Dehors.
Quelle étrange idée. Aller où on ne devrait pas, ni être ni respirer. Dehors n’existe pas. Ce n’est qu’un mot qu’on utilise pour désigner l’inconnu. Ce qu’on ne veut pas voir, peut-être. D’une certaine manière, Satya a toujours été « dehors », malgré une enfance cloîtrée, malgré toutes ces années passées dans l’enceinte de Nausikaa.
Dehors, ailleurs. À part. Et être à part, si les légendes trouvent ça glorieux, cela sonne à ses oreilles comme une insulte. On ne l’a pas élevé pour être à part. Que cela soit chez son père ou à Nausikaa, il n’est jamais seul. Il appartient à un vivier dont il entretient l’écosystème. Sa carcasse nourrira ses rejetons qui rempliront ensuite le même rôle.
C’est la règle.

Pourtant, le voilà dehors.
Pour la première fois depuis des années, l’horizon est obstrué par la silhouette des immeubles. L’air de la ville a remplacé celui de la mer. Sa gorge s’irrite. Il ne devrait pas se déconcentrer. Mais, malgré les semaines qu’il vient de passer parmi les mortels après sa première sortie du camp, il ne parvient pas encore à s’y habituer.
Pas plus qu’au troublant sourire de l’autre qui l’attend, à quelques rues de là. Lui aussi, lui parle de « sortir ». En devine-t-il les dangers ? La peur que cela donne que d’être exposé ? La honte et le poids, accablant, des responsabilités ? Non, Satya ne s’y habituera peut-être jamais, à être « dehors ».
Il voudrait rentrer.

Mais, comme la patte lourde d’un destin griffu, un poids s’abat contre son torse et son dos, rencontrant violemment le tronc d’un arbre, lui coupe le souffle. Un homme qui n’est pas un homme le regarde, un sourire aux lèvres étrangement carnassier. Par réflexe, sa main fuse à sa ceinture récupérer un petit couteau suisse qu’il assène, fermé, dans le ventre de son agresseur. Il n’a pas le temps de déplier la lame, espère simplement que le choc fera reculer l’autre d’assez loin pour lui permettre de respirer.

- Mais ça va pas ?! Lâche-moi ! Je vais te tuer !

Il crie, outré. Outré d’un duel auquel on ne l’a pas invité. Outré d’une défaite qu’on lui impose. Sa voix vibre, libère ce pouvoir qu’il ne comprend toujours pas.

- Lâche-moi, j’ai dit, sale bête !

Son assaillant, après l’avoir relâché, a reculé d’un pas. Juste l’espace d’un instant, certes, mais assez pour qu’il le voit, qu’il considère en entier l’individu auquel il avait à faire. Un monstre sous une peau d’homme, qu’on sous-estimerait trop aisément. D’autres demi-dieux, mis face à face pour la première fois à un monstre prêt à les dévorer, se seraient retrouvés tétanisés de peur.
Satya, lui, a attendu ce moment toute sa vie. S’est entraîné jour après jour dans le seul espoir de rencontrer un jour une bête et de la vaincre. Quand il rapportera au camp la tête de sa première créature, les autres n’auront pas le choix que de comprendre ! De comprendre que lui aussi est un guerrier, fin et élancé, peut-être, aux yeux de biche disent certains pour se moquer, mais un guerrier tout de même !
L’appréhension pèse sur sa langue. Il n’a pas le droit de perdre. Pas quand il a tant à gagner.

- Intéressant ? Tu veux un spectacle ? Je peux te donner un spectacle ! s’écrie-t-il alors, retrouvant en l’espace de quelques instants la fougue nécessaire pour se reprendre.

Départi du couteau suisse qu’il n’utilisait à vrai dire que pour se nourrir, il récupère dans sa poche une petite barre de métal grande comme un poing. Un bouton pressé à sa base la fait se détendre brusquement, pour gagner la taille d’un long bâton. À cette invention des mortels, le jeune homme n’a eu qu’à rajouter une lame afin de transformer l’outil d’auto-défense en lance rétractable.
Les genoux arqués, il fait fuser un premier coup vif vers l’avant, avant de bondir pour aussitôt reculer. Il ne veut pas prendre trop de risques, pas encore, pas quand il ne sait toujours pas qui ou quoi se tient réellement en face de lui.
Mais, il n’arrête pas de parler. Pour une fois, il faudrait que ses pouvoirs lui servent ! Et même s’il ne compte guère dessus pour vaincre qui ce soit, il espère que les phéromones que ses lèvres libèrent feront assez pour distraire son adversaire l’espace de quelques secondes. Après tout, si ce monstre désire un spectacle, sa beauté lui servira de décor.

- Chez nous, on ne prend pas les gens par derrière. Vous n’avez donc pas d’honneur ? Si tu aimes qu’on te résiste, ne te comporte pas en lâche !

Peut-être qu’ironiquement, Satya représente tout ce que Lucius a passé des siècles à mépriser. Un enfant coulé dans le moule des héros d’antan, un rêveur en armes, prompt à mourir pour des idées.
Les demi-dieux des légendes ne fuient pas ; alors lui non plus. Plus que d’autres, sans doute, il est avide de faire ses preuves, à ses propres dépens, s’il le faut. Avide de prouver qu’il n’est pas qu’un beau visage ou un joli corps apprêté. Qu’il peut vivre et mourir en guerrier.
Que son adversaire le surpasse de loin en puissance ne fera qu’ajouter à la gloire de sa défaite.

- Je pense que je le comprends mieux que toi ! Qu’est-ce qu’un monstre pourrait savoir de l’honneur ?

Les coups qu’il porte échouent. Son arme finit à terre de nouveau. Il n’en a pas d’autres. Satya, en effet, n’a reçu de sa mère aucune arme enchantée. Sa mère ! ne lui a donné que sa voix et ses yeux qui, de toute évidence, lui sont bien inutiles.
Avec désarroi, il se rend compte qu’il n’a plus d’option. Se résigne pourtant vite. Guerrier mais pas fou, le poitrail gonflé d’orgueil, il tient tête au monstre dont il affronte le regard à défaut de ses poings. Un pas en avant, et il cesse de reculer. Laisse l’autre avancer jusqu’à ce que rien ne les sépare plus, poitrine contre poitrine, yeux dans les yeux.

- Supplier ? Ah ! Tu rêves. Je préfère encore chanter un peu. Puisque tu vas me tuer, autant que tu le fasses bien.

Les mots prononcés le sont trop proches, dorénavant. Et, ironie de plus, portent le seul don qu’Aphrodite envisage pour défendre ses enfants ; le charme d’une voix serpentine qui envoûte et enferme ceux qui osent l’écouter trop longtemps. Sans se douter du poids de cette voix, c’est par défi, que Satya ne cesse de parler.

- Je n’ai plus d’autre jouet que mes poings. Mais ça ne te fera rien, pas vrai ? Tu vas juste rire. Tu aimes rire, monstre ? Tu n’as pas l’air d’être quelqu’un de très drôle. Je t’ennuie peut-être mais tu ne m’amuses pas beaucoup plus.

Et le monstre qui grogne. La colère sous sa peau est bavarde, elle aussi, débite tout ce qu’elle lui reproche. Satya n’a jamais demandé à devoir servir de psychanalyste pour immortel dévoré par l’ennui, cherchant à combler un estomac condamné à rester vide. L’énervement croissant de Lucius semble à peine l’atteindre, trop semblable par certains aspects aux belliqueux demi-dieux que le jeune homme fréquente au quotidien.
Il tire sa propre fierté de son calme olympien face aux débordantes humeurs de ses pairs. Aussi se contente-t-il d’hausser un sourcil dubitatif, dissimulant sous le marbre d’un visage parfaitement contrôlé, la peur et l’adrénaline qui lui courent dans les veines lorsque Cerbère vint à nouveau le saisir à la gorge.

- Et toi, tu as l’air d’aimer ça. réplique-t-il.

Les agonies sont insolentes ; quel tueur irait sans le savoir ! N’ayant plus rien à perdre, le fils d’Aphrodite, habituellement si stoïque et mesuré, ne retient plus rien des mots qui lui coulent d’entre les lèvres, épais et sirupeux, restreints uniquement par le souffle venant à manquer sous les griffes de Lucius.

- Tu en mets du temps à me tuer, comme si tu aimais m’écouter parler pour ne rien dire… Et ta main ? Tu as un souci avec ma gorge ? Tu trouves qu’il y manque un collier ? Arrache-la si tu ne veux plus m’entendre. Il n’y aucune Brume entre nous, regarde comme tu me vois bien. Tout le monde me trouve joli mais toi, tu t’en fiches bien, pas vrai ? Tant mieux. Je préfère encore être tué par quelqu’un qui ne voit mon corps que comme un fruit à peine mûr…

Le monologue s’essouffle quand sa respiration s’étiole. Satya espère un instant réussir à s’étouffer lui-même sous le poids de ses propres paroles, à s’évanouir avant que la gueule du monstre ne se referme sur lui ; quelle douce illusion de contrôle !
Et contrôle pourtant, il y a, à force de déverser sur Lucius, si proche de lui, l’équivalent d’un torrent exquis, chargé d’arômes inconnus, grignotant ses résolutions à coups de baisers.

Le chien infernal tremble.
Hésite.
Son rugissement a un goût de colère autant que de frustration.
Tombé au sol, le souffle coupé, haletant et paralysé par l’adrénaline, Satya prend quelques instants à comprendre. Il a déjà vu ça. Déjà observé des visages se tordre après l’avoir écouté, après avoir laissé sa voix répandre du miel dans leur cerveau.
Il le faisait rarement exprès ! Un don naturel, disaient ses adelphes qui en entraînaient la maîtrise quotidiennement. Satya ne s’entraînait pas. Pour son plus grand malheur, il y arrivait sans difficulté, pourtant.

Voyant dans le court répit qui lui était accordé une occasion de s’enfuir, le jeune homme bondit et commence à courir dans une allée  déserte.
Le prédateur dans son dos ahane. C’est un monstre ; qu’il serait stupide de sa part de penser le vaincre à la course !
Profitant de l’effet de surprise pour s’éloigner autant que possible, Satya rassemble ses esprits. Pour la première fois depuis une éternité, peut-être même de sa vie, il prie sa mère pour que son don fonctionne. Ouvre la bouche, regrette déjà.
Et se met à chanter.
C’est faible encore, rien qu’une balade que sa sœur affectionne. Mais ses phéromones ne s’exercent jamais mieux que par le chant ; si rien que des mots ont réussi à désarçonner Lucius à ce point, il espère que ceux-ci, plus mélodieux encore, le feront assez reculer pour qu’il puisse s’enfuir pour de bon.