Aubépine quitte son état natal déboussolée et perdue, recherchant urgemment un moyen de combler ce vide et cette solitude profonde qui se sont créés dans son cœur. Elle rencontre sur sa route Spencer, qui se révèle, avec le temps, être un compagnon violent et abusif.

Naissance « Aubépine » était un bien curieux prénom — chose que la principale intéressée n’avait jamais vraiment questionné, mais son entourage, lui, ne manquait jamais de saisir cette opportunité. Alors, à chaque fois, avec toujours cette même fierté et infinie tendresse dans son regard, son père leur expliquait son choix. L’aubépine était une fleur douce et délicate, symbole du bonheur et de l’espoir — tout ce que son enfant représentait à ses yeux, et tout ce qu’il voulait pour elle également.

Aubépine était son soleil. Elle était son repère, sa lumière, ce qu’il avait de plus précieux pour lui, qui était si seul, après avoir quitté son pays pour rejoindre la Californie pour ses études — études qui avaient été un échec, le forçant à rester en Amérique, à continuer de prétendre que l’université se passait bien, qu’il serait prochainement diplômé… Incapable de faire face à l’inévitable déception de sa famille, qui était si fière, s’ils apprenaient la vérité.
Alors, pour lui, sa fille était tout; elle était le monde. Il savait le temps qui l’unissait à elle très (trop) court, mais s’était mis en tête d’en tirer le meilleur. Il l’élèverait pour qu’elle soit fière, heureuse, courageuse, et qu’elle n’ait jamais un jour la crainte déchirante de le décevoir — car c’était impossible.

3 ans Son père tenait une petite boutique d’antiquités, perdue entre deux rues isolées, tout au fond d’une vieille impasse. Elle se souvenait de l’odeur de poussière, de bois et de vieux papier. Du grincement du parquet sous ses petits pas encore instables d’enfant en bas âge, de la sensation froide contre sa paume lorsque ses mains se rattrapaient au marbre abimé d’une ancienne coiffeuse pour ne pas tomber. Le tic-tac incessant des horloges à coucou rythmaient ses journées tout au long de l’année. Et, chaque fois qu’elle revenait de l’école, après son entrée en maternelle, ses yeux se posaient sur la grande et magnifique glycine qui décorait la façade de la boutique, au dessus de laquelle se trouvait leur maison. Le parfum de ses fleurs, au printemps, lui arrachait le plus doux des sourires.

6 ans Aux côtés de son père, Aubépine découvrait le monde, et il devenait pour elle comme le plus prestigieux des nectars. Elle s’en délectait sans jamais vraiment s’en rassasier, mais s’en satisfaisait toujours. Elle savourait jusqu’aux plus petites choses : la caresse du soleil contre sa peau, l’odeur des pancakes du café sur le chemin du retour, la beauté de ce nouveau papillon qu’elle venait de découvrir, les détails incroyablement triviaux et incroyablement passionnants de la vie de ses nouvelles rencontres.

Le monde était un terrain de jeu, appelant sans cesse à être exploré. Petite aventurière étourdi, elle devint vite le leader de la cour de son école, au grand dam de ses enseignants. Toujours pleine d’idées — avec elle, la souche du vieux chêne se transformait en un trône mystique à conquérir, les branches des épées d’or et de diamants dotées de pouvoirs surpassant l’imagination, et les surveillants de l’école de terribles dragons qu’il fallait fuir à tout prix, et dont il ne fallait jamais se faire remarquer, sous peine de se faire dévorer. À ce moment là, les étoiles dans les yeux de ses camarades étaient la plus belle chose du monde. La sensation de les avoir fait sourire, et de les avoir rendus heureux, tous, même le temps d’un instant, était la meilleure des récompenses.

10 ans Mais si le monde est grand et puissant, les humains, eux, ne sont rien à son échelle. Le premier ne changeait pas, tandis que les seconds évoluaient à une vitesse qu’Aubépine peinait à suivre. Elle et ses camarades étaient arrivés à un âge où, progressivement, il fallait laisser l’enfance derrière soi, pour contempler l’adolescence qui se rapprochait. Les histoires de dragon et d’aventure n’étaient plus des choses passionnantes, mais des histoires de bébés. Aubépine, elle, ne comprenait pas. Elle continuait de chérir ces histoires et ces aventures, alors pourquoi ces mêmes amis qui les aimaient tout autant se moquaient-ils désormais d’elle, lorsqu’elle brandissait son épée-bâton dans l’espoir de motiver les troupes pour aller trouver l’hydre à trois-mille-sept-cent têtes ?

De petite cheffe de sa bande de camarades, Aubépine était devenue une jeune écolière isolée. Ses interruptions en classe pour amuser la galerie n’étaient plus perçues comme amusantes, mais accueillies par des soupirs agacés. Pourquoi ne parvenait-elle plus à les faire sourire comme avant ? Elle remit en cause son imaginaire — les histoires étaient toujours amusantes, tout le monde aimait ça, alors le problème devait forcément venir de là.
Mais son père, lui, n’était pas de cet avis. Il s’agissait selon lui de quelque chose dont il fallait être fier, qu’importe ce qu’en pensent les autres. Qu’ils aiment désormais des histoires différentes ou n’aient tout simplement plus les mêmes centres d’intérêt ne signifiait pas que ses idées étaient mauvaises.

Ce fut une chose difficile à concevoir pour Aubépine. Après tout, si autant de personnes ne les aimaient plus, le problème venait forcément d’elle. Mais elle décida de faire confiance à son père, s’efforça d’accepter qu’elle avait tort — que ses histoires et ses aventures étaient toujours de belles choses. Ils gravèrent ensemble ces dernières dans le marbre; ou plutôt, ils les immortalisèrent en les peignant sur un mur de la boutique tout un long mois d’été. Monstres, cyclopes, dragons, licornes et héros en tout genre furent rassemblés sous les coups de pinceaux et de crayons, parés de traits maladroits, de peinture qui s’écoulait le long du mur et dépassait tous les bords. Et puis il y avait eux — un père et sa fille, le roi et la princesse d’un petit bourg agréable au pied d’une montagne. Ils règneraient là, ensemble, à tout jamais. Et parfois, les jeudis, peut-être, la princesse partirait à l’aventure avec ses compagnons l’elfe et le troll. Quand ils rentreraient, ils feraient une immense fête, et tout serait parfait jusqu’à la fin des temps.

12 ans Mais la réalité ne fonctionnait jamais vraiment comme la fiction. Elle était pleine de surprises et d’aventures — il n’y avait aucun doute à ce sujet — mais les gens ne vivent jamais heureux pour toujours et à jamais. Il y avait, selon son père, une raison logique à cela. Tout comme le concept d’ombre et de lumière sont interdépendants, et n’ont pas vraiment de sens l’un sans l’autre, le bonheur perdrait son intérêt et sa substance s’il n’était pas accompagné et ponctué, parfois, par le malheur. Aubépine ne comprenait pas vraiment. « Le soleil paraît toujours plus précieux et agréable après une longue semaine de pluie, lui avait-il répondu. Sans ça, les gens n’y prêtent pas attention, et n’en profitent pas autant. Il perd de sa valeur. » Comme elle aimait autant le soleil que la pluie, l’analogie la dépassait toujours. « Un jour, tu comprendras. »
Elle espérait qu’il avait raison.
Car même après cet incroyable et long voyage au travers des États Unis, de la Californie à New-York City, comme cadeau de la part de son père pour ses 12 ans, même après toutes ces révélations assourdissantes sur sa mère et sur elle-même qui lui avaient donné horriblement mal au crâne, même après avoir été forcée de dire adieu à son père alors qu’elle ne le voulait pas;
alors qu’elle savait qu’elle aurait dû se sentir dévastée, démunie, que c’était là la chose logique et cohérente à ressentir, plus encore après avoir aperçu pour la dernière fois le visage de son père déchiré par la douleur,
Aubépine ne parvenait pas à être aussi profondément triste qu’elle l’aurait voulu.

Si elle aurait du s’en réjouir, elle n’y parvenait pas non plus. Il y avait vraisemblablement un problème, chez-elle. Était-elle vide ? Si elle n’arrivait pas à être aussi triste qu’elle aurait du l’être, avait-elle seulement été déjà heureuse, puisque sans la pluie, le soleil perdait son sens ?
Elle essayait d’être pragmatique, de faire de sa vie à Nausikaa quelque chose de positif — car après tout, ce n’était qu’une aventure comme une autre, et son père lui avait promis qu’ils se rêveraient un jour, et il ne mentait jamais.
Chaque nouvelle journée était toujours pleine de choses à faire. Elle aimait les pégases et les animaux de la forêt, les cours de mythologie la passionnaient, et il y avait de temps en temps une nouvelle arrivée sur la presqu’île. Elle voyait en général ces nouveaux arrivants être bouleversés et inconsolables, et se surprenait à les envier. C’était quelque chose d’horrible à penser, qu’elle préférait garder honteusement pour elle. Ils avaient l’air de tant souffrir, alors pourquoi aurait-elle voulu être à leur place ? Parfois, quand elle le pouvait, elle leur tendait une main, et les aidait à aller mieux. C’était éphémère et factice, et, pour toutes ces raisons, elle n’aimait pas ça. Mais cela les aidait à surmonter la difficulté des premiers jours, à laquelle elle ne pouvait malheureusement pas s’identifier.
N’était-ce pas là le plus important ?

12 à 21 ans La vie suivit son cours sur Nausikaa. Aubépine continua de grandir, de changer, d’apprendre. Sa vie y fut calme, paisible et sans accroc. Pourtant, à mesure qu’elle découvrait ses pouvoirs, apprenait à les maîtriser, elle se posait de nouvelles questions qui venaient la hanter chaque nuit. Et si la raison pour laquelle son père semblait toujours si heureux à ses côtés, ce n’était pas parce qu’il l’aimait, mais simplement à cause de ses pouvoirs dont elle n’aurait pas eu conscience ? Et si son cœur s’était brisé non pas à cause de la séparation avec sa fille, mais parce que perdre le réconfort, le bonheur et la douceur apportés par ses pouvoirs étaient trop dur ? Le bonheur qu’ils créaient était-il seulement bien réel ? N’était-ce pas là qu’un vulgaire mensonge ? Pourquoi se posait-elle toutes ces questions ? Dans son cœur se créait un vide qui grandissait encore, encore et encore avec le temps qui passe.

Son père lui manquait.

21 ans La réponse à toutes ces questions se trouvait en Californie, chez son père. Alors, dès que les portes furent ouvertes, dès qu’elle eut 21 ans, Aubépine passa le test, quitta Nausikaa, seule, pour la première fois de sa vie, pris le premier avion pour sa ville natale.
Trouva sa maison transformée, dépossédée. La boutique d’antiquité avait laissé place à une boutique de vêtements. La glycine avait été coupée. La façade de briques anciennes avait été peinte en blanc et cassée par endroit pour y disposer de larges baies vitrées exposant la marchandise. Ce n’était plus chez elle. Ce n’était plus chez eux. Elle pénétra dans la boutique — le mur d’histoires avait été repeint en blanc, avec un nombre insuffisant de couches. En plissant les yeux, on pouvait encore distinguer un dragon, une licorne, une coline, la princesse.
Pas le roi.
On lui appris que son père était mort voilà maintenant 4 ans, qu’il ne restait plus rien — tout avait été vendu, ne pouvant être transmis à personne — qu’il fallait maintenant tourner la page.

Aubépine ne pleura pas. Elle n’était pas heureuse pour autant. Elle ne sentait dans son cœur qu’un vide horriblement douloureux, qu’il lui fallait combler à tout prix.

TW. Violences conjugales.

Spoiler:

Elle se réveilla à l’hôpital, par chance — avec le temps, la bouteille ne laissa qu’une entaille creuse dans sa joue, une autre dans le sourcil opposé, et un œil qui ne voyait plus que de vagues ombres flous dans les environnements lumineux. Enfin, pour ce qui était des blessures qu’il était possible de voir. À l’intérieur, il l’avait marquée, plus qu’elle ne l’aurait pensé, plus qu’elle ne l’acceptait elle-même.
Sans jamais l’admettre, c’est par peur, et à cause de l’angoisse, qu’elle se réfugia à Nausikaa, pour ne plus la quitter. Les monstres de l’extérieur n’étaient au final pas ceux qu’elle avait étudié à l’école.

23 ans Un peu plus d’un an s’était écoulé lorsqu’on lui adressa une lettre. La patronne de la nouvelle boutique de vêtements qui remplaçait sa maison, absente lorsqu’Aubépine s’y était rendue, avait trouvé une lettre cachée dans la boite aux lettres peu après avoir acheté les lieux. Elle lui était adressée — c’était une lettre laissée par son père.

La lettre Ma chère Aubépine,

Si tu reçois cette lettre (et j’ai la conviction qu’elle te trouvera un jour) c’est que je ne suis plus là. Enfin, je ne suis plus là, et en même temps partout à la fois. C’est une chose très bizarre que de contempler sa propre mortalité, lorsque l’on a eu un enfant avec un dieu. Toutes les certitudes sont bouleversées, remises en questions. L’impossible ne l’est plus vraiment. La mort change de sens. Quoiqu’il en soit, et peu importe ce qui m’attend de l’autre côté, je sais (je ne sais pas pourquoi, mais je le sais) que tes rires me parviendront, portés par le vent, ou même pourquoi pas par les dragons, soyons fou ! Je sais que la chaleur radieuse de tes sourires atteindra tous les endroits où je me trouverai et y fera éclore toutes les fleurs. J’espère qu’il y aura une glycine. Si tel est le cas, j’y passerais la plupart de mon temps.

J’ai hâte de découvrir quel genre d’adulte tu finiras par devenir, même s’il y a des choses que je sais déjà. Je sais que tu seras une personne toujours aussi optimiste et généreuse, que tu ne manqueras jamais d’idée pour faire rire les autres. Mais il faut aussi que tu penses à toi.

Tu te souviens, quand tu étais petite, et que tu t’inquiétais de la qualité de tes histoires car elle ne plaisait plus aux autres ? Fais en sorte, avant tout, qu’elles te plaisent à toi. Je sais que tu sauras transmettre ta fierté et ta passion à ceux qui t’entourent.
Tu dois te dire que je sais beaucoup de choses ! Mais je ne dis pas ça dans le vent. Je le dis car je te connais, car tu es ma fille, et car j’en ai réellement la certitude.

Je te souhaite de vivre une vie heureuse, et j’espère que, dans les moments les plus sombres, tu accepteras aussi que l’on tende une main vers toi. J’espère que tu continueras de penser au soleil, qui finit toujours par ressurgir même après la plus violente des tempêtes. Ne perds jamais espoir. C’est ancré en toi, après tout, puisque c’est le sens que portent les aubépines.

Je me rappelle d’une citation que j’avais trouvée jolie et que j’avais vu quelque part (je crois que c’était sur Facebook : je te vois déjà rire, mais sache que je l’ai vue par hasard sur le compte professionnel de la boutique !!) qui disait « l’espérance est le songe d’un homme éveillé ». Je crois qu’à l’origine, son sens est plutôt péjoratif, mais j’aime bien imaginer le contraire. Qu’y a-t-il de mal à rêver ? Même les rêves les plus fous ne sont au final peut-être pas irréalisables. S’il existe des dieux, pourquoi pas des dragons ? En as-tu vu, d’ailleurs ? J’espère qu’ils sont moins féroces que dans tes histoires d’aventure… Quoiqu’il en soit, ne te fais pas dévorer !!!

Tiens, je crois que je peux entendre ton rire en ce moment même, et il s’agit toujours de la plus jolie mélodie qui existe en ce monde.

Sèche donc ces larmes, et bois de l’eau s’il fait chaud ! Je serai bien embêté si tu te déshydratais par ma faute.

Bon, j’arrête avec mes blagues dignes d’un vieux papa gênant. Comme tu peux le voir, mon humour est toujours aussi naze ! Il y a des choses qui ne changent jamais.

Je te souhaite le meilleur,

Ton père, qui t’aime.

Aujourd’hui, 2023 Aubépine reposa pour la première fois un pied dans New-York. C’était difficile — plus qu’elle ne l’avait anticipé. Mais ça ira, elle en était convaincue. Elle n’était pas seule, sa chienne était là en soutien. Elle l’avait baptisée Wistaria, comme cette glycine qui lui rappelait le confort, la chaleur et la sécurité de son chez-soi.

Tout irait bien. Ce n’était qu’une nouvelle aventure qui s’ouvrait à elle. Elle prit une grande inspiration, et se mit en marche.


Trop occupée à regarder des pigeons se battre pour un sandwich subway de l’autre côté de la route, son côté aveugle orienté vers là où elle se dirigeait, elle ne vit pas à temps le poteau du feu tricolore, qu’elle se prit en pleine face dans un affreux « bong » sonore.