Je n’irai pas jusqu’à dire que je considère Mistral comme mon frère : j’existe dans sa vie et il existe dans la mienne, voilà tout. Je ne crois ni aux liens du sang, ni à ceux de la terre, il n’y a donc rien qui force nos existences à la tangente—je ne sais même pas si je l’aime bien. Pour tout vous dire, je ne sais pas si je considère mes frères (les vrais, ceux qui portent mon patronyme et les stigmates qui l’accompagnent) comme mes frères ; alors je ne sais que faire de lui, Mistral, devant lequel on m’a déposée un jour, en nous disant voilà votre famille. Ça me gêne un peu, je vous l’avoue, cette piété forcée dont nous ne sommes même pas certains, car je sais qu’il partage mes doutes ou mon indifférence—non, c’est faux, je ne suis pas indifférent ; je ne sais que faire de cette filiation par le sang (?) alors je veux lui imposer, à lui aussi, de nous trouver une résolution. Si je disparais, c’est trop facile ! je ne suis pas rancunière, mais je n’oublie pas non plus son aigreur, le feu des forges, la chaleur contre ma peau jeune et l’horreur de toute cette expérience quand j’avais cru, à tort, que là était mon avenir—non, vraiment, je n’ai que faire de la piété filiale, ça me dégoûte un peu.
J’ai frappé à sa porte avec enthousiasme, trois coups en sommation, d’abord, content de moi. Il ne m’avait jamais donné son adresse, je crois, mais je l’avais trouvée : il n’y a pas de secrets dans ce monde pour ceux qui savent où chercher. J’ai le bras endolori à cause du poids de la caisse qui contient Mistral (le chat) que j’espérais confier à Mistral (l’humain) ; qu’il ait dans son cœur tout froid un peu de compassion pour son double qui n'est pas vraiment son double et à qui il ne doit rien, et qu’il l’accepte chez lui quelques jours, ah ! il n’ouvre pas assez vite à mon goût, je frappe à nouveau, appelle à travers la porte Mistraaaaaal— pour qu'il se presse, j'en ai assez, il fait chaud et moite, Mistral (le chat) miaule, je n'aime pas être sur l'île.
Ouvre, ouvre-moi, Mistraaaal—j'ai un truc à te demander.
Quand la porte s'ouvre, j'entre immédiatement : nous sommes frères après tout, je peux faire comme chez moi ; c'est comme ça, entre frères. Je trouve ça drôle, d'imaginer Mistral (le chat) dans la maison de Mistral (l'humain), voilà, ça me fait sourire ; je pose la caisse sur une chaise, secoue mon bras pour en chasser l'engourdissement.
J'ai chauuuud, c'est horrible.

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On ne se dit pas bonjour avec Mistral—on ne le fait jamais, parce qu’on sait tous les deux que l’autre à mieux à faire, et que ça serait une insulte de s'appesantir en gentillesses alors que ni lui ni moi ne sommes gentils. Je me fiche de savoir si sa journée est bonne, ou de lui souhaiter qu’elle le soit ; non, sans rire, je ne veux pas être malhonnête, prétendre m’intéresser à lui et n’écouter que d’une oreille ce qu’il voudrait bien me dire (rien du tout, sûrement, car il n’est pas de ces types qui parlent d’eux). J’ai tiré une chaise au hasard et je me suis assis, tout liquide contre le dossier en bois trop dur contre mes omoplates : on pourrait croire qu’ici, avec la mer très proche, il ferait frais, que le vent marin chasserait la chaleur misérable qui venait de la ville qui surchauffait comme une vieille machine. Mais non, ici aussi, il fait trop chaud : je ne vais pas m’en plaindre encore parce que Mistral n’a pas l’air de vouloir en parler—encore une fois, on ne donne pas dans la politesse, on n’a rien en commun et pas même le climat. Quand il demande ce que je veux, je lui réponds avec cette petite voix implorante qui n’inspirera en lui aucune pitié ; je m'entends et je m'agace un peu.
J’ai un truc à te demander, je peux demander à personne d’autre, je te jure, y’a que toi qui peut m’aider.

Je trouve sa maison tout à fait à son image, d’une simplicité impavide, avec la crevure parfois de ces céramiques colorées tout à fait déplacées. C’est vrai, ça, on ne s’attend pas à trouver chez un gars comme Mistral ces plats trop jaunes ou trop bleus qui respirent l’artisanat et la patience insufflée à l’argile—enfin, moi, je ne m’y attendais pas. Je découvre tout cela, mais c’est d’un œil torve, parce que je ne suis pas vraiment curieuse ; j’en sais déjà assez sur lui, Mistral, mon frère, et je le connais bien. Il me rappelle ces grands hommes qui poussent comme du maïs dans les champs du Minnesota, bien perpendiculaires à la terre, qui y vivent en silence et qui y meurent, sans faire d’éclat, avec cette impassibilité bovine. Oui, il me rappelle ces hommes-là, le grand Mistral, ces hommes qui peuplent mon esprit comme des épouvantails, amorphes et liés aux sillons qui les ont vus pousser.
Ah, tu faisais quoi ? Tu travailles ?
Je demande ça comme ça : ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas envie qu’il se débarrasse de moi, et je sais qu’il le ferait sans honte, alors, pour le piéger, j’ai ouvert la boîte pour laisser sortir Mistral (le chat). C’est un très beau chat, Mistral : gris, aux yeux très verts, de ces races sans fourrure dont la peau est douce comme le velours. Je l’aime beaucoup, ce Mistral là.
Ok, ok, tu connais Mistral, hein ? Le chat. Je t’ai déjà envoyé des photos de lui—bon, bref, c’est un chat sympa, je l’ai attrapé, comme pour lui montrer que c’était un bon chat, et son dos s’est arrondi pour faire une courbe toute fluide alors que mes doigts s’enfonçaient dans son ventre tiède, je dois quitter New York quelques jours, c’est pour le travail, et j’ai besoin que quelqu’un, non, que tu le gardes pendant ce temps là.
J’ai pris dans mes bras Mistral (le chat), je l’ai porté comme un enfant pour le mettre de force dans les bras de Mistral (mon frère), puis j’ai reculé pour regarder le joli portrait que ça faisait—le chat est tout petit dans ses grandes mains taillées dans la pierre, et je trouve ça charmant. Je me dis qu'il sera bien, ici, au milieu des céramiques saugrenues et du silence aberrant, et qu'au final, c'était moi qui lui rendait service en lui offrant cette petite joie.
S’il te plait ?

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Je dois dire que je m’attendais à son refus—sec, une syllabe, clac ! comme on abat un marteau. C’est un des souvenirs qu’il me reste de la forge, où je n’ai passé que quelques jours, à la fin de l'adolescence : le bruit du plat du marteau qui s’écrase contre l’enclume, clac, l’acier embrasse l’acier et la vibration remonte jusqu’au coude, clac, puis la grosse voix de Mistral qui sonne comme le métal pour me dire que je fais ça très mal, clac. Tout son être est un prolongement de cette forge que je hais. Oui, je m’attendais à son refus : Mistral doit être travaillé au corps comme un matériau brut, rude et solide, qu’il faut marteler incessamment pour en tirer un peu de souplesse—on n'obtient rien de lui à la sortie de la terre. Je n’ai pas peur de lui, je n’ai pas peur de son refus, je le sais moins obtus qu’il ne croit l’être, moins solide qu’il ne croit l’être ; oui, cette fois, je serai le marteau.
Je te ferai livrer toutes ses affaires, alors dis oui ! Il est gentil, il prend pas beaucoup de place, je te jure, il te dérangera pas.

Je sais qu’il n’est pas si occupé, pas trop occupé pour se préoccuper d’un chat, je veux dire : je l’imagine avec ses habitudes, et surtout, je l’imagine très solitaire ; comme ces grandes montagnes tout à fait immuables qu’on voit toujours au loin, dont on découvre les facettes en les contournant, sans qu’elles ne se meuvent, et dont on finit toujours par se désintéresser parce qu’elles sont aujourd’hui comme elles étaient hier et comme elles seront demain, stoïques, lassantes, éternelles. Mistral, lui aussi, a cette immobilité qui donne le vertige ; son dos en falaise, toujours face au nord et en biais du soleil, voit pousser la mousse, un lichen que le vent lui-même ne viendrait déloger. Je n’ai ni tendresse ni pitié pour ces entités minérales qui n’ont aucune finesse, alors je me dit que Mistral peut bien faire ça pour moi, laisser Mistral (le chat) se loger dans les creux de la pierre pour y apporter sa chaleur terriblement vivante.
Je souffle à son accusation—c’est vrai, on ne se voit pas souvent, mais c’est surtout de sa faute ; moi, je lui envoie des messages, auxquels il ne répond que par les onomatopées laconiques qui le caractérisent. On n’a pas idée – non ? – de reprocher son absence à une personne que l’on ne veut pas voir, et Mistral ne veut jamais me voir, je le sais très bien, et moi, je ne sais pas si je veux le voir. Parfois, il me fait rire, et parfois, je le déteste trop pour trouver ça drôle. J’ai suivi Mistral (le chat) qui s’aventurait dans la pièce avec audace, brisant les interdits que je n’avais osé transgresser de peur que Mistral (l’humain) ne m’attrape par la peau du cou comme un chiot mal élevé ; ça serait bien son genre, de me traiter comme un chiot mal élevé. Le salon est tout en lignes claires, d’une géométrie rigoureuse à l’image de tout ce qu’il donnait au monde—je n’aime pas ça, cette simplicité hautaine qui prétend savoir mieux vivre. Finalement, je ne déteste pas les céramiques, qui ont le mérite d’exister hors du gris.

Mais c’est clair, pourtant : je veux pas qu’un-e inconnu-e vienne chez moi alors que je suis hors de la ville ; ah, et puis mes ami-e-s, je les adore, mais tu les connais ! je ne sais pas s’il les connaît, à vrai dire, je ne pense pas, je peux pas leur faire confiance avec les chats alors que je les ai vus vomir en soirée !
Je le sens céder : c’est ainsi, avec les matériaux trop durs—entre des mains assez fermes, ils cèdent sans ployer. Je me dis qu’il faut enfoncer le clou, maintenant, non ! battre le fer tant qu’il est encore chaud, ça oui, c’est une expression pour lui. Je m’assois sur le canapé et Mistral (le chat) s’installe avec moi, comme s’il était chez lui, comme si nous étions chez nous dans ce foyer. C’est ça, la famille.
Alors que toi, je sais que tu t’en occuperas bien. Tu devrais être flatté, je sais pas ! En plus, Mistral t’aime bien.
Il va dans la cuisine, je crois, alors je me lève pour lui suivre, pour ne pas le laisser fuir la discussion ou reprendre ses esprits, pas tout de suite—il y réfléchira quand je serai parti, que Mistral (le chat) sera installé chez lui. Moi, je serai dans l’avion pour San Francisco, et je le trouverai de mauvaise humeur à mon retour ; ça sera déjà trop tard et le précédent existera. Je regarde l’eau couler et je pense à ma prochaine offense, l’injure de trop qui parviendra enfin à sceller en promesse nos échanges absurdes ; quand finalement, il m’interpelle sur mon propre terrain, et alors, enfin, je sais que j’ai gagné.
Des vieux jeux vidéos sur ordinateur ? J'essaye de ne pas prendre un air surpris qui finirait par le vexer, et d'appliquer comme une pommade un enthousiasme qui n'était pas menti. Ouais, ouais, je peux te trouver ça ! C’est quoi le titre ? Attends, déjà, tu sais ce que c’est un émulateur ou pas ?
Ça me surprend, d’abord, de l’imaginer assis devant un ordinateur—dans mon imaginaire, je vois toujours Mistral debout, affairé à un travail très matériel, très palpable, comme une image vétuste du travailleur qui appartient au passé, les muscles bandés et le regard droit comme une figure naturaliste de l’ouvrier. Ça me semble anachronique de le visualiser ainsi, l’écran reflété en carré bleu dans ses yeux et ses doigts insensibles tapant lentement sur le clavier—c’est une image étrange. Ça m’amuse, c’est vrai, je le taquine déjà mais je sens ma voix moins monotone ; oui, ça me fait toujours un truc au cœur, de penser à la machine.
Mais déjà, t’as un PC, toi ? Un truc de cette décennie ?

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Je ne sais pas si j’ai déjà parlé avec Mistral (l’humain) aussi longtemps ; toujours est-il que quand il me parle de ce jeu de sa jeunesse, dans les années 2000, ça me fait bizarre de m’imaginer qu’il a pu avoir une vie avant cet instant exact, et qu’il existe une réalité où Mistral arpente le monde hors de mon champ de vision. Je crois que, même en n’ayant jamais reconnu le sang rouge qui nous lie, la fraternité que nous partageons à notre insu a fait de lui un personnage secondaire de ma vie à moi, qui tourne au premier plan—une chose, peut-être, qui cesse d’être encodée à la minute où nous cessons d'interagir. Mistral est le frère éloigné, le maître d’oeuvre tyrannique des forges, le rappel de la médiocrité de mon ascendance ; Mistral est un prolongement de ce que je fais, je pense, je vis, et je me trouve bête de percevoir ainsi l’autonomie de sa personne.
Non mais, à la moitié des années 2000 j’avais cinq ans, hein… C’est vieux, encore plus quand on parle de technologie, quoi…

Le malaise est passager, il finit toujours par se dissiper ; cette fois-ci, c’est quand il me bouscule, et que je retrouve alors le contact de cette épaule endurcie par la forge : il rentre à nouveau dans les limites que je lui impose en tant qu’instance d’un frère, retrouve les lignes directrice de sa matrice pour ne plus dépasser par un élan d’individualité ce que je veux bien savoir de lui. C’est de ma faute : j’ai initié la transgression première, et j’aurais dû prédire le paranormal de l’image de Mistral (mon frère) tenant dans ses mains larges Mistral (mon chat) : ça n’a rien de biblique, et plus grand chose de drôle. Je ne sais que faire du lien étrange que j’ai tissé avec lui, et je ne sais si je veux l’alimenter ou le détruire—je trouve cette connexion soudaine profondément contre-nature.
Connaît pas, mais ça doit pas être très compliqué à faire tourner, ouais.
Je le suis jusqu’au bureau, dépassant le sas d’entrée que faisait le salon, et découvre ça et là de plus en plus de signes d’une vie réelle et d’un peuplement du monde par Mistral : il existe, il est. Ça me trouble, qu’il soit. Mistral (le chat) accepte l’évidence de cet homme-montagne, accepte son ancrage dans cet espace qui est désormais aussi le sien : dans les bras de Mistral (mon frère), il semble aussi petit qu’un oisillon, nu et voyant tout juste le jour. C’est étrange—je n’aime pas ça. J’ai peur qu’il me demande de l’aide pour trouver avec moi un lien qui ne devrait pas exister, pour exhumer de nos veines le sang que l’on partage peut-être ; mais je ne trouve rien de moi dans le vert torve de ses yeux, dans l’immensité de ses mains ou dans sa peau claire martelée d’une violence que je ne situe pas. Nous partageons, peut-être, le désordre de nos cheveux noirs ; c’est un hasard qui n’a rien à voir avec la génétique, un héritage de nos mères respectives qui n’établit rien entre nous. Je ne sais pas si je veux que Mistral (mon frère) me connaisse, et c’est sans amour que je l’appelle mon frère.

Le bureau est rustique : Mistral (le chat) l’investit pour y apporter une vie certaine, qui ne suffit pas à casser la rigueur de la pièce dont chaque angle semble inconfortable. Le meuble surélevé est l’évidence, encore une fois, des habitudes de Mistral (mon frère), dont j’imagine le visage éclairé en bleu par l’écran d’ordinateur, la courbe du dos bien définie jusqu’à la fin de sa nuque voûtée sur le bureau un peu trop petit. Ah ouais, top le set-up ! C’est une mesquinerie qui meuble mon malaise. Je m’assois sur la chaise face au bureau, et replie une jambe sous moi pour me mettre à la hauteur du clavier ; j’allume l’ordinateur, ouvre la session, laisse défiler les interfaces sans cliquer ni taper de commande par le simple contact de la machine avec ma peau—un prolongement mécanique de moi-même.
Ça va en fait, t’as pas besoin d’émuler ou quoi, je vais juste te l’installer. Tu gardes Mistral du coup, hein ?

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