C’est un jeu bête que celui-là et Ninel ne veut pas, jouer, à chasser le drapeau dans les bois—ni nulle part en fait—mais surtout dans les bois—c’est bête. Et puis c’est sale. A force d’avoir couru il se sent dégueulasse et ses souffles lui font mal chaque fois qu’il en avale un pour recracher ensuite. Son équipe—il devrait dire sa famille—n’arrête pas de siffler plus vite Ninel plus fort Ninel allez ! Du nerf Ninel à cause de toi on va perdre ! Et plus ils veulent le voir jouer mieux plus il joue pire en pire, piétine exprès la moindre racine au cas où l’une d’entre elles suffise à le faire tomber, qu’il trébuche et se casse quelque chose ce serait bien il se dit, une fracture je préfère et comme ça, fini la cavale pour moi
et toi, tu me remarqueras ? Peut-être. Peut-être !
Ce serait bien que je pleure avec ça, du coup;
Peut-être que la forêt l’entend pester dans sa tête parce qu’enfin, en-fin son sol se dérobe sous les pieds de Ninel alors qu’il allait franchir une creusée—pleine de feuilles mortes, ce genre de tranchées naturelles au milieu quelques arbres où l’automne va crever tous les ans—ses talons ripent sur le bord du fossé, d’abord, très vite le reste du corps dévale contre un versant du sillon et les feuilles étaient traîtres, tapies au fond du creux, à cacher un tronc d’arbre. Sa chute, il se la termine en beauté en s’y cognant les flancs, et malgré qu’il l’avait prié Ninel s’en réclame tout de suite en un poussant une plainte, presque un sanglot. Il est à ce moment-là étendu par terre et s’y tord, lentement, pour passer de côté à sur le dos et voir un peu le ciel en même temps qu’il a mal; si ça pouvait lui aggraver son état par la même occasion c’est juste tant mieux.
« Hhaha—ïe— » Ses os pulsent. Tellement.
Il se demande s’il n’y pas du sang, se sangle son propre squelette de son bras droit pile où l’écorce l’a frappé; et il attend. Il t’attend. Il sait que tu l’as vu faire—se faire des bleus rouges violets toutes les couleurs s’il te plaît—il ne veut pas jouer, Ninel, il veut que tu viennes le voir plus près et que tu le trouves joli, là, allongé dans son lit de nature défraîchie nécrosée. Il se dit, ce serait bien que tu te presses, Lazare—dépêche-toi !—moi je m'ennuie.

il se rappellera d’aujourd’hui, un jour. il se souviendra des images et des sons, des tableaux mouvants qu’ils formaient et même de comment ils sentaient : cette odeur de sous-bois où les feuillages, de toute leur densité, s'emparaient des rayons faufilés dessous eux, où leur effet de serre strangulait aux poumons ;
et il songera, au fond, aujourd’hui j’étouffais déjà.

inconscient pour l’heure Lazare se croit porteur sain, terriblement salubre parce qu’il est jeune, encore, et qu’il joue sans souffrir un seul point de côté - se ressent épargné - aussi parce qu’on gagne.

au plein cœur de la sylve le triomphe était simple, presqu’idiot ; consistait en captures d’étendards mal gardés. la lumière de l’aprème embellissait la scène : à pleuvoir des grands arbres, il semblait qu’on courrait des sentiers tachés d’or, comme si quelqu’un baladait un carnet à la main, rempli de pages mordorées, déchiquetées, fait qu’il semait des lambeaux ; partout, partout, des morceaux de soleil éparpillés par terre

et déjà le tournis
et déjà le vertige

malgré qu’aujourd’hui tu demeurais personne
personne d’important - pas un néant pour autant, rien d’un grand vide devant lequel il viendrait, se tenir tout fébrile, étourdi d’altitude - la crevasse où tu gis ne s’enfonce pas profond ; pourtant lorsqu’il s’y présente, Lazare vacille légèrement.
il songe aujourd’hui que ce n’est pas sinistre - vraiment pas inquiétant - que c’est le soleil en morceaux lui brillant dans les yeux, de sa faute s’il voit flou. la paume en visière au-dessus son regard, il te toise ... bah alors ? tu comptes y passer la nuit ? dedans ton semblant de tombe ; tu devrais te relever, tu sais, d’où il est te sourit, t’as une araignée qui te grimpe, à l'épaule.

Alors c’est comme ça qu’on commence toi et moi. Nous mythomanes. C’est marrant. J’y repenserai moi, pareil, à toi qui t’exhibes fièrement dans un calme obsédant pour me foutre la frousse—pour de faux—je me maudirai je pense de t’avoir trouvé passionnant dès tes trois phrases effrontées et ton rictus, plein de toi-même. Bien sûr, je ne l’avouerai jamais ni tout haut ni tout bas—je te cracherai que c’était ton crime, pas le mien. Regarde-toi. Même pas une minute envolée que tu m’écrabrouilles tout mon coeur.

« De—quoi ? » Dans sa poitrine, son palpitant se contracte tellement que Ninel se redresse, en sursaut, passe immédiatement les mains sur une épaule et puis l’autre puisque tu ne précises pas. « Où ça—où ça ?? » Sur laquelle la bestiole ? Elle a huit pattes inventées mais il les imagine vraies. Elle lui distille du dégoût dans sa vilaine joie—lui provoque un frémissement crade qui, au final, s’allie plutôt comme il faut aux frissons que tu files. Par dessus tout elle est totalement invisible et il a beau s’épousseter le moindre coin de son corps, il ne la devine pas. S’arrête d’un coup.
« Tu mens. » Et en plus d’avoir mal partout maintenant il se sent contrit, quasiment humilié—à la fois glorifié de tes attentions mesquines. Si tu n’appréciais pas sa tête, au moins un peu, tu ne te la payerais pas. Il se fourvoie de cette idée-là, Ninel, et cette idée-là dégouline sous son poitrail abîmé comme une tumeur liquide, lui comprime ses organes, en particulier ses poumons—c’est un début d’oedème. Il se le tient—car il y tient—entourant son thorax où l’élancement bat toujours.
« C’est pas le moment— » si ce n’est le pire moment pour t’amuser de moi « je crois que c’est cassé, là » sous la peau côté droit du torse « si c’est cassé et que je bouge, ça peut me percer un truc. » Le truc que tu veux, le truc que tu préfères—choisis ! Ça peut me percer le foie l’estomac, la vésicule biliaire même si ça te chante; choisis et je te le fais, ultra réaliste. Plus tard ce sera ton crime—présentement c'est son crime pour toi.

quelque part tout est là, et tout est dit :

tu reposes au creux d’une abîme où le vivant va mourir, et pourrir après ça. les bourgeons et les feuilles - la plupart sur leur branche voire leur arbre en entier - et les raies de lumières accompagnées du vent : tout cela tombe ici, tout comme toi. dès lors la petite vermine se charge d’aspirer la sève, grignoter les écorces, en festin minuscule qui fourmille et pullule ; un festin de faussaire où les dépouilles bougent encore, encore un peu, faussaire car les sursauts de charogne sont factices : de la faute des insectes si ça grouille ici-bas.

et tu es un garçon qui bat et qui respire, seulement, tu parais mortifère à t’obstiner par terre, à parler d’où tu es ; tu ressembles aux appâts, placés soigneux au-dessus les pièges à loups. si Lazare te rejoint, est-ce qu’elles claqueront soudain ? tes dents d’acier déguisées, soi-disant de l’émail.

à l’identique tu lui mens et il n’est pas idiot, tu serais pas aussi bavard si c’était cassé pour de bon. sous tes côtes, peut-être deux trois os froissés mais aucun tesson de verre blanc. et quand même tu l’intrigues malgré qu’il ne t’approche pas - pas pour l’instant - te dévisage de là-haut d’un air léger illisible.
et puis, très franchement, t’as fait exprès ?
sans sourire - impassible - on aurait dit vu de loin.
on aurait dit que tu matais partout sauf où tu foutais les pieds - exprès. il ricane, et s’il sonne moqueur c’est qu’il rit à son nez, théorise ridicule ; qui fait ça, même ? un garçon bien en vie, ça l’étonnerait beaucoup.

Quand il est forcé de se rendre à l’évidence acerbe—et grisante à la fois, aigre-douce on peut dire—qu’il ne t’attendrit pas en tout cas pas visiblement, Ninel se tait. Ce n’est pas un silence de stratège dans lequel il se plonge, son mutisme n’ayant rien d’essentiel à cacher. C’est un calme au travers duquel le regard glisse parfaitement, un calme non-réfléchissant, translucide et dédié aux contemplations. Il te fixe, et le verbe n’est pas innocent—tous ses sens sont valables car, à te fixer, il admire avec ses yeux en même temps qu’il t’y enracine, tel que tu es, debout près du bord. Replanté dans son oeil tu avais l’air d’un saule—pas pleureur vu que tu ne voulais ni de ses larmes ni de ses paroles à boire—et plus tu t’ancrais au coeur de cette analogie plus tu lui paraissais solide, difficilement morcelable, potentiellement impossible à rompre sous son poids. Il songe, il nouerait une corde à ta gorge pour s’y pendre qu’il rendrait assurément l’âme, mais pas toi. Toi tu n’es pas le genre à céder pour si peu, pour des menaces aussi basses que celle de s’enlever la vie avec les talons qui traînent par terre et tout un drame évitable. Toi tu sais sûrement qu’il n’y a qu’à se lever.

Il croit que ça l’horrifie, Ninel, ou que ça lui fait plaisir—il hésite. Plus grave il croit aussi s’être paumé l’envie de mentir, à toi ça ne le tente plus en dépit des semaines passées à t’appréhender prudemment—à leur issue, il prévoyait de se montrer déshonnête devant toi, déguisé d’imposture au moins pour vous commencer—là l’idée le répugne. Qui fait ça, même ? « Moi, peut-être. »

Ses prunelles ne fuient pas et sa tête reste haute. Il fait princier dans son gouffre tellement sa voix s’en extirpe révérencieuse, sans trébucher. « Ça te fait quoi si je te dis » droit dans tes yeux que je me suis vautré exprès, exprès pour que tu rappliques alors que j’aurais pu me faire mal—du mal sérieux—alors que j’aurais pu me fracturer le bras ou la jambe ou n’importe quoi d’autre, me briser le cou même en deux morceaux très propres et ressusciter là dans mon fossé cradingue; ça te fait quoi ? Si je ne t’en dis pas tant parce que je sais me tenir mes pensées bien assises tout au fond de mon crâne, comme des clebs éduqués, et que je te dis à la place « que t’as raison, totalement. C’est fou ce que t’es trop intelligent. » Et maintenant ? « Tu vas retourner jouer à capture-le-torchon ? » Tu ne préfères vraiment pas t’asseoir un peu avec moi ? Dix minutes, ou cinq ou trois; on a la paix dans la saleté, personne ne peut nous y voir. Il traite le repli de forêt en conséquence et s’y met à son aise en blottissant son dos contre le dénivelé, comme s’il était un transat. Toi tu t’en vas ? Déjà ? Tu devais attendre l’âge adulte mais si tu me négliges dès aujourd'hui sois gentil. « Si t’as des clopes, donne-m’en une. » Et puis sinon des adieux—à condition qu’ils aient de la gueule.

est-ce qu’il te déplaît ? te déçoit ? à refuser de te voir comme tu le voudrais toi, comme de la petite misère avec le squelette en miettes. rien de mieux que la poussière d’os pour rendre les terreaux propices, aussitôt très fertiles ; seulement tu ne lui tireras pas un sanglot en l’état, en saignant du faux-sang goût sirop-grenadine. tu crois qu’il n’en connait pas, des souffrants authentiques ? qu’il ignore à quoi ressemblent les enfants pleins de plaies, des vraies : ils sont laids, tristes au possible, ont des airs de fantômes sous leur drap blanc et rouge. tes allures à côté font bien pâle figure tant tu ne l’as pas livide ta figure justement ; fais des efforts, ou alors cesse. à te falsifier les maux il ne te croira qu’inventeur, voire fumiste amusant
comme maintenant :

ta bouche rouverte à nouveau il n’en sort rien de larmoyant - ni de joli pour changer - plutôt des rogueries odieuses, articulées si claires qu’elles résonnent naturelles, typiques de toi peut-être ; déplacées elles le soufflent.

deux, trois secondes étranglées, Lazare te scrute en silence.
à quatre se chiffonne léger mais pas comme on se froisserait : comme on fend son visage d’une risette imprévue, presqu’un rire accident ; malgré lui se déride en un éclat cristal.

et même à cinq, et même à six, l’hilarité lui persiste - agriffée aux fossettes et brillante à l’iris - mais tu t’es réceptionné sur la tête ou comment ça se passe ? conscient d’être un peu méchant l’est-il alors gentiment, avec la pudeur de son âge : dix-sept ans goguenards pouffent à l’ombre d’une main. s’effacent la mine arrogante avant de revenir visibles. dessous la lumière en lambeaux, il parait un lustre plus jeune ;
anachronique quelque part lorsqu’il te siffle enfin, par contre parle-moi meilleur, tu veux ? je suis pas ta mère ni ton chien. et sur ce rend les armes.

sans soin ni trop d’élégance Lazare descend l’accotement, te rejoint tes hauteurs - niveau moins un deçà les bois - une fois au fond du saut-de-loup s’y assoit tout comme toi. à ta gauche qu’il s’affale si jamais tu lui parles - auquel cas l’acouphène t'étoufferait la voix - ah, mais tais-toi pour l’instant, va...
ici, l’environ vous fredonne des bruissements plus sages
à l’abri des bruyants, viens jouer les audiences. juste ça.

discrètes mais garnementes puisque, tiens. prend : la cigarette qu’il te tend - vaguement esquintée, sort d’un paquet fané par les jeux d’aujourd’hui - tu me la rendras quand tu peux. vous n’êtes pas des adultes et ces poisons valent chers ; tu lui retourneras l’offrande, donc.

C’est un tout petit morceau d'entrain lancé sans faire attention, ton ricanement, c’est du son ça ne se touche pas alors le porter à la bouche c’est encore moins possible—mais il l'accueille comme si, Ninel. Comme si c'était concevable. Comme si tu venais de jeter les restes après avoir mangé son injure, il te regarde et se figure le bruit d’un os bazardé post-encas et cette réalité difforme lui monte le sang à ses joues. Elle lui fait se représenter le garçon qu’il est soudainement un chien qu’on gâterait, surpris mais content du coup et d’emblée méfiant que le don soit une feinte—qu’on lui chaparde l’amuse-gueule. C’est à lui. Ça le gêne mais c’est à lui. Si c’était une carcasse et pas un éclat de rire il planterait ses canines dedans, l’emporterait plus loin, creuserait un trou sous un arbre pour l’y enterrer proprement et qu’on ne l’en dépouille jamais.
L’idée lui vient tout naturellement et le rend lui-même mal à l’aise. Il se rassure à celle que tu ne peux pas savoir—tu peux venir t’asseoir aussi près de lui que tu veux, tu ne l’entendras pas penser. A tes yeux, il aura juste l’air d’un garçon qui ne t’observe plus vraiment parce qu’il est distrait par la terre, les brindilles, les feuilles mortes, tout ce qu’il toise à ses pieds sans y mettre les doigts parce qu’il n’a rien, absolument rien d’un chien. Et toi pareil. Il t’a parlé comme aux clébards, il le sait—pour le reste tu te trompes. « Ma mère je lui parle pas. Pas autant. » Il a plus parlé avec toi ces trois dernières minutes qu’avec elle ces trois derniers mois. De surcroît, « Je te parle mieux à toi qu’à d’autres. » Et ces autres sont nombreux. Lorsqu’ils me filent une cigarette, les autres, je ne leur fais pas seulement l’affront d’oublier les remerciements et de leur réclamer du feu sans aucun s’il te plaît—face à d’autres je m’arrête là. Tandis que face à toi je fais des efforts dans un sens, j’accepte ton présent temporaire d’une certaine manière je m’endette et pire qu’être incorrect je te mate en grimaçant presque. « Moi je croyais que c’était Mr. D ton père mais t’es un fils de Mammon dieu de la crevardise en fait… » Je te taille—ou plutôt je te couds un outrage sur mesure, te l’épingle soigneusement à coup de pique et de rictus alors que j’ai mal à mon corps, qui plus est à mes mains. Ça me rappelle. J’y ai la clope et des plaies. Pour les plaies tu ne peux rien mais pour la clope, si—reprends-la. « Allume-la moi. » Je ne t’ai pas menti quand j’ai dit que je te parlais mieux qu’à d’autres, quand je t’ai confié tacitement que tu différais de ces autres—ça fait longtemps que je voulais t’adresser la parole. A toi, moi je me souviens de bien dire « S’il te plaît » finalement, et parce que j’ai voulu longtemps je sais comment t’appeler; s’il me plaît « L’Avare O’Mara. » Allume-moi poliment.

à l’instant - à cet instant précis qu’il aurait dû savoir, qu’un jour
il regrettera fort de ne pas avoir saisi - ce n’était pas normal.

jusqu’à l’instant tu n’étais qu’à des angles-morts, ces recoins de vision où les inconnus vont : une silhouette au second voire au tout dernier plan, une ombre aussi visible qu’une tache de soleil ; prends-le mal si tu veux mais jusqu’à cet instant, précis là tout de suite, à ses yeux : tu n’es rien.

rien qu’un prochain croisé. à la rigueur un revenant - occupant la même île encerclée d’une même mer - quand même, tu vois, ça restait anormal que tu le saches autant car malgré l’univoque de vos lieux idylliques, lui ne t’a jamais su, jamais tant rencontré : jamais ne t’avait-il salué le matin encore moins fait la place à sa table les midis ; tu vois ? dis-lui que toi tu vois. ou sinon

c’est normal. pour l’instant.

dépassée la surprise c’est pratiquement drôle, il trouve - aveuglé par un âge où l’on s’aime admiré - considère ton image à la très dérobée lorsqu’il te la décrie, espiègle, t’es qui toi en vrai ? mon stalker de toujours ? comme s’il fallait en être pour connaître son nom, ou celui de son père, ces infos anodines qu’une question vous révèle ; ah comment s’appelle-t-il ? ce garçon tape-à-l’œil, qui sème son rire partout - qui s’étonne après coup d’en trouver où qu’il aille - mais si, tu sais ! c’est Lazare. retiens bien.
c’est Lazare qui t’allume, donc : l’oblation confisquée dont il mordille le filtre - croque la bille en-dedans, ta cigüe mentholée - d’un crissement de silex y met le feu pour toi. pour lui, la toute première bouffée et puis tiens, soufflé dans un nuage - prend pour la deuxième fois ou je sais pas - tu veux que je te la fume avec ça ? il propose et se feint d’un air providentiel, prêt à t'aider, te rend non pas ton dû mais un pseudo-service, t’inquiètes ! ça me fait plaisir. reporte la cigarette, arrogante à sa bouche. dis-lui maintenant ! les mots magiques, sans oublier celui bien retenu j’espère ; dis-moi merci Lazare, et promis je m’arrête. peut-être.

En vrai, en vrai—en vrai je veux t’être tout et plus que tout encore, je veux comme on peut vouloir à seize ans que ton monde tourne autour de moi ou que je le devienne, moi, tout bonnement ton monde. Je veux que tu me regardes dans les yeux et que tu te demandes ce que les miens ont pu voir avant de se poser sur toi, que tu me demandes tous les endroits où je les ai traîné, que tu demandes—mais pas comme on pose une question dans ce cas-là—à ce qu’ils ne traînent plus. En fait, je veux que tu me veuilles autant que je te veux et je te veux depuis peu de temps mais avec tellement d’ardeur que je ne saurais même pas te dire, en vrai, jusqu’où mon vouloir ira. Je ne suis pas quelque chose d’aussi repoussant qu’un voyeur, vicelard. « Nan. Moi c’est Ninel. » C’est à peu près tout ce que je suis pour le moment parce que je suis conscient qu’il est tôt pour t’être davantage. Et toi tu es « Lazare. Ok. » Chaque syllabe récitée à la manière des nouveaux sons d’un langage étranger, l’apprentissage de fraîche date—celle du jour—alors que ça fait quatre longues semaines qu’il te parle couramment ! Qu’il fait tourner ton prénom sept cents fois dans sa bouche comme un bonbon à sucer, gardé pour lui bien caché sous sa mauvaise langue. Lazare, Lazare, Lazare… Matin midi et soir, fondu petit à petit. Sa salive elle n’a plus que le goût de toi et aujourd’hui tu finiras de l’écoeurer peut-être—peut-être que c’est maintenant qu’il va se rendre compte, Ninel, qu’il t’a fantasmé mielleux tandis qu’en réalité tu es fade, pas sucré mais acerbe. Peut-être qu’en vrai je veux à tort. Qu’en vrai de vrai je te déteste, toi, comme tous les autres garçons.

Et forcément comme tous les autres garçons tu joues les idiots ravissants, et ton numéro l’exaspère autant qu’il lui provoque un tiraillement indescriptible derrière la douleur des côtes; un mélange d’impatience et d’irascibilité, la sensation ressentie à la limite des emportements qui s’orchestrent en sursaut du corps et en gestes soudains—presque une envie de violence. « Je veux—» je veux que tu la fermes définitivement ou au moins que tu t’arrêtes de me rire à la figure je veux que tu t’éloignes suffisamment pour ne plus discerner la chaleur vivante de ton épaule irradiant mon épaule je veux que mes dents à moi te fassent le même effet que tes dents à toi quand ton sourire me les montre pratiquement toutes et pour se faire il faudrait, je ne sais pas, il faudrait que je t’arrache le coeur et te le morde devant toi et là, ça te donnerait une idée de ce que tu es, Lazare, pour moi « tu es in—sup—por—table comme gars » et je veux fumer juste après toi, juste ça du coup « donne ! » Aboyé comme le chien auquel il ne voulait pas tendre et il se sert, en vous blessant, te griffe avec ses doigts brûlés avec ta cendre. Soleil et chair—c’est ça, qu'elle sent, la scène.

tu ne mentais pas alors ? égratigné trop fort, tu t’es vraiment fait mal - ainsi toi c’est Ninel, son semblable au juger mais sous les apparences tu restes une bête meurtrie - et lui comme un crétin s’est assis à portée ! (des mains tu sais ce qu’on dit lorsqu’elles jouent à ces jeux - les vilains où l’on se porte des coups pour rien - ça ne finit jamais bien) ;

une seconde. c’est ce qu’il faut à tes ongles pour raturer son air, paisible vive-la-joie, sa risette embrasée au passage de tes doigts - lui éraflent la bouche en agriffant le filtre - et toute la cigarette il la recrache presque, tourne la tête par réflexe pour s’éviter le fer ;
une seconde et c’est tout la pluie d’étincelles, micro-pyrotechnique, fulgurante qui parfume aussitôt l’alentour : fragrance départ de feu.

ce n’est pas la forêt qui souffre l’incendie - ses terreaux à l’automne ne sont pas assez secs - mais lui. Lazare au deuxième temps s’anime en trois mouvement, durant un battement de cil : se redresse et t’accroche au niveau du plexus pour te pousser furieux, te remettre à ta place - la première, c’est-à-dire, l’éployée sur le sol tes flancs au creux des feuilles - et puis il se relève. debout, très droit, loin d’un pas et demi. de là qu’il te fusille d’un œil désenchanté, bouffon. sifflé, quasi-vomi. je déconne avec toi, toi tu fais ça ? toi c’est Ninel tu dis mais tu dis l’infamie, après ça tu l’érafles, bah débrouille-toi tout seul et surtout va t’faire foutre. volte-face ;

il s’en vient au rebord, l’escalade à la hâte,
ne t’aidera pas tu vois à sortir de ta fosse.

adieu Ninel !

Je fais ça mais c’est quoi, ça ? Je ne sais pas—sois précis ! C’est un sévice, ça ? De l’irrespect, ça ? De la rébellion, ça, éventuellement car vraisemblablement tu attendais de moi d’avoir la discipline de rire et de te dire qu’est-ce que t’es drôle quand tu me taquines—mais je t’ai trouvé distrayant ! Et désarmant, et j’ai pensé au fait que j’allais indirectement goûter à ta salive quand je poserai la bouche où ta bouche s’est posée et j’avais l’impatience mais honte que tu y assistes alors j’ai fait ça, vite fait bien fait, pour que tu te dépêches et te fâches juste assez pour regarder ailleurs. Peut-être que j’ai fait ça un petit peu trop fort, mais j’ai fait ça aussi parce que tu me remues et c’est tout naturel d’être agressif—c’est comme se retrouver face aux jeunes animaux tellement bouleversants qu’on hésite entre les cajoler et leur donner des coups. J’ai fait ça, en partie par réflexe à moitié accidentellement. En revanche toi tu rends délibérément, tu me bouscules exprès et j’ai compris—j’ai compris ! Tu n’aimes ni les chiens ni les personnes imprévisibles, tu n’aimes pas qu’on braille sur toi, te sentir pris au dépourvu—j’ai compris et je ne peux pas l’expliquer encore parce que je n’en sais rien moi de si l’on t’a battu ou crié dessus quand tu étais enfant ou si c’est seulement une question d’ego; mais j’ai compris, de retour dans la terre je me marre malgré moi. « Pardon— » C’est vrai que c’était méchant sur les bords, ce que je t’ai fait—logique que ta tête à ce moment soit méchamment comique—écroulé je m’esclaffe « pardon ! »

Ne pars pas !

Ninel décolle du sol—doit démener son corps et ménager ses nerfs qui bombardent de douleurs pour l’en dissuader. Il n’écoute pas son calvaire, il n'écoute pas tes adieux, il n’écoute que son coeur et son coeur lui pulse un dernier effort pour se cramponner à la côte et choper ta cheville. T’empêche le pas supplémentaire—celui qui t’aurait rendu hors d’atteinte. « Tu me pardonnes ? » Je ne peux pas être plus à tes pieds que là, regarde, comme je suis obligé de tordre mon cou pour te dévisager. « J’ai mal partout—c’est difficile de déconner quand on a mal partout » et puis quand tu joues avec moi et que je ne pense pas ce jeu-là bête, ou sale—que je l’aime bien—tu ne m’aimes pas j’ai compris mais j’ai compris que je t’aime bien, toi, tu n’es pas qu’une lubie vue de loin qui finira par me passer « du coup tu te casses ? Tu veux pas revenir t’assoir et m’en allumer une autre ? Moi je te brûlerai pas la gueule avec cette fois et même que je t’en rendrai deux dans la semaine, normal— » Depuis la clairière où l’on défend toujours les drapeaux des voix vous appellent, vous réclament aux jeux d’imbéciles—tu ne veux pas continuer de jouer au nôtre, plutôt ?
« Si t’y retournes sans moi je pourrai pas te servir d’excuse. » Alors que si tu restes le prétexte tient la route; pas de l’absentéisme mais de la bienfaisance !

Ne pars pas.

il s’est senti quasi-soulagé dès lors qu’il t’a tourné le dos, comme si ç’avait été déroger à des lois que d’avoir gagné tes abysses, discuté quelques temps, partagé l’air et l’ombre. c’est qu’il y avait une chose en toi qui électrifiait tout, qu’il te pressentait vague ; et dans la sylve rien ne survolte seulement, pour peu qu’on se recroise sur du lino trempé si ce n’est au cœur d’une pièce pleine d’objets en métal : la décharge présagée, elle risquait d’être monstre.

la preuve : tu le saisis à peine qu’un courant le traverse, comme un éclair en chair : part du talon et monte le long de son échine en un frisson nerveux, un mauvais coup de foudre émanant du talus ; Lazare se fige, regarde en bas.
tes doigts évoquent l’araignée et sinon les racines, fictives, celles des films horrifiques dont les forêts serpentent et dévorent les jeunes gens - une fraction de seconde - au suivant il ressent les degrés de ta peau, terriblement vivants, et le contraste est tel qu’il a manqué de ciller ;

et tu riais tantôt de lui sur le départ - désormais dis pardon
par trois fois un peu tard - il ne te répond pas, impavide
en surface

(en-dessous ça le grise de te voir t’excuser, de constater qu’il y a une justice en ce monde, parfois, quand bien même elle est maigre et pour trois fois rien - tu lui fais pitié et le flattes en un sens, à te récuser vite, à quémander de grâce - l’amnistie chez Lazare c’est si rare qu’on la mande, tu sais, jamais aucun divin n’a supplié la sienne alors qu’ils devraient, se montrer désolés tous ces cieux blessants ;

en-dedans ça lui plaît
lorsque tu dis pardon)

lorsqu’il te dit ramasse. aussi. le ton dissonant presque car il ne lui va pas d’articuler des ordres - son teint dans les tons chauds concorde mal au dédain - enfin, tu veux une cigarette et qu’on revienne jouer ? il te désigne l’éteinte délaissée sous les feuilles - celle que t’as fait tomber - c’est crade. ramasse. quelque part il n’ose pas t’appliquer ces vocables, qualifier ta conduite d’habitus dégueulasse et donc rattrape-toi ;

au lieu de ça tu ramasses, même si c’est humiliant
(tant mieux si ça l’était) et donne ta main. ensuite

ensuite il t’enlèvera de ces douves macabres
et vous irez rejouer, oui, pourquoi pas
mais ailleurs qu'ici-bas.

LITTLE DARK AGE
La terre et sa vermine sont là tout près du visage de Ninel—il sent l’humidité des intestins de la pinède, ses sols rongés par les racines, les lombrics et les vers, l’odeur hybride de vie et de mort exhalées dans un bouquet céleste et bourbeux. Les deux. Le beau et l’immonde mixés parfaitement. Chez toi aussi !—Tu es joli mais hideux aussi quand tu te tiens devant lui comme ça, comme un dieu de l’inélégance, des basses choses, de l’ordre qui impose de commettre des actes absolument non-hygiéniques dont il va se relever avec du limon sous les ongles; Ninel, il t’écoute dire ramasse mais l’entend comme un creuse, dégradant et servile. En fait, tu lui dis d’aller un peu déterrer son erreur. Et il devine par avance la puanteur de tes voeux exaucés, quel parfum ça aura que de t’obéir bêtement sans objecter du tout comme si, comme si c’était bien toi le maître ici et qu’il est important peut-être même crucial que de te contenter. Mais tu n’es rien—tu n’es rien toi non plus ! Il voudrait te cracher l’injure, te demander pour qui tu crois te prendre toi qui m’as rejoint moi tout ça pour t’en sortir à la première petite brûlure—si c’est ça dès aujourd’hui qu’est-ce que ce sera dans un mois ? Dans un an ? Ou dans trois. Quand nous serons adultes et qu’ils ne seront plus d’enfants, nos jeux—

Ramasse
et donne
ta main.

Il va t’en donner une salie—tu saisiras quand même ? Un instant les yeux dans les yeux Ninel te demande sans le dire si tu veux réellement, avec sincérité, de tout ton coeur d’adolescent fier—tu veux vraiment ma main ? Sept secondes de silence et puis il estime que oui vu que tu restes exprès. Il se détourne et retourne où vous étiez assis et s’y met à genoux—se rabaisse. Il espère que tu le regardes quand il plonge ses doigts dans l’humus, dérange les feuilles et les bestioles qui s’en goinfrent pour te plaire potentiellement. Il espère, plus que tout, que tu tires une satisfaction subtilement immorale de son geste obséquieux parce qu’il l’est, lui—satisfait d’être penché, de te montrer son dos ses hanches pendant qu’il cherche sa faute. Finalement retrouvée parmi des brindilles et du sable, la cigarette est moite, humectée par l’automne. Il ramasse dans une main et vient te donner l’autre—peu importe laquelle de toute manière elles sont toutes malpropres. Et toutes à toi. Sors-moi de là. Et après ? « Où est-ce qu’on va ? » Ailleurs pour jouer ça je sais mais où ? Moi j’espère loin. Trop loin j’espère.

il n’est pas un tyran, pourtant ;
(pourtant son cœur a tapé lorsqu’il t’a vu ployer, obéir à ses règles - dès lors il a trouvé la partie plus loyale, quasi-fairplay, enfin - de cette façon alors pourrait-on s’amuser aux dépens l’un de l’autre sans jamais se nuire trop) ;

c’est le début d’une fin.

pas tout à fait la sienne, ni la tienne - ni même vraiment la vôtre - la fin de vos vies sauves épargnées de vous deux ; dorénavant Ninel et Lazare font la paire, mauvaise, impossible à défaire, comme un nœud de vipères emmêlées par le corps. il le sent sourdement lorsqu’il saisit ta main : incendiaire tout autant qu’à sa cheville plus tôt, si ce n’est pire encore à présent qu’elle est vile - couverte du terreau qui vous a vu fleurir - les grains d’impureté solides contre sa peau. tu tiens ? ses doigts, sinon à lui - il ne précise pas - t’arrache à ta ravine sans attendre l’écho ;
une fois vous deux au bord, maintient l’étau fermé. un temps. puis deux ; et trois, ta paume à même sa paume bat des tempos communs - vos cadences assorties - or lui n’a pas cherché à vous rendre synchrones ; où est-ce qu’on va comme ça ? il se demande aussi, sincèrement, j’en sais rien.

détourné de trois-quart il observe l’au-loin - au-delà tous les arbres - un instant le soleil fait la bise à ses joues. Lazare se dit soudain qu’il l’aimerait au visage, voire sur lui tout entier ;
aux calanques, pourquoi pas ? sûrement qu’on oubliera de venir vous y voir puisqu’elles sont une cachette improbable en octobre, à part si toi tu veux rejouer à- comment t’as dit ? capture le torchon, c’est ça ? répété ricanant ;

(tu ne veux pas, il sait)

vous délie l’air de rien, viens. direction la lumière - même si bientôt les ombres - je te filerai la clope quand on sera là-bas, sans cautère ni carcan, là-bas nous serons sages et puis si l’eau est bonne on ira s’y baigner ! dans ce cas sans noyade ;

à l’orée des clairières il t’accorde un regard,
vérifie si tu suis, alors, tu viens ?
évidemment que oui :

c’est la fin du début !

à la suite il nous reste tant à finir ensemble ;
nous allons jouer longtemps à nous réduire en cendres.