jours.

Je le regarde. Il a l'air digne et misérable.

— Tu n'es pas vraiment beau, Précieux Martin. Cette fois-là, dans l'amphithéâtre, je t'ai même trouvé hideux et je t'ai haï. Ma haine était alors bien moins grandiose que la tienne, mais il s'agissait de haine quand même. Tu ne me ressembles pas du tout. A vrai dire, nous sommes même de parfaits opposés. Mais voilà ; ta haine a quelque chose d'héroïque. Je ne dirais pas que la haine magnifie tout et tout le monde ; bien au contraire. Ce n'est d'ailleurs même pas ce que je veux dire. Mais ta résignation...

Je ne puis achever ma phrase. J'ai la gorge nouée.

— J'ai bien lu ton testament. Je sais bien qu'il s'agit là d'une ultime façon de m'humilier. J'en prends mon parti. Malgré tout... Je me dois bien te de servir. J'ai fermé les yeux en prononçant ces derniers mots - car ils sont douloureux, humiliants et salvateurs.

— Précieux. N'as-tu pas de dernière volonté ? J'honorerai ta mémoire. C'est une provocation, bien sûr. Je ne voudrais pas que tu partes de ce monde en étant trop tranquille... Laisse moi te demander une chose. Je voudrais que tu me laisses un souvenir. Je ne parle pas d'argent et de bien matériels. Je parle d'autre chose. Quelque chose de plus personnel. Je voudrais que tu choisisses.

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cw érotisme bizarre

La reconnaissance est insupportable, car elle est délicieuse.
Il profère, avec ce ton de détachement vaguement concerné qu'ont les prêcheurs — un ton que l'on ne questionne pas car il est, par essence, symbole d'autorité.
Je le dévisage et je pense : Précieux Martin est un monstre.

— Précieux Martin - bravo. Tu as réussi.

Je l'avoue, je me confesse, pardonne moi ! J'ai beaucoup pensé à toi, et j'ai versé des larmes en songeant au fait que tu me faisais de l'ombre. J'ai profané mes propres désirs en mon âme et conscience et lorsqu'il fallait s'éveiller après la jouissance - s'extraire de cet état de léthargie fulgurante et misérable, puisque la soie transfigure même les larves - je ne cherchais pas à lutter contre le sentiment d'amère culpabilité qui découle nécessairement du parjure.

C'est vrai, je me suis masturbé en pensant à toi et à ce que cela pourrait me faire, de me tromper à moi-même. Je me suis imaginé, non pas en couchant avec toi ; mais me regardant en train de coucher avec toi. Alors j'ai eu honte, et j'ai ressenti du plaisir comme jamais je n'en ai ressenti de toute ma vie. En ce moment même, j'éprouve un sentiment d'humiliation incommensurable. Je me sens si humilié que je pourrais probablement en mourir. Je n'ai plus de décence ; c'est pour cela que je me retiens de vomir sur tes chaussures. Je voudrais que tu sois beau pour mourir.

Et cependant, je ne vais pas t'oublier ; j'entretiendrai le souvenir de toi - le douloureux, l'abominable souvenir de cet adultère qui m'appartient. Je te ferai vivre contre ton gré, Précieux Martin - dans mon cœur, juste à côté de moi-même ; avec le temps, j'oublierai les traits de ton visage ; alors je l'imaginerai comme le mien, et nous ne ferons plus qu'un ; ce jour-là, je redeviendrai heureux.

A-t-on le droit, alors ? D'embrasser les condamnés à mort. Je veux te dire adieu.