Iel traverse l’isthme comme un-e étrangèr-e : Nausikaa n’avait plus la douceur familière du foyer tiède où iel venait retrouver ses racines quand iel était plus jeune. Iel avait laissé derrière la maison modeste de l’Atè District, mangée par le lierre, où iel avait grandi ou s’était effondré pendant si longtemps, après le camp, en jeune adulte inconscient-e de la fragilité de ses épaules. Henriette marche pourtant dans les rues comme si c’était chez ellui, profitant de l’air pur qui sent les embruns et qui n’a pas la moiteur de la ville, et du soleil sur la peau de ses bras. C’est comme revenir dans une ville où iel a grandi, alors que son enfance avait eu lieu ailleurs—iel marche et reconnaît les coins de rue, les chiens qui aboient quand iel passe devant les maisons bien rangées et les tulipes aux couleurs vives qui décorent les jardins. Ce n’est plus sa vie mais c’est drôle de le prétendre, et l’insouciance lave de sa langue l’amertume de son lien à cette île où iel revient en visiteur, de passage, contournant soigneusement les ruines de sa vie précédente ; iel ne veut pas s’en souvenir.
Iel est là – le printemps est tiède – pour guérir des maux qu’iel a infligé, pour implorer sagement le pardon pour des crimes nés d’une colère injuste qui se sont écrasés sur le dos d’un frère encore trop jeune pour en porter les stigmates : Álvaro était marqué de son amour autant que de sa haine. Iel est arrivé au café en avance—iel s’était dit qu’il serait honteux d’être en retard pour son absolution et que l’honnêteté de ses excuses en serait entachée. Iel n’avait pas vu Álvaro depuis trop longtemps : Henriette craignait qu’iels se regardent, alors, et ne retrouvent plus cet amour fraternel qui les liait depuis le premier jour ; iel craignait d’avoir oublié les traits de son visage, de le voir là, dans la lumière, et de se dire il a changé. Iel craignait que ce changement soit alors leur fin, leur deuil, leur séparation, qu’iels aient grandi trop loin l’un-e de l’autre pendant ces derniers mois et qu’il n’y ait plus assez d’amour pour recoller les morceaux. Il n’est pas encore là, mais iel souffre déjà de son absence comme d’un vide qui promettait l’impossibilité de leur réconciliation.
Quand iel voit sa silhouette apparaître à l'angle de la rue, iel est soulagée de le reconnaître comme son petit frère ; iel réalise alors qu'iel a le souffle coupé à l'ombre de leurs retrouvailles. Iel lui sourit avec une tendresse timide, illégitime iel le savait à l’amour inconditionnel qu’iel se vouaient autrefois—c’était un sourire en demi-lune qui dessinait des plis au coin de ses yeux, vallons discrets qui trahissaient son affection.
Al ! Tu vas bien ? Merci d’avoir accepté de me voir, vraiment, c’est cool de ta part.
Sa joie est teintée d’un malaise qu’iel peine à camoufler, maladroit et bienheureux.
Commande ce que tu veux, je t’invite ! Ça fait longtemps qu’on s’est pas vus, faut profiter.
Iel espérait que son enthousiasme n'était pas malvenu : il fallait occuper l'espace lourd de silence pour ne pas se laisser étouffer, ainsi, c'était une joie pour noyer l'angoisse qui suintait de sa peau. Iel n'avait pas osé le prendre dans ses bras, cette fois, comme à l'adolescence—le gouffre était trop grand.

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Il manque à leurs échanges l’amour débordant de celleux qui ont construit une enfance ensemble—Álvaro était son sang mais iel avait choisi de l’aimer autant, iels s’étaient rencontrés tard mais, plus que la chair et le devoir, iels partageaient la piété. Henriette avait honte de cette joie indigne qu’iel n’avait pas le droit de déverser, il fallait faire les choses dans l’ordre : ne pas trop offrir, ne pas noyer son frère d’affections inutiles qui emporteraient avec elles les traces de sang, sans laver ses blessures. C’est à pleines dents qu’il fallait mordre ce malaise, l’embrasser, peut-être, pour le guérir sans l’oublier—ça serait terrible et amer mais il fallait tout purifier. Henriette n’avait pas la bravoure, encore, de porter son coeur en sacrifice, iel attendrait un peu, parlerait du beau temps, s’effacerait en ellui-même pour laisser ses sentiments se sédimentariser sagement, au fond de la mer, pour en discerner les couches avant de les agiter.
Ça va très bien, enfin, ça va mieux surtout. Je pense – iel hésite, ne veut pas trop partager, le jour n'est pas à ellui – je pense que j’aurais dû arrêter plus tôt. Les études, je veux dire. Je travaille un peu dans un hôtel, ou un casino, enfin c'est les deux. C'est tranquille.
Iel commande un expresso, pour se donner contenance et parce qu’iel ne parvient pas à penser à autre chose—l’occasion est austère et pudique, et iel se trouverait bizarrement extravagant-e à vouloir du lait dans son café.
Ça va mieux, iel le répète comme une litanie, sacrée mais pas divine, pour mieux s’en convaincre. Le silence l’étouffe un peu mais Henriette ne veut pas occuper tout l’espace dédié à ce malaise qu'il lui fallait embrasser ; iel ne pouvait colmater d'un bonheur sacrificiel la brèche éventrée de ses mains et ses bonnes intentions ne pouvaient plus sembler sans substance.
Et toi ? Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
De son index, iel montre son propre front, couronné de cheveux noirs, dessine la balafre qu’iel voyait barrer le visage de son frère—ses sourcils se froncent une seconde, d’une inquiétude inquisitrice qu’iel s’interdit alors, assuré-e de l’illégitimité du sentiment dans la distance évasive qu’iel avait créé. Iel ne pouvait tendre sa main vide, sa paume sous le soleil tiède devrait tout lui offrir : c'était là, avec amour, qu'était son devoir.

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Iel entend, iel voit comme il est doux avec ellui dans cette peine qu’iel lui a infligé comme la marque au fer rouge de son amour ; alors, iel a très honte. Sa haine d’ellui-même nichait dans son insuffisance flagrante, enfant de peu qui ne brillait pas comme ses adelphes, et iel n’était pas familièr-e avec cette détestation acerbe de sa personne qui trouvait ses racines dans des choses dites, des choses faites—l’horreur puisait sa source dans ses mots plutôt que leur absence, dans sa présence plutôt que dans sa fuite, et c’était là une rage envers ellui-même que Henriette ne savait pas appréhender sans une maladresse dégoûtante. Iel se savait simplement fautif-ve : ce n’était ni un crime ni un péché, c’était une faute quotidienne qui ne laisserait pas son empreinte dans le monde, seulement en elleux deux. Iel se tait parce qu’iel ne veut plus dire sa vie, comme ça, la mettre en plein soleil comme un drap qu’on laisse sécher au vent ; iel sait que ce n’est plus suffisant pour laver leurs souvenirs et qu’il y a des vertus aux silences qu’on donne en offrande pour céder la place à l’autre. Ses yeux impavides, dont les iris presque noirs avalent la lumière du soleil, brillent comme des perles à l’émoi contenu. Álvaro déroule comme un ruban le panorama d’une vie dont iel ne faisait plus partie, un kaléidoscope bref de sa jeunesse, de sa bravoure, de sa grandeur—ce n’est qu’une fenêtre entrouverte vers l’intensité de jours que Henriette n’avait pas vus se lever.
Iel ne peut demander plus que ces fragments d’une existence très riche : iel n’a plus le droit. Ses yeux vont du visage de son frère – dont la peau est marquée du soleil et de la lutte – à la pièce qui capture brièvement dans sa rotation l’éclat de l’après-midi. Pour ellui aussi, c’est un pari : iel se dit face, je prends mon courage à deux mains ; alors c’est pile, parce que Henriette n’avait pas la chance insolente de sa solaire fratrie. Iel se tait toujours, parce que tout va trop vite—le serveur revient, son audace meurt avant même d’être née, les mots échouent sur ses dents avant de pouvoir traverser ses lèvres, iel se sent ridicule, regarde encore la cicatrice, se dit qu’il a toujours été le plus brave des deux. Le silence est long, ses mains sont moites, posées sur ses cuisses comme une défaite, et soudain, enfin, iel se dit que ça ne peut pas finir ainsi :
Al, je suis désolé-e, en fait, je suis pas venu-e ici pour faire comme si de rien n’était, je sais que ça serait pas juste—je voulais m’excuser, enfin, pas te demander de m’excuser, parce que t’es pas obligé de me pardonner, mais te dire que je sais que j’ai dit des choses horribles et que pour ça, je voulais te dire pardon.
Ça n’a rien, en tendresse, de ce qu’iel s'imaginait prononcer—la phrase se déroule, simple et pitoyable, infinie et étourdissante, et Henriette s’entend s’embourber comme un-e spectateur-rice de son propre échec (c’était toujours ainsi). C’était à ellui, pourtant, de se sortir de la fange où iel était venu-e mourir.
Je sais que j’ai brisé ta confiance, et que je t’ai fait des reproches vraiment pas justes.
Par amour fraternel, iel se ferait face : s'affronterait sans en tirer de cicatrices.

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Il y a quelque chose de religieux dans le silence qui s’impose entre elleux pour souligner la vacuité des excuses prononcées, une acceptation tranquille, aussi, de la réalité de leur lien rompu. Le monde autour d’elleux, en continuant de tourner, comblait généreusement l’espace vide ; et l’absence se retrouvait prise d’assaut par le souffle du vent, le mouvement de la foule, la tiédeur du soleil et le bruit de la ville : rien, pourtant, ne suffisait à l’occuper entièrement. Le talon de Henriette martelait frénétiquement le sol avec un rythme effréné et constant qui dévoilait tout de sa psyché brumeuse. Non, non, je le pense plus—je le pense pas, même. Je te jure.
Sa ferveur s’écrit dans le jour sans mensonge, dans toute la largesse d’une candeur qu’iel ne devrait plus se permettre. De ses doigts à la lourdeur de l’ambre, imbus d’une magie qui n’avait d’égal que l’amour, iel se sentait tisser à nouveau le brocard dense de leur adelphité, tissu familial qu’iel avait ellui-même défait. Henriette, dans le ritualisme de ses affections les plus dévouées, prononce les excuses comme on psalmodie.
Je suis vraiment, vraiment désolé-e. Toi aussi tu me manques, et je sais que ça résoudra pas tout, mais je vais mieux et je veux faire des efforts.
Iel voudrait prendre sa main, mais c’est encore trop tôt ; ses yeux trouvent les siens et sa reconnaissance se délivre avec un sourire contrit. Son cœur a encore la lourdeur de la pierre, et son regard embrumé des fumées d’encens n’est pas dénué de sa sempiternelle pitié. Son visage, cependant, est lavé de sa peine, et prend enfin la mesure de la douceur du jour et de la saison.
Merci, Ál.

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