le ciel est gris, presque bleu, sans nuage. il est suspendu, silencieux dans l'attente du jour qui s'apprête à percer la pénombre. c'est l'aube ; seraph s'est enfoncé sous terre avant d'avoir vu le soleil se lever. il porte du blanc comme le veut la coûtume - pas celle d'ici mais celle de là-bas, d'avant les dieux. en ajustant sa tenue, il s'était dit que ses vêtements finiraient de toute manière souillés du sang d'un autre. cette image lui a semblé juste. l'épée accrochée à sa ceinture est la plus fine et la plus légère de sa collection : un choix fait précautionneusement, non exempt de tendresse.

il n'a pas annoncé sa venue, s'est contenté de s'arrêter devant la cellule et de laisser précieux constater sa présence. de lui, il ne voit que le haut du crâne et les cheveux défaits. et ce front, pâle, sur lequel on devine déjà l'ombre des derniers instants. le rejet ne lui fait plus rien ; il ne leur reste plus de temps pour ces blessures-là. non, je ne peux pas. il est trop tard ! le destin est en marche. faute de pouvoir l'arrêter, seraph veut en devancer le dénouement.
ses yeux s'attardent sur cette chaussure levée vers le ciel, ou plutôt vers la terre. cette semelle impeccable et solitaire réveille la brûlure d'un désarroi qu'il croyait déjà entièrement consumé. et toi, tu ne peux pas rester comme ça. seraph parle à voix basse. il le faut : c'est un secret. pas sa présence, pas son dessein, mais son motif - sa compassion. ses mots laissent sur sa langue un infâme goût d'abandon. il s'agit d'une faiblesse nouvelle, encore étrangère et pourtant déjà caduque. sans doute se ment-il à lui-même en prétendant se trouver là strictement par devoir et non par envie - par besoin - de délivrer précieux, de projeter sur lui la lumière salvatrice de sa violence.

il s'avance de quelques pas. il ne sait pas comment le dire. il murmure. regarde-moi. s'il-te-plait. alors précieux verrait peut-être qu'il s'apprête à lui donner la mort. ce sera la première fois que seraph tue par amour.

et seraph voudrait hurler aussi. il a raison de ne pas le faire : s'il commence maintenant, il n'est pas sûr de pouvoir un jour s'arrêter. non, non, précieux, ce n'est pas ce que tu crois ! il le fait parce qu'il le faut, parce qu'il le doit ! c'est son dernier cadeau, le seul porteur de sens et d'expiation, pour t'épargner la honte, l'attente, l'oubli ; pour que tu meures avant qu'on ne cesse de t'aimer.
cette semelle retournée est d'une propreté révoltante dans le décor. obstinément, les yeux de seraph y retournent, comme aimantés.

il s'attendait aux reproches et les encaisse comme il peut. sa propre droiture lui apparait insuffisante. je ne le fais pas sous ses ordres. un silence, une inspiration retenue, puis la vérité, égoïste, implacable, solitaire : je n'ai jamais été du côté de personne. à précieux, qui va disparaitre, seraph peut le dire sans regret. les gens meurent, les olympiens tombent, les couronnes changent de tête et les trahisons talonnent le pouvoir. les hommes s'enlacent, se font des promesses, s'écorchent et se tuent. le sang se répand de la même manière, toujours de la même couleur, du même goût, de la même odeur. rien ne va changer. face à la colère, seraph aussi peine à parler sans que ses mots ne se bousculent. moi, je les méprise, je me fiche de donner l'exemple - regarde, je suis venu seul : ils n'auront pas d'exécution. ils penseront que c'en est une, et je hocherai la tête - ils ne comprendraient pas de toute façon. la beauté, sanctifiée au sommet de sa tragédie ; l'acier, miséricordieux par sa certitude, puisqu'il ignore la providence ; l'abandon - l'amour, donc, dans son expression la plus noble et pure. cela n'existera que dans l'intimité de la cellule, dans le silence du jour à peine levé. cela ne brillera qu'entre leurs deux corps et s'évaporera sitôt l'épée retirée du cœur.

de tout ça, seraph ne leur dira rien. parmi les grands, les siens, il jouera le jeu de la raison jusqu’à que se présente sa chance d’exister comme il l’entend. auprès de précieux, dont il n'a pas oublié la chaleur, il confesse ainsi ses manquements.
oui, précieux, je suis venu te tuer. j'ai peut-être perdu la tête, comme toi. je ne comprends pas pourquoi tu veux vivre à tout prix. pourquoi choisir la vie, malgré tout, quand elle n'a plus rien à t'offrir et que la mort tombe à point nommé ? tu l'as dit, souviens-toi : dans mon monde, les gens meurent comme une consécration, un aboutissement. là-dessus, au moins, je n'ai pas changé. finalement, tu vas mourir avant moi.
c'est étrange de le constater. il le voit maintenant, écrit depuis la première cigarette partagée sur un banc de l'arène en plein été : précieux partirait d’abord.

seraph s'est accroupi juste devant les barreaux, les talons bien à plat sur la pierre. il parle doucement. tu ne veux pas mourir entier, complet ? tant que tu es toi-même ?

la dernière fois, précieux était allongé et seraph se penchait vers lui. il le devinait pleurer et s'en surprenait alors. interdit, incapable face aux larmes, il n'avait pas su les supporter. aujourd'hui ces larmes bousculent quelque chose en lui, tout au fond, quelque chose qui prend racine sous sa peau et remonte déjà vers sa cage thoracique. il sait qu'il aurait du s'attendre à cette déchirure. ç'aurait été plus facile, bien sûr, de plonger sa lame dans le corps d'un homme déjà tout à fait éteint. mais précieux se consume encore. il mourra comme il a vécu, ou du moins c'est ce que seraph espère, refusant de voir en lui un parfait étranger.

non, je... même l'orgueil ne saurait venir à bout des reproches. ils existent pour une raison et persisteront quand même le deuil n'aura plus lieu d'être. ce n'est pas ça, ce n'est pas pour ça que je te tue, sa phrase reste en suspension : il a le souffle coupé. si tu savais, précieux, comme cela le répugne ! comme il voudrait cesser cette comédie humaine. il s'élèverait à ton image, en feu de forêt, presque soulagé de savoir que le monde entier lui fait tort et qu'il n'a plus jamais à se montrer juste. je crois que je ne te comprends pas vraiment non plus. ils ont prétendu, un temps, qu'il était possible d'essayer. c'est leur violence à eux.

la dernière fois, seraph tenait à regarder précieux de haut et le capturait dans son ombre. aujourd'hui il est accroupi et se maintient à hauteur de regard. précieux dit : tu fais semblant, de ne pas me dominer. seraph ne répond rien. il sait qu'il ne pourra jamais faire mieux, avec qui que ce soit. il sait qu'il projette sur précieux l'idéal de sa propre fin - la crainte de ne pas partir fier et droit. il pensait qu'il lui ferait face en lui perçant le cœur ; qu'ainsi il pourrait le tenir à la nuque et se couvrir de son sang. il pensait, égoïstement donc, sans envisager que précieux lui refuserait la dernière étreinte.
seraph ne se relève pas encore. il le regarde, à travers les barreaux. il n'a pas le droit de détourner les yeux sans quoi il ne serait pas différent d'un rapace. il devra le regarder jusqu'au bout. il se rapproche lentement, comme on s'approche d'un animal blessé. en cela, il le domine encore, malgré lui. dis-moi comment tu veux mourir.

c'est vrai, il faut que précieux meure avec ses deux chaussures. seraph s'est levé. il a sorti une clé de sa poche et la serrure lui a cédé avec un cliquetis insignifiant. un pas d'abord, un deuxième, son ombre s'étend entre les murs et avale celle de précieux sans cérémonie. il leur suffit d'exister côte à côte pour qu'il l'écrase, malgré lui. peut-être que cela le frappe maintenant que précieux ne prend déjà presque plus de place, recroquevillé ainsi en négation du monde vivant.
oui, il est temps.

les barreaux ne les séparent plus quand seraph s'agenouille tout près de précieux, là où ce dernier comptait les jours sur son lacet. les noeuds sont bien serrés. abrité derrière une expression indéchiffrable, seraph s'y attèle avec précaution. que précieux n'y voit pas de pitié : comment pourrait-il les défaire lui-même avec toutes ces larmes ? il s'agit de mener la mort à bien. seraph espère qu'il ne le trahit pas davantage en le faisant pour lui, à sa place, et condamne instantanément cet espoir - c'est une faiblesse qu'il ne faut plus jamais projeter sur autrui. précieux lui en veut déjà et mourra avant que ce ressentiment ne s'efface.
la vue de sa chaussure le choque moins quand sa semelle n'est plus tournée vers le ciel. au pied de précieux, cela fait très ordinaire, très bien. seraph ne s'attarde jamais, d'habitude, sur ces détails anodins. précieux avait raison : cette tendresse ne lui ressemble pas, en tout cas elle ne devrait pas lui ressembler. ce rituel insensé pourrait en être l'apogée - il n'en restera plus rien.

seraph se redresse. irréversible, sa présence engloutit tout le reste. il n'en peut plus de le constater. aujourd'hui seulement, sa toute-puissance l'écoeure. sa main se pose sur l'épaule de précieux. il se tient ainsi dans son dos, le regard posé sur sa nuque. ne bouge pas, soufflé près de son oreille.
le bruit que fait l'épée en sortant de son fourreau constitue une violence en soi, anachronique et inévitable. ne regarde pas, tu le sentiras, de toute manière, car tu souffriras.
seraph réalise qu'il ne sait pas comment il tuerait un étranger. il ne se souvient pas l'avoir déjà fait. du moins pas comme ça, pas volontairement, par préférence pour la mort au détriment de la vie. s'il a tué, c'était pas négligence, au contraire, d'un excès de force qui s'avérait d'une facilité désinvolte, indifférente par nature. mettrait-il un inconnu à genoux ? lui accorderait-il même un coup d'oeil ? car il n'a pas décroché ses yeux de précieux, pas une seule fois, il a retracé chaque ligne de son visage et retrace encore celles de sa gorge, puisqu'il s'apprête à l'abimer sans retour, encore une fois, une dernière fois...
il aurait préféré le garder intact, lui infliger une douleur qui ne défigure pas mais magnifie ; précieux refuse ce cadeau.

la lame est posée contre la carotide. dans son prolongement encore inachevé, on devine la suite, le sang. seraph déclare sans trembler : si tu as quelque chose à dire, c'est maintenant. les derniers mots du mourant - un autre caprice de ceux qui resteront, de ceux qui attendent, qui espèrent un éclair, une fulgurance à l'approche de la fin. dans l'intimité de leurs deux corps, rencontrés non plus pour consommer la vie mais pour délivrer la mort - l'une bien plus viscérale que l'autre, plus absolue - le silence se révèlerait-il plus puissant que le verbe ? ne se sont-ils pas déjà tout dit, n'ont-ils pas épuisé, maltraité, retourné les mots, sans jamais en venir à bout ? pourtant, c'est ainsi, l'espérance est souvent celle qui donne le coup de grâce.

(meurtre, gore)
je vais t'ouvrir là, précieux, dans le creux de ton cou. ma joue presque contre la tienne, je respire malgré moi ton odeur puisque c'est là qu'elle sent le plus fort. et je regrette de te tuer ainsi, de t'abîmer, de te couper, de t'ouvrir ; c'est ce que tu voulais. je ne t'en veux pas : je savais en choisissant l'épée que je te verrais saigner.

bien sûr que tu as peur. rare sont ceux qui meurent sans avoir la peur au ventre. je ne te rassure pas. je ne te dis pas que je ne comptais pas laisser ton corps tomber au sol mais je te tiens, fermement, d'un bras autour de toi. tes omoplates s'enfoncent dans mon torse. je te tiens, cela ne fait aucun doute, tu ne pèses plus grand-chose alors je te tiens, comme si ce n'était rien. je ne te retire pas tes derniers mots pour énoncer cette évidence : je ne te laisserai pas tomber. rien ne succède à ces mots-là - tu verras, c'est moins dur que de se dire au revoir. tu n'auras pas peur plus longtemps.

d'abord, le sang. c'est plus de sang que tu n'en as jamais vu, assurément. j'aurais voulu couvrir tes yeux du plat de ma paume, mais je n'oublie pas que je dois te tenir, et je n'ai qu'une main - l'autre est employée à te tuer.
ensuite, le bruit. on ne s'attend pas à ce que ça fasse ce bruit-là, tout ce sang qui fuse. mélodieusement d'abord, on croirait la pluie, puis dans un brouhaha sourd de plaintes étouffées, tout cela s'échappe de ton corps insignifiant avec une ferveur encore propre à la vie ; cette chaleur se déverse et macule mes mains, mes bras, tes vêtements, les miens aussi, nos pieds et le sol tout autour. elle s'arrache à toi et te laisse tiède, presque froid, dans mes bras.

je ne sens plus ton odeur, rien que celle entêtante du fer rouillé. je lâche l'épée, pour mieux te tenir, et je m'agenouille avec toi dans la flaque de sang que nous avons répandu à deux - de ma main, de ta chair. voici ce qui reste de toi. tu as les yeux ouverts mais je ne crois pas que tu me voies. je t'avais dit de ne pas regarder. je les ferme, pour toi, maintenant que je t'ai tué.
je devrais dire quelque chose. la nausée m'empêche d'ouvrir la bouche. je n'ai pas de larmes, pas de cœur, pas de voix. je n'ai plus rien à donner et tu n'as rien à recevoir : tu es mort, pour de bon, et je ne sais pas si je t'ai célébré comme je le devais. ici, il n'y a pas les dieux, il n'y a que nous, que moi - et ton corps, minuscule, et ton sang, et cette odeur, et ce silence.

je pose mes lèvres sur ta joue. j'ai l'impression de commettre une faute. dehors, il fait jour : je vais devoir y retourner.