– Even if you told me “It’s perfect,” everything feels wrong

Comme tout le monde, je tiens archive de l'impensable. A chaque registre sa menace. Je note dans mes carnets toute information d'importance, et les classe sur des étals consacrés. Il est vrai que les hasards les plus proches de moi sont investigués davantage ; mais avec le temps, j'ai pris l'habitude de me méfier de tout, même des signes, et surtout de ceux dont l'immaturité ne saurait les qualifier encore de présage.

Tu as donc ton journal à toi. J'estime que la consistance de ton vécu s'échelonne graphiquement sur quatre pages A3, recto verso ; ce qui fait une page de plus que la moyenne des hommes, en gardant le volume équilibré de la neutralité. J'estime te connaître suffisamment bien ; suffisamment, car je répugne à sonder en général les affres du débordement. Je laisse à qui de droit le soin de ramasser les ordures abandonnées au matin par les noceurs ; leur souvenir, aussi vif soit-il, ne m'intéresse pas.

De tous les enfants divins, les fils de Dyonisius sont celleux que je hais le plus ; car ils sont particulièrement vivants et particulièrement faciles à séduire. J'abhorre le sentimentalisme à part moi.

Je me suis apprêté pour nous deux, tu sais. A la vérité, nous nous connaissons. Je me souviens vaguement de tes grâces à la colonie, et il a bien fallu en raviver le souvenir. On saluait ton enthousiasme et ton investissement. Que l'on se rassure, je n'ai aucun problème avec le zèle, fusse-t-il creusé. J'ai simplement tendance à me méfier des hommes trop légers ; encore plus lorsqu'ils sont jolis.

Le domus accueille en transparence les lueurs de l'opulence, et je suis peiné d'un tel luxe. Ce que je remarque en premier lieu, c'est la blancheur troublante de ses mains. A de tels marbres on ne soupçonnerait aucun défaut d'hubris. Pourtant, je sais les teintes dépassées qui les abîment. Il me vint l'envie d'en contempler les pigments à venir. Un peu de rouge, mais du rouge intime ; non pas de cette pourpre obscène avec laquelle les enfants de Dionysos aiment se grimer - voilà qui ferait bel effet sur l'albâtre mort de ces mains là.

Je lui saisis la main dans un geste de ferme tranquillité, et lui offre un baisemain en fermant les yeux. J'ai appris à camoufler les refus de mon cœur et me concentre en pensée sur la pâleur veinée de ses paumes. Moi aussi, je peux être innocent .

— C'est un honneur. Je lui souris. Je sais qu'il s'attend à ce que je le charme - aussi ne m'en cacherais-je pas. Il doit connaître nos affinités à nous, les enfants d'Aphrodite. D'ailleurs, peut-être a-t-il déjà entendu parler de nos capacités à charmer par la voix. Je sens le regard dont il me couvre jusque dans ma chair ; je pourrais en trembler de dégout.

— Moi, je me rappelle bien de toi. Précieux Martin. Le Trublion de la colonie. Tu as changé ; c'est bien. C'est mieux !

— Excuse-moi pour cette entrée, j'ai un faible pour les rituels. J'espère que cela te satisfait.

— Ton foyer ne faillit pas à sa réputation. J'ai entendu parler de ton penchant artistique. Je suis moi-même amateur d'art. De théâtre, en particulier.

Je lui souris à nouveau, franchement. Je ne suis pas avare lorsqu'il s'agit de dispenser mon culte.

— Alors ? Qu'attends-tu de moi ?

Je tenterai de deviner, pour te plaire - non pas tes désirs, mais ceux de tes sous-fifres.

– Even if you told me “It’s perfect,” everything feels wrong

Le salon rougeoie de l'or sacré saignant des plaies du jour ; et la finesse de ses traits, nimbée d'une violence nouvelle, s'illumine alors dans un faisceau de crudeur pourpre, propre aux œuvres d'art illicites.

Je m'attendais à un genre de nonchalance mortelle ; il est vrai que je reste profane dans l'art de parler aux morts - j'ose le dire : les morts les plus bavards me déconcertent, et c'est un gros mot. L'idée du cadavérisme me dégoute profondément. Mais il faut bien soulever les pierres pour découvrir les trésors des sépulcres et leur splendeur grouillante d'insectes.

Si je te disais de te dénuder, là maintenant, au moins partiellement - mais jusqu'à ce que tu sois majoritairement nu - tu le ferais ?

et je vois en transparence, derrière le voile diaphane de ses paupières - la fuite des mille-pattes en bouquet de veines bleues ; et je comprends qu'il est, lui aussi, à la recherche d'un trésor.

D'abord, la crainte, immonde - l'horreur du dévoilement en partage - non ! je ne dévoilerai rien de mon amour. De quelle espèce de joailler pourrais-je me revendiquer si je cédais aussi facilement au regard du premier esthète venu ? Je connais bien la mesure de votre appétit et l'insanité de vos proportions à l'ivresse ; mais comment blâmer vos désirs lorsqu'ils sont aussi bien dirigés ? Comment renoncer à la noblesse humaine de vos penchants ? Comment condamner le naturel de ces pulsions orchestrées en direction de l'œuvre d'art vivante quece corps incarne, et vers laquelle nous penchons tous ?

Je ne suis pas magnanime, mais je dois bien reconnaître que nous partageons tous un saint attrait pour ce qu'il y a de plus beau - et quoique de tels penchants ne soient en rien comparables avec la modestie éveillée de ma conscience - quoique je doive rivaliser avec toi, Précieux, envers moi, et sous le regard que je porte en moi-même - je consens à te sacrifier un peu de mon intégrité amoureuse.


— Et bien...

Les désirs du maître de cérémonie sont des ordres.

J'ôte ma veste, prend le soin de la plier à mes côtés. Ensuite, je défais méticuleusement le premier bouton de mon col de chemise. La pourpre environnante me fait souffrir ; elle me brûle la peau. Tes désirs sont un véritable carnage. Le deuxième bouton saute comme du plomb. Et puis, au troisième, mutilé - un suspens.

Ah, ah, ah !

— Moi aussi, je plaisante, Précieux. Penché en avant, les mains jointes entre les genoux, je ne ris plus.
Je ne vais quand même pas me déshabiller maintenant... Après tout, tu auras l'occasion de me contempler tout ton saoul lors des prochaines festivités. Cruel.

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Je comprends bien, je crois, la logique étirée des caveaux que tu rouvres en ton sein ; je crois saisir le point d'ancrage des stèles et je me figure ce qu'on peut y lire sous les lichens qui en recouvrent la pierre.
Mon premier réflexe, que je me formule, est de te repousser - te jeter au loin, très en arrière de mes principes, hors de portée de ma pureté  - mais je me retiens et ne montre rien de ma frayeur ; car je me dois de composer avec ton aura, tes calculs, le grain trouble de ta peau, l'absence de couleur à tes joues, les racines de cattleya qui poussent entre tes phalanges, et que je m'imagine, florissantes, tissant entre mes bronches leurs réseaux de doigts infâmes et odorants...

Je ne peux pas - tout amoureux que je suis, je ne peux pas te regarder dans les yeux ; je dois détourner le regard pour conjurer l'amène caresse de tes souffles sur mon front, l'illusion de la forme de tes os contre mes cuisses, les contours en tenaille de tes désirs - je dois tourner la tête et fermer les yeux pour ne pas me vomir ; je dois m'arracher le cœur, me cueillir au beau milieu du bosquet de mes cotes, et m'emporter au loin, par-delà le bois décharné de ma tendance, dont nul fruit défendu n'a jamais troublé la sécheresse ; à ce dernier je devrais substituer les rubis murs de ma disgrâce.
Le pire reste sans doute ton parfum - coton doux, amidon, et en creux, le goût de tous les corps jamais éprouvés, le goût de chacun des organes du grand corps orgiaque...

Ce décompte est un déclic. Enfin, je peux te faire face. Je dois lever les yeux, je dois te contempler. La pourpre de l'obscurité te ceint le front d'une couronne de sang. Je n'aime pas la représentation menaçante de tels stigmates.

— Oui. Je m'estime convaincant. Ce n'est pas une question que l'on pose.

                     
Cela va sans doute me faire du mal ; pardonne-moi, mon amour - je lui attrape la taille et la serre contre moi - mon menton touche à son plexus solaire et je meurs de ce contact en souriant. Caresse.

— Ainsi, on aime les gentils.

L'adrénaline mesure chacun de mes gestes. Doucement, mon index se faufile droit entre tes vertèbres. La main gauche, animée d'une volonté qui ne m'est plus propre, entreprend d'appuyer avec une tendresse curieuse sur le fusain des lignes débouchant sur les feuillets de sa ta cuisse.

— Je suis persuadé que n'aurais pas aimé que je t'obéisse sans discuter. Un peu de fermeté. Si je m'intéressais vraiment à la malice, je me demanderais sincèrement ce qui peut t'attirer chez les gens. Au nom de quels grands critères refuses-tu la damnation ? Est-ce vraiment de la beauté ? Est-ce vraiment de l'enthousiasme ? Est-ce de la faiblesse - ou, au contraire, un trop-plein d'hubris affiché ? Est-ce de la colère ? Est-ce de l'indifférence ? Mais je sais déjà comment te satisfaire ; ou je me le dirai plus tard ; nul besoin de te rendre ; je suis tout ce que tu veux ; je suis ta plus grande réussite ; je suis ton chef-d'œuvre et tu ne me possèdes pas.

Maintenant, c'est le premier bouton de ta chemise que je fais sauter, et c'est sur ta cravate que je tire. Ce sont des clavicules qui me fascinent d'horreur et la parallèle de ton sternum qui me transperce le cœur.


— Et si c'est moi qui te demandait de te déshabiller ? Et si c'est moi qui te demandait de te mettre nu ? Tu as bien compris que j'utilisais mon pouvoir — tu le ferais ?

—  Et si, pour répondre à ta question — je te disais que j'attendais en fait de te voir nu — tu me trouverais plus aimable ? Plus convaincant ? Plus respectueux ? Et si je te disais que je rêvais de te voir nu — on pourrait parler de fantasme au sens strict — car je crois, car je sais que tu domines les orgies sans jamais te découvrir toi-même — Tu accepterais de réaliser mon rêve ?  

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Je ne supporte pas les langueurs tièdes dont tu m'enveloppes à dessein ; ta proximité me donne la nausée et je crois avoir besoin de t'arracher à moi. Tu me débordes - par mon ombre, par mon sang, par mes souffles qui me raccrochent à toi - j'en suis malade.

– Mais tu as besoin de moi ;  je te le garantis.

Je t'en prie - ne te découvre pas. Ne dévoile rien de la jaspe régulière qui couvre tes entrailles, et de ces marbres solitaires qu'ont déjà réprouvé bien des artistes. Je ne veux pas imaginer leurs empreintes fantômes et les formes adoptées par leurs désirs. Ces teintes d'indigo, ces sillons ocres et rose - ils m'étourdissent, ils me perdent. Il n'y a rien de pire que les signes.

– Pas maintenant. Les signes de leurs amours ; tout ceci m'échappe. Que fais-tu pour qu'ils t'aiment ? Que leur donnes-tu de toi ? L'albâtre ne suffit pas - il ne rassasie jamais vraiment, et il pourrit vite. Mais il est meuble et supporte la créativité ; il admet les caresses, les baisers, la tendresse - réelle ou fantasmée - et marque vite. Tu es fier de toi ? Je vois bien que non. L'empreinte de la pierre est une chose naturelle pour toi. Les faveurs et leur emprise - la salive, la chair, les odeurs adverses dont on ne défait pas - sont autant d'indices opportuns, presque innés, que tu exhibes sans y penser - puisqu'on ne pense guère à ses os et aux fleurs de lycoris qui ponctuent nos désirs. Et tout cela m'est insupportable ; car je ne supporte pas qu'on ne puisse pas se sentir. Aussi, je ne veux rien savoir de ton absence de honte ; et de l'honneur souillé qui crève ton ego de ses épines.

Aussi je couve du plat de ma main les marques tendres de ces amours anonymes ; ce n'est pas une caresse, c'est une sentence. Ce n'est pas que je manque d'audace ; je pourrais, un à un, rattacher les boutons précédemment ôtés - mais alors, ne serais-je pas moi-même comme un de ces amants oubliés, qui n'ont de remarquables que les traces laissées en partage dans le sillage de leur propre effacement ?

– Ce n'est pas ainsi que je veux te voir. Ecoute-moi. Et je me penche, pour te murmurer à l'oreille. Je vais te dire la vérité. Je vais te dire quel est mon vrai rêve - voilà : je rêve de voir le spectacle de mes propres yeux. Je te l'ai dit - j'aime le théâtre. Cela fait longtemps que j'y pense. J'ai entendu la rumeur. Je ne crois rien des bruits qui courent ; mais je veux voir la vérité de mes propres yeux. Depuis que j'ai entendu parler de tes nuits, ton mystère m'obsède. Precieux Martin - je ne suis pas comme les imbéciles heureux que tu invites d'ordinaire à tes soirées. Je te garantis que tu n'as jamais rencontré quelqu'un comme moi - jamais ; et je te promets - que je saurai te rendre fier, et heureux de ma participation. Je me confonds devant toi, Precieux, et je n'ai pas l'habitude de ces manières - car ceci est une requête irréductible. Laisse-moi accéder à toi au cours de la prochaine orgie. J'en suis malade.

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La composition doit sans mal évoquer ces scènes de natures mortes scandaleuses que l'on refuse par pudeur de dissimuler aux voyeurs. Si l'un d'entre eux posait les yeux sur l'embarras de nos deux corps, il distinguerait sans doute, par effet d'anamorphose - quelque chose du trompe-l'œil concupiscent ; la perspective d'une telle faute me fait frémir, et c'est la mort dans l'âme que je me romps à l'esthétique.

Je crois qu'il va m'étrangler ; il aurait fallu qu'il m'étrangle ; parce que l'on procède avec les corps-martyrs sans avoir recours à la pitié, et l'on compose bien plus aisément avec la violence charnelle. S'il m'avait étranglé, j'aurais eu la paix ; mais non. Précieux alimente le spectacle, fusse-t-il boudé d'une partie de ses souffleurs. Précieux s'amuse lorsqu'il entretient l'illusion d'optique ; pour lui, tout ceci n'est qu'un jeu dont il ne réalise pas la portée amusante. J'enrage de ses caresses impalpables comme de la cire de bougie ; j'ai l'impression affreuse qu'il serait tout aussi bien capable de m'arracher à moi-même. Peut-être qu'il me terrorise ; peut-être devrais-je donc le haïr, ce qui serait une marque fondamentale de faiblesse. Mais avant que je n'ai pu décider quoi faire de ce que j'entends non plus comme de la répulsion pure et simple - il s'insinue définitivement en moi.

Le détachement langoureux et ferme de sa prise - éclaté en dix points, comme le verre brisé sous la colère d'un vitrail inachevé ; la souplesse moite de sa teneur contre mon corps ; la pulsation frappante des variations qu'il impose avec sa langue, cet atroce et minuscule petit morceau de chair à vif lacéré de pourpre, que,, dans un éclair d'épouvantable netteté, je conçois complètement conjuguée à mes organes - de mémoire d'homme, l'on n'a jamais vécu un tel massacre.

Sur ses lèvres qui restent je distingue en miroir tendu à son piège - les ruines luisantes de ce que je n'ose appeler notre concupiscence. Lorsqu'il s'éloigne, il subsiste entre nos deux visages un mince filet de bave, atrocité de soie tendue que j'imagine puisée dans mes tripes  - les mêmes qu'il s'évertue à creuser de ses deux mains ; condamné rendu euphorique au dessein de son propre caveau. Les limbes subsistent en l'état ; il me semble qu'elles durent depuis mille ans. Pendant un très court instant, j'oublie son visage ; et c'est en anonyme qu'il revient, comme un monstre qui ne me ressemble pas, et ses lèvres, et sa langue, et sa salive, et ce n'est pas désagréable, ce n'est pas la fin du monde, ce n'est pas grand-chose ; et c'est cela même qui me fait horreur.

Tu ne m'étrangles pas ? Je pourrais bien te tuer, en rêve, plus tard. Maintenant, une langueur intraitable pèse sur tous mes membres et je peine à me croire capable d'une fuite quelconque. Je ne sais dans quelle mesure j'aurais assez d'animosité pour m'extraire au creux de ta sollicitude ; mais il faudra bien que j'évite le prochain baiser, que j'imagine inévitable, et dont je sais le tort ; il faut me raccrocher à cette idée bien vaine pour motiver mon abandon. Comment me débarrasser de cette croyance fantôme ?

Sans un mot, car ici, ils t'appartiennent tous - je griffonnerai mon numéro sur un bout de papier que je laisserai sur la table ; alors, je quitterai ce palais sur la pointe des pieds, en n'essayant pas même de me défaire de ta démesure qui me colle à la peau ; je sentirai dans chacune de mes cellules, et toute la nuit à venir, et peut-être pour celles d'après encore - le fragment hyperbolique  de ta révérence ; je suis contaminé.