la nuit est longue et j'accueille le soleil sur l'horizon comme une consécration. il m'illumine, et je le porte comme couronne ; un instant, je crois qu'il a été fait pour moi. les feuilles s'agitent, elles frémissent comme pour enlever les dernières traces de sommeil, les araignées de poussière, les cendres qui reviennent -qui repartiront à la terre. ça ne me fait rien. où qu'elles soient, elles seront toujours autour de moi ; et bientôt encore, elles deviendront moi. c'est là la limite des humain-es : iels ne peuvent rester qu'elleux. iels ne connaissent l'air que d'une seule manière, explorent la glèbe qu'en la creusant, n'aiment l'eau qu'en si baignant. c'est si peu. iels ne prennent que ce qui est mort, cassent le reste.
face à la ligne de revenant-es qui s'est pressée toute la journée à mes portes, je me suis encore une fois demandé : serait-ce si horrible, que de laisser un monstre rentrer ?
cela ferait plus de mort pour elleux, et plus de vie pour nous.
nous, d'un nous qui ne te comprend pas toi, parce que toi tu es comme elleux, mais tu veux te faire passer pour nous ; l'éternité n'est pas faite pour vous, parce qu'on ne peut pas éternellement prendre et prendre et prendre. c'est là, au fond, ma colère primaire contre ces chasseresses qui prennent et prennent et prennent tout ce qui ne leur appartient pas : les biches, les cerfs, les paons, le temps.
alors, après la longue nuit sans étoile, il ne reste aux portes qu'un sol boueux des centaines de demi-déités encore vivant-es qui ont écrasé la rosée, et un arbre qui baille face au soleil. il y a encore, de manière sporadique, des secours qui sortent, et des rescapé-es qui rentrent, mais désormais il y a surtout le silence -ce silence-brouillard, celui des lendemains de massacre. on m'a dit. dionne la traîtresse. david le poignardé. meryem la déchaînée. seren le charmeur de scorpion. seraph le combattant. ellair le tueur de monstre. l'ange capturée à nouveau. les ambassadeur-ices mort-es. la fin d'un monde. ce n'est pas grave. croyez-moi : un autre le remplacera bien vite.
et toi. toi, la sœur angoissée, face à moi, l'arbre fatigué. l'arbre fatigué, la porte usée, la lame restée froide. qu'aurais-je fait, si j'y avais été ?
ce n'est pas le moment. il n'y a personne devant le bois de l'entrée. c'est parce que tu regardes mal. il faut voir les fantômes. ceux de mes propres sœurs. tu saura comme tout le monde quand les recensements tomberont. quand le conseil sera réuni, quand les secours seront moins débordés, quand la situation sera plus apaisée.
vois-tu : on te donne l'éternité mais tu ne sais pas attendre. je t'apprendrais, alors.
je ne te regarde pas. le soleil dans le dos, il n'y a que l'isthme et ses vagues, auxquelles je reviens toujours.

les yeux loin, dans un rejet soudain de cette île qui brûle ma patience et le reste de mes envies -tu es un des symboles de ce qu'elle me fait, je crois.
d'autant diraient : de quoi parles-tu, garance ? ce n'est qu'une île, elle ne bouge pas, ne cause pas, ne peut rien de faire.
c'est vrai. je crois que je suis devenue un peu trop humaine, à créer des problèmes à partir du rien, d'une présence, d'un contexte ; l'île n'est pas, si ce n'est un surligneur, et alors je vois les failles à travers desquelles brillent la lumière. vois-tu, dow lintang, je n'ai toujours fait que garder quand, pourtant, mon rôle est tout autre. moi, je devrais gambader dans les forêts, danser au printemps, dormir en hiver. moi, je devrais laissez les hommes à leurs massacres, les autres à leurs combats, les monstres à leurs repas. je devrais. et pourtant, je ne le fais pas.
je suis venue sur l'île pour prendre un nouveau départ. je crois qu'elle me montre, depuis, que cela a été le mauvais. est-il trop tard ? pour tout laisser ? enlever mon bois de la porte, déplacer mon arbre, passer l'éternité à regarder le mouvement des vagues sur la plage -toujours à quelques centimètres de se faire toucher, mais toujours incapable de pardonner à ma mère.
est-ce qu'elle est inquiète, ma mère ? est-ce qu'elle se demande ce que je suis devenue, après tous ces millénaires ? est-ce que son cœur saigne quand je mens et que je dis que je n'en ais pas ? est-ce qu'elle m'a reconnue, un jour, alors que je l'ai traitée en inconnue ? tu vois, dow lintang. les liens du sang ne veulent pas dire grand chose. vous devriez le savoir, toi et tes sœurs. et ? crois-tu qu'il faudrait donner la nouvelle peu à peu ? par degré d'inquiétude ? crois-tu qu'elle mérite un traitement spécial, qu'elle est la seule à se ronger les ongles, qu'elle devrait avoir accès à une information incomplète ? ce ne sont pas des questions. j'assassine les espoirs tant qu'ils ne sont pas trop gros. c'est une faveur. tu verra. les recensements sortiront quand je pourrais y travailler. je suis injuste et je le sais. moi aussi, plus jeune, les destins des autres serraient mon cœur. plus maintenant. j'ai vu trop de gens mourir. au final, il n'y a pas tant de différences entres immortels et mortels. l'infini peut s'arrêter bien avant un compte à rebours.
alors, dow lintang, si j'entendais tes pensées, je te dirai : il ne sert à rien de compter. il ne sert à rien parce que la terre meurt et elle mourra avant que tu n'atteignes mon âge. il ne sert à rien parce que même si c'était possible, tu ne me comprendrais jamais, et alors je te jugerais toujours idiote. tu ne comprends pas : j'ai en moi la création du monde. j'ai en moi la sentience de toustes. j'ai en moi la fécondité sans laquelle tu te retrouverais seule.
j'ai en moi la colère sourde que l'île fait gronder. bien sûr. quel intérêt de tuer des nymphes ? iels ne nous mangent pas. par contre, iels sont bien obligé-es de se nourrir de vous. et je dis : pas comme toi et les paons. et je dis : voici tes superprédateurs. et je dis : alors, dow lintang, qu'est-ce que ça te fait que de réaliser tout ceci ? ne veux-tu pas épargner alors, les familles de biches, de sangliers, de perdrix que tu brises sans cesse ? elles s'inquiètent aussi. aucun recensement ne leur sera jamais donné. aucun deuil ne leur sera accordé. elles n'auront aucun corps à saluer, à pleurer. ah ! elles ne sauront jamais.
et alors, je me demande encore : serait-ce si horrible, que de laisser un monstre rentrer ?
ce n'est un monstre que pour toi. oui. j'en ai croisé plusieurs. je ne dis rien de plus. je ne raconte pas les amitiés étranges de témoins du temps face au massacre des hommes. je ne raconte pas la mélancolie dans les salles des musées alors que nos mains se lient silencieusement. je ne parle pas de l'accord dont on ne dit mot, et qui est évident. je ne parle pas des monstres que j'aime, je ne parle pas des monstres qui m'ont battues, je ne parle pas des monstres que j'ai tué. ce sont parfois les mêmes. ce n'est pas important. je ne parle pas des monstres. et toi ? tu parlera des monstres.

je ne suis pas gentille. c'est vrai. je n'ai rien à dire là-dessus. en es-tu surprise, dow lintang ? me descends-tu enfin du piédestal, comprends-tu que ma haine n'est pas théâtrale ou factice ? fallait-il la mort pour que tu prennes au sérieux la vie, ce qu'on se dit, et tout ce qui nous nourrit ? non, je ne suis pas gentille, et par la négation tu sembles dire que je suis horrible mais ah ! non, je ne suis pas méchante non plus ; j'ai, dans mes mots, une neutralité qui te fait penser à de la mesquinerie parce que l'objectivité ne va pas dans ton sens. je sais ! que parfois, je souligne certaines choses plutôt que d'autres, je sais ! que parfois, je ne suis pas l'observatrice que je devrais être, je sais ! que parfois, j'appuie sur la crosse du revolver.
je te regarde écraser ton pied et je fais la grimace. ta frustration sent l'herbe décapitée. je sais qu'elle repoussera. je sais aussi qu'elle aurait été mieux sans toi. je remonte à tes yeux et j'ai envie de dire : quitte à couper, coupe mes cheveux, mes branches, mes doigts. peut-être alors comprendra-tu. ceci est mon corps, dépossédé par vous.
mais tu n'es qu'inconsciente et idiote ; j'aurais aimé te le dire, mais quelle importance donnera-tu à mes mots ? non, il faut que tu t'en rendes compte. ce ne sera pas aujourd'hui, j'en suis convaincue quand tu en parles comme des idoles, pire que mahaut et son dieu, pire que seraph et lui-même. pire que les Humain-es qui se prennent pour plus que ce qu'iels ne sont : destructeur-ices. tu comptes les créatures comme tu comptes les saints, mais c'est toi qui écrira leurs évangiles, toi qui amènera le sang, toi qui ne les tuera jamais -la chasseresse, qui trouverait cela dommage de mourir sans jouir de leurs fins. les monstres, ce n'est que vous qui les appelez comme ça. oui, monstres, parce que s'il s'agit de vous, cela devient un drame révoltant. une monstruosité. c'est tout comme quand il s'agit de ta sœur : alors, dans ce cas précis, il faut savoir avant tout le reste du monde entier. tu le dis c'est vrai, certains monstres ne sont que des chassés ennuyés de se dérober des mains des tueur-euses ; c'est les révolutionnaires, les courageux-ses, les désespéré-es peut-être, qu'importe ! parfois je crois qu'on devrait prendre exemple sur elleux.
mais ma bonté me fait avoir foi encore. je suis convaincue que tu aura une vie remplie que de vices, que de pires que tu aimera, que tu portera en couronne en drapeau en identité ; oui, tu m'accuses, mais tu ne nous vois pas pleurer. meilleure chasseresse, un titre funèbre, rempli de prières, épitaphe qui ne saurait venir assez tôt pour nous laisser sécher nos larmes, prendre les armes.
mais pas encore. je pleurerais ta mort d'abord.
toi -enfant encore, comme le prouve les mots maladroitement mis ensemble, le vocabulaire qui manque, et j'ai envie d'appuyer la lame contre ta gorge, de dire : pourquoi ne te vois-tu jamais monstre ? tu es mortelle. moi aussi. ne crois pas ton corps intuable. et pourtant ! combien j'aimerais être triste sur ta tombe, ou sur son absence, ou sur le mythe que j'en ferais peut-être (l'histoire d'une fille qui ne se posait jamais de question). ne parle pas de david. j'enchaîne les ordres et je m'en crois digne ; je sais, évidemment, pour le dos pour la trahison pour la métaphore devenue réalité, je sais, bien sûr, et pour david je pleure déjà -mais tu ne le vois pas. tu ne le sais pas parce que tu ne fais pas partie de nous. je ne les vois pas, c'est vrai. je ne te regarde pas. l'horizon est encore sale de la nuit. j'attends le soleil, là-bas, encore plus loin que le phare ; on dirait que l'on discute, nos corps tournés l'un vers l'autre. mais je ne fais que te blesser. je les sens. c'est là ce qui fait de moi une nymphe, et ce qui nous sépare : je sais bien plus que ce que tu ne penses. je ne suis séparée d'aucun être. je sais les souffrances du lapin que tu tires, je sais les souffrances des noisetiers aux étés sans pluie, je sais les souffrances des passant-es aux cœurs renversés. et j'ai envie de dire : mais ce n'est pas pareil ! parce que celleux qui passent se font tout tout-e seul-e, et avec elleux emmènent toustes les autres. je ne les empêche pas de passer. ce ne sont pas mes fonctions. c'était peut-être un aveu de faiblesse. une muselière, une cage ; moi je crois que c'est une porte, et que je la garde fermée parce que si je l'ouvre, alors, les torrents couleront.

j'écoute mais tu ne brasses que de l'air -il y a dans la juxtaposition de tes mots, une inutilité effrayante, et lorsque je regarde ta bouche travailler, elle m'inspire le gaspillage de l'eau. le gaspillage des êtres. je n'ai rien à te redire : prends parti, si tu veux ! cela ne me concerne pas, mais je crois bien que c'est cela que tu as du mal à comprendre. il y a toi, là-bas, et moi, ici, et nos cercles ne se croisent pas. nous co-existons. tes choix et idées ne sont vont pas déteindre sur moi.
mes explications, alors, sont perdues dans l'océan de l'eau que tu donnes sans jamais y mettre aucune intention. cela serait égal, vraiment, si je n'entendais pas les cris de tous ces autres qui hurlent dans le silence du manque de pluie. je regarde les vagues. je les déteste.
je déteste le sel et les humaines comme toi.
je ne fais rien parce que j'ai décidé que cela ne me concerne plus. c'est les années, tu verra, j'ai tellement donné que j'ai me suis perdue moi-même ; ça ne se voit pas mais il me manque un bras, il me manque une jambe, il me manque une motivation une foi une mémoire. il me manque ce qui fait de nous des vivant-es.
oui, cela me manque, et chaque jour le trou s'agrandit, un jour il m'avalera et il n'y aura plus rien. je ne t'en dis mot. tu n'as pas besoin de savoir, et je n'ai pas besoin de ta tristesse. ça serait une autre eau gâchée. alors, je ne dis rien, et la lassitude m'habite. c'est face aux gens comme toi que je me demande si je ne devrais pas faire vœu de silence. j'ai la bouche sèche et j'ai les mâchoires cimentées ensemble, la pesanteur s'invertit pour m'empêcher de te répondre. le temps passe et je suis fatiguée. cela fait des siècles de fatigue. je ne m'attends pas à ce que tu comprennes. non. je ne m’attends pas à ce que tu comprennes. nous ne sommes pas de la même espèce. il y a des vies qui sont enracinées. je resterai toujours aux côtés de mon arbre. il est moi et je suis elle. cela est normal, tout comme tu ne te défais pas de ton cœur, qui restera toujours dans ta poitrine. lorsque cela disparaîtra, je mourrai avec. ce ne sera pas de ma faute ; tu ne sais rien de mes voyages, rien de mes ami-es, rien de ma famille, rien de mes actes. tu ne me connais qu'à travers l'illusion que tu te fais de moi, dow lintang, et cette sympathie qui commence à craqueler prouve bien que le mensonge arrive à sa fin. je ne t'apprécie pas. je pensais être claire. mais soit -quand tout disparaîtra, j'irai aussi, et ce ne sera pas de ma faute. ce n'est jamais la faute des sinistré-es. mais comme toujours, les fautif-ves préfèrent accuser les autres. et en cela je disais : c'est toi qui fomente déjà nos pertes.
que ferons-nous, sans nos cerfs ? nos écureuils ? nos chenilles ? nos merles ?
que ferons-nous, sans notre eau ? nos champignons ? notre terre ?
que ferons-nous, sans objectif ? sans motivation ?
que ferons-nous, sans corps ?
tu verra bien. cela ne tardera pas.
le briquet ponctue ma phrase. j'aspire la fumée de la cigarette. j'ai déjà le goudron dans les poumons. je regarde la mer, pas toi, mais vous êtes pareilles : vous laissez sur moi des espoirs trop grands pour ce qu'il reste de garance. ah ! je ne me souviens plus de mon nom. et, alors, n'est-il pas l'heure de l'inscrire sur une tombe ?
je dis cela sans animosité. j'ai vécu si longtemps que mes enfants sont morts depuis des millénaires. certaines choses doivent arriver à leurs fins. c'est pareil pour les adelphes de ta sœur. c'est pareil pour toi. erreur d'artémis.

non, non, tu n'as pas compris dow lintang : c'est grave parce que tu m'aimes, c'est grave parce que je t'insulte, parce que je milite contre ton existence, parce que je te nie toute individualité. c'est grave parce qu'en nous se trouve le fossé des émotions ; celles que toi tu ressens trop fort, et celles qui m'ont abandonnée après toutes ces années. se sont-elles ennuyées de moi ? les ai-je chassées, ne sachant pas quoi faire de mieux ? je dis cela sans animosité, oui, parce qu'il ne m'en reste aucune, et que même si je le voulais je ne pourrais pas vraiment d'haïr -c'est à dire : de toutes mes tripes, de tout mon cœur, car ceux-là sont vides (ne regarde pas dans mon arbre).
la mort est triste mais elle est joyeuse aussi, et si tu ne le vois pas, c'est bien là un trait de chasseresse moderne ; avant -avant ! elles remerciaient et chantaient et il n'y avait pas le choix. tu parles et quand tu le dis, j'ai envie de te crier : ARRÊTE TOI !
parce que c'est à vous, oui, d'arrêter. mais tu n'as aucune idée des blessures que tu m'infliges, et des tombeaux aux tailles microscopiques que je dresse, et à toutes les larmes que j'ai donné. j'ai, je crois, créé une mer au fil des années. je n'aime pas la mer. dès que je la touche je m'y noies. alors je ne la touche plus.
et moi ! moi je ne m'arrête pas. c'est là aussi une vision chasseresse, que de croire que seule l'attaque est action ; moi, je veille depuis des millénaires, et la douleur de perdre ce que l'on a protégé si longtemps ne part jamais.
jamais.
cela arrivera. parce que quelqu'un part toujours en premier. c'est une très vieille histoire. il n'y en a pas d'autres versions.
cela arrivera ! et cela passera, comme toutes les choses passent.
cela arrivera, oui, parce même les montagnes disparaissent, parce que le soleil s'éteint, parce que le temps avance : il n'est pas bon de rester en vie trop longtemps. les arbres meurent pour laisser la place à d'autres. elle s'arrête ici, l'individualité que tu me trouves.
cela arrivera. peut-être pas tout de suite.
mais cela arrivera.