au début, il y a eu la sympathie pour ces fêtards bienheureux : mistral aussi avait connu ces heures que l'on croit de gloire. les yeux grands ouverts dans son lit, il les revoyait, tous, toutes, il y avait lui et elle et eux, toi et moi et nous. il revoyait tout.

et puis, à force de cris et de chahut et de fatigue, la sympathie s'est muée en grief et en relents salivaires acides,

il y a quelque chose d'insolent dans cette fête au-dessus de sa tête
dans cette fête qui se fait sans lui
dans cette fête qui ne l'invite pas
quelque chose d'insolent dans cette fête qui le poursuivra jusqu'au matin blême

et c'est à cause de cette insolence qu'il s'est retrouvé à taper du balai sur le plafond pour dire qu'il tapait du pied, que c'est fini ces conneries, ou merde ?! ; il s'est retrouvé à taper du balai sur le plafond comme d'autres y écrasent les araignées, lui il voulait faire décoller les parasites du sol de l'étage supérieur, les faire voler en l'air (évidemment ça n'est pas arrivé, il a cassé le manche de son balai avant, la brosse lui est tombée dessus, il a pris ça comme la suprême offense, celle qui justifierait sa rage et sa venue).

en marcel et boxer, il tape lourdement à la porte, un coup par insulte crachée entre les dents, un coup par heure de sommeil en moins cette nuit. on lui ouvre enfin, mistral reconnaît la voix de l'ami des volatiles dans la bouche du jeune homme, son caractère sinusoïdal, ça va de haut en bas niveau fréquence même si le volume reste assez constant, perché tout en haut des fumées de clope.

« ah c'est toi, l'oiseau ? »

oh oui, c'en un est un d'oiseau, un drôle d'oiseau même, une couleur de plumes venue des régions tropicales, elle dégorge même sa couleur, est-ce-que c'est à cause de la mousson ou bien l'atmosphère extrêmement humide et lourde des fins de soirées confinées, on ne sait pas, on ne demande pas, mistral ne demande pas, il n'a pas à demander le silence le sommeil la  m  o  r  t  de quelque chose de quelqu'un il l'exige, et c'est l'oiseau moqueur qui va prendre pour les autres. mistral le saisit par le col de son t-shirt pourrave, raide de sueur qui a séché sous la lune et le fait décoller du sol, oh, pas de beaucoup, non, juste assez pour lui faire peur, juste assez pour qu'il n'ait plus pied, que l'autre se noie dans ses yeux dans sa voix dans sa haine froide et hargneuse de celui qui a cessé de chanter trop jeune.

« est-ce-que tu sais voler, mon pote ? parce que ton balcon m'a l'air parfait pour ton baptême de l'air, j'avoue. »

la vision encore floue à cause des contrastes de lumière, il distingue derrière son bouc-émissaire des bouches qui font des o religieux, mais le froufrou global, incessant, insupportable de la volière ne s'atténue pas pour autant. il reporte son attention sur le petit prince qui vient de quitter sa planète, il regarde ses oreilles décollées son teint cireux ses quenottes pas aiguisées, il se dit putain c'est vraiment un minot, est-ce-que c'est même lui qui habite ici, le remord passe comme une ombre dans sa pupille dilatée et repart furtivement sans dire un mot.

visiblement, le petit oiseau a à dire pour sa défense : en tous cas, il remue les lèvres.

« silence dans le fond, j'entends mal c'qu'il dit votre copain. et toi, parle plus fort, gars, j'ai les oreilles usées de t'entendre. »

j

e vais pas te tu- »

oula. mistral ne s'attendait pas à une telle panique ni à un tel volume sonore, pour lui cette empoignade n'était qu'une salutation un peu brusque, une façon de marquer le ton, de diriger la discussion, mais il voit bien que tout lui échappe déjà. il écarquille les yeux, les sent un peu secs sur les bords, il ouvre la bouche, il sent l'air se déposer sur sa langue pâteuse, et il sent au bout de son bras tendu l'anonyme qui se débat doucement. quel échec.

mistral est comme un chat qui aurait coincé sa griffe sous l'épiderme d'une petite proie encore trop vivante et qui n'arrive pas à s'en défaire, peu importe combien il remue la patte. d'abord pétrifié par tout ce qui sort de la frêle silhouette, des sons des suppliques de la sueur peut-être même des petites perles au coin des yeux, c'est impossible de l'interrompre semble-t-il, mieux vaudrait essayer de détourner le cours d'un fleuve à la force des bras, il finit par la lâcher sans délicatesse, puis la rattrape brutalement par l'épaule pour ne pas qu'elle s'effondre sur lui ou bien pour ne pas qu'elle s'enfuie se réfugier au fond de l'appartement où il y aurait apparemment un responsable de l'ordre.

encore abasourdi par la réaction qu'il n'attendait pas (il aurait voulu une panique calme, froide, peut-être un peu d'agressivité lâche, pour l'honneur au moins, il aurait tout voulu mais pas une foutue sirène de pompiers qui crie maman à l'aide ou presque), mistral fait un pas en arrière et secoue la tête, effaré.

un instant il se demande si ce gosse va bien, lui qui semble se croire en danger de mort dès qu'un voisin toque à la porte, parce que mistral ne comprend pas, n'imagine pas qu'aux yeux d'un tout petit, qu'aux yeux d'un inconnu, qu'aux yeux d'une personne définitivement aussi fatiguée que lui mais complètement agitée, que son apparence, ses gestes, ses menaces puissent être prises sérieusement, il ne le comprend pas.

« calmos putain, je vais pas te tuer, ça va pas ou quoi, je veux juste que tu fasses moins de bruit par pitié, vraiment n'importe quoi, tu t'es cru dans léon ou quoi toi ?! »

déjà épuisé, peut-être plus par cette conversation que par sa nuit blanche, il se passe une main sur le visage, il voile ses yeux un instant puis il continue, remonte le fil tremblant des affirmations de l'autre, qui a enfin cessé de se répandre. derrière eux, les conversations se sont arrêtées, mais pas la musique, ni le chahut des bouteilles dans lesquelles un des fêtards vient de buter ; au contraire du silence, on entend encore mieux le chant matinal des oiseaux fabuleux. il n'y a que les conversations qui se sont arrêtées, le reste du bruit autour de cette bulle de quiétude, ça fait comme un trou d'air, et mistral se sent aspiré.

alors il soupire, baisse lui aussi le ton, fait en sorte que sa voix se mette au niveau des fruits secs tombés au sol, que sa voix soit comme une petite vague qui vient lécher le sol, emporter les pistaches. dans sa voix cassée par la nuit, on entend le ressac de la nuit et au loin, le craquement des pistaches sous la dent.

« et ouais j'ai bien capté que tu voulais parler aux oiseaux mais les oiseaux ils devraient dormir  à c't'heure comme tous les gens sensés et tu ferais mieux d'utiliser un appeau en plein jour pour tes bêtises plutôt que de réveiller tout l'immeuble. »

il fixe le jeune adulte dans les yeux, il doit baisser le menton pour ça, attend son approbation.

« d'accord ? et franchement, il s'adresse à l'assemblée, un peu plus fort, si ya vraiment un milicien, il devrait savoir que le tapage nocturne hors de l'agon c'est juste pas permis quoi. sérieusement, y'en a qui taffent. »

il a une grimace en disant cette dernière phrase : est-il devenu ce vieux con là, vraiment ?

sa rage d'il y a quelques instants a été complètement éteinte par la peur panique de l'oiseau rare : mistral a eu l'impression de se prendre un seau d'eau tiède sur la gueule, un seau de cette déférence aqueuse des corps liquides qui se répandent devant plus haut qu'eux. l'enfant s'est fait flaque devant le titan et l'a drainé de ses impuretés idiotes, celui-ci s'est retrouvé bête à réclamer le silence de sa voix qui tonne, à réclamer le calme alors que son cœur ne connaît plus l'agitation.
et alors qu'il obtient enfin le silence, qu'il espère pouvoir partir oublier, honteux, qu'il est devenu tout ce qu'il détestait, qu'il est devenu un de ces tueurs de gloire sans brio, que l'amour de la vie de ces enfants a fait monter en lui l'envie sous les atours de l'orgueil du travailleur, le tapageur semble reprendre des forces, et mistral sent sa peau parcourue de picotis insupportables, comme s'il venait de mettre les doigts dans une prise. il semble impossible que l'un et l'autre se rencontrent sur la même fréquence. mistral le lâche brutalement, comme si cela pouvait empêcher le choc de leur intolérance mutuelle.

« j'ai dit ça- »

l'excité l'interrompt sans cesser sa litanie geignarde, le regard débile, le verbe trébuchant.

« j'ai dit ça juste pour que tu la fermes et visiblement ça marche pas du tout, c'est fou comme t'as l'air de vouloir crev-, »

sa voix s'est étouffée dans sa gorge avant qu'il ne puisse finir, l'autre était encore lancé sur sa série.

c'est l'été on peut faire la fête depuis quand mistral ne fêtait-il plus l'été maintenant il lui préférait l'automne c'est bien l'automne c'est sobre c'est clément c'est oublieux, ça a honte de son frère estival trop criard, ça panse les plaies, c'est très bien l'automne, mais mistral lui a toujours aimé l'été, n'est-ce-pas qu'il aimait l'été et la fête et la vie, jamais il n'aurait interdit à quiconque de vivre mistral, jamais il ne se serait vautré dans l'odeur acide et l'ennui des feuilles mortes s'il n'avait pas appris que les étés peuvent tuer.

il n'aime pas le fait d'être convaincu par les arguments de l'agité, il n'aime pas le fait qu'il fasse mouche, c'est injuste de faire mouche face à quelqu'un qui n'a pas assez dormi, qui n'a pas eu le droit de s'oublier cette nuit, quelqu'un qui a tourné et tourné et tourné dans son lit toute la nuit toute la vie, toute la vie qu'il lui restait après l'été de mort.

« j'avais donné un avertissement, en tapant au plafond, vous vous êtes calmés un temps, et puis non. »

une petite voix lui dit que ça ne compte pas vraiment, il a vraiment été aigri direct, comme dit l'autre. mistral ignore la petite voix, ignore ce que dit l'autre, il ne veut pas de son invitation il ne veut rien de tout cela.

il y a un silence, en tout cas dans la discussion. derrière, les corps se meuvent tranquillement, les gigues de la nuit deviennent discrètement danses de l'aube.

« c'est pas vraiment aigri direct, il reprend, ça l'a vexé, il a honte d'être vexé, c'est aigri à cinq heures du matin quand même. »

comme si cela justifiait quoi que ce soit.

il ne dit pas : je suis désolé de t'avoir soulevé par le cou. ça, il ne le dira pas, jamais.
il ne dit pas : j'espère que t'as compris la leçon, je me tire, maintenant silence radio. ça, il aurait dû le dire.

il dit :

« eh, ça va ?, il lui donne un coup dans l'épaule, doucement, voir comment il tangue. t'as l'air vert mon gars, t'as pris des trucs bizarres ? t'as mangé cette nuit ? »

et franchement, mistral n'est pas en train de mentir, même si sa vision n'est pas la plus claire. entre le regard vitreux et l'élocution hasardeuse, mistral a l'impression que le gamin va piquer droit sur lui, dernier vol de l'oiseau de paradis.

prudent, il fait un pas en arrière. si le gamin calanche ou même perd connaissance, il ne veut pas être mêlé à ces choses-là, et espère pouvoir très vite refermer la porte. que les problèmes restent dans l'appartement à problèmes, et les moutons seront bien gardés.

mistral savait, intimement, qu'il n'aurait pas dû faire ça. qu'il n'aurait pas dû lui demander si ça allait. évidemment qu'il n'aurait pas dû. plutôt, il aurait dû faire comme d'habitude : n'en avoir rien à foutre. pourquoi n'a-t-il pas su se taire ?

et quand le minot répond en hésitant, le front luisant, les lèvres tremblotantes, et finit par rendre, ça lui apparaît comme une évidence. j'aurais vraiment, vraiment pu la fermer.

mistral lâche une flopée d'injures et autres noms d'oiseaux, ça dégobille pareil que pascal, des mots durs et secs, comme une flambée de bois.

en écho, dans le fond, il entend quelqu'un crier, indigné, pascal, putain !, ou peut-être plutôt pascal putain !, mistral ne sait pas trop, ça va trop vite pour qu'il y ait une virgule. il a donc en face de lui pascal, enfin pascal putain, visiblement ça lui convient bien, qui finit de se vider sur ses pieds nus.

mistral porte sa main à ses lèvres à son nez à ses joues, n'importe quoi pour ne pas sentir cette odeur qu'on goûte plus qu'on ne la sent en réalité, il appuie l'autre main sur le chambranle de la porte, reste interdit, choqué, dégoûté. statique, son regard s'attarde sur la chevelure du jeune homme qui s'incline devant lui, enfin géographiquement seulement, en vérité pascal putain s'incline plus devant sa fragile nature d'homme que devant la fausse autorité du géant.

dans son esprit fatigué, les éléments se dissocient, il ne parvient pas vraiment à établir un quelconque plan d'action. il sait ce qu'il aurait dû faire, s'en foutre ; mais il ne sait pas ce qu'il doit faire désormais, tout lui paraît si complexe et lointain et demandant, lui ne veut que retourner se coucher, oublier cette interaction désastreuse et si idiote.
de façon lointaine, comme une ville qu'on aperçoit de l'autre côté de la plaine désolée, il entrevoit ce qu'il doit faire : se mouvoir, d'une façon ou d'une autre, se laver les pieds, peut-être tout le corps, se remettre au lit, abandonner l'idée d'une journée après cette nuit. toutes les étapes sont visibles, mais il ne se sent capable de rien maintenant alors qu'il a les pieds tièdes et glissants du bol alimentaire de pascal putain. ça le dégoûte profondément, ça le choque, c'est rare qu'il soit choqué, il n'a pas peur du sang, il n'a pas peur de la sueur, il n'a pas peur de ces choses affreuses, mais ça…

finalement, et sans un mot, en hochant la tête, presque, vaincu, il lève un pied et c'est affreux, ça lui donne un haut-le-cœur mais il le fait tout de même, il lève un pied, puis l'autre, et s'en retourne chez lui. il laisse des petites empreintes d'un orange sale et glissant dans le couloir, puis les escaliers.

y en a marre de ces bêtises.

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après s'être lavé les pieds, la tête, tout le corps, c'était juste impossible de faire sans, il revient déposer devant la porte un paquet de pain de mie et quelques pommes. il ne toque pas.