Nate n’avait peut-être pas l’art qu’avait Arden de laisser ses problèmes au large, sur la ligne d’horizon—des petits maux tranquilles aux massacres qui teintent la mer de rose, elle laissait tout à l’océan. C’était un rituel pensé, bien aiguisé : au lendemain de l’horreur elle allait sur la plage ou parfois sur les falaises, regardait au loin ou en contrebas les remous sombres des vagues, puis elle jetait comme des bibelots sa peine, sa rage et sa crainte, ne conservant que l’absolu de sa tempérance, de son amour et de son adoration. Son monde intérieur était régi par des tourments donnés en offrande, noyés loin de la côte pour qu’ils ne puissent lui revenir ; ou c’était ainsi qu’elle l’imaginait, pour justifier peut-être de ne garder que les choses belles, légères, futiles de l’existence, celles dans lesquelles on baigne en toute béatitude comme si demain ne venait pas.
Elle avait répondu à l’appel de Nate sans hésitation, avec l’ardeur déplacée des innocentes qui ne font jamais vraiment leur deuil – ou le font trop vite – pour mieux éponger celui des autres. Elle frappe à la porte, se laisse inviter, entre, découvre l’appartement où l’air chaud de l’été s’immisce par les fenêtres grandes ouvertes, comme pour alourdir le chagrin qui collait aux murs, au plafond, et à toutes les surfaces où venaient se coucher un désespoir  romantique et traînant qu’Arden ne connaissait pas à Nate. Ce n’est rien, je suis juste contente de te voir. Sa voix est un éclat dans le couloir désaffecté de tendresse, apportant avec elle la tiédeur du soleil insolent du mois d’août. La lumière de l’été n’avait pas sa couleur habituelle, et la saison venait mourir sur l’île dénué de son odeur de cerise et de pavot—rien, alors, ne couvrait pudiquement l’atmosphère de charnier pourrissant qui prenait d’assaut les rues, les champs, et s’arrêtait au littoral. Les fleurs et les fruits de la saison peignaient une nature où la mort restait latente, sue mais ignorée.
Merci de m’avoir appelée, j’avais besoin de sortir un peu. J’ai apporté des figues.

Il occupait tout de cet espace désolé qui portait son abandon ; les fenêtres ouvertes ne laissaient pas entrer son renouveau. Arden ne connaissait pas d’homme plus beau que Nate, véritable enfant d’Amour qui ne pouvait s’épanouir que dans des aubes pleines de vie : il faut du coeur pour épouser les matins affables et trouver la beauté qui y court comme une sève, il faut du coeur pour embrasser l’aurore de baisers guerriers pour y asseoir ses propres rayons—Nate avait du coeur. En contrejour, entre le salon et la cuisine, elle le trouvait beau d’une âme qui n’était pas à lui. Ses traits avaient la pâleur juvénile d’un Endymion donné à la Lune en sacrifice, porteur d’une mort qui n’en était pas une, mais qui suffisait, pourtant, à ne laisser de lui qu’un charme exsangue. Arden pose sur la table le sachet plein de figues à la peau mauve. Je veux bien un verre d’eau, d’abord, puis prends ce que tu veux et je boirai la même chose !
Elle avait cette manière toute à elle de faire siens les espaces domestiques des autres, d’y laisser son empreinte pour mieux y revenir—c’était parfois des petites choses, une écharpe, une bague ou un miroir de poche ; et quand elle ne laissait rien de matériel, c’était la note ténue d’un parfum au jasmin, l’empreinte rouge de sa lèvre inférieure sur une tasse en céramique, ou l’affaissement d’un coussin qui avait pris la marque de son coude. Elle disséminait ainsi un tout petit peu d’elle-même, laissait derrière elle les fragments minuscules de son amour pour qu’on ne l’oublie pas.
D'abord, elle donnerait à Nate son sourire tendre, d'une pitié pieuse qui déborde jusqu'à ses yeux.

Comment tu te sens, en ce moment ?

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Non, non, pas du tout ! Ça me fait bizarre de découvrir ton appartement seulement maintenant, alors qu’on se connaît depuis longtemps—je crois que j’attendais rien de particulier, ou alors quelque chose de plus… toi ? Je ne sais pas, ne le prends pas mal, hein. Elle pensait, en vérité, n’avoir aucune attente pour l’antre rocaille de l’Amour lui-même, dans son incarnation la plus matérielle, la plus palpable, la plus sacrificielle. Elle avait au cœur une ardeur dont elle croyait trouver l’écho dans la chaleur du foyer qui, irradié de la lumière blanche et directe de l’après-midi, se trouverait embrasé. Ici, pourtant, les rayons frappaient les murs blêmes pour souligner l’absence d’un tout : peut-être l’Amour avait-il fui, et c’est pourquoi il ne restait rien ici, dans cet appartement de Nate qui ne gardait pas même l’éros qui perlait sur sa peau comme un sucre.
Arden l’avait suivi pour s’installer à ses côtés sur le canapé : c’était alors le début de son appropriation des lieux, qui après son départ porteraient la familiarité tiède et mièvre de son passage. Elle n’avait d’abord rien dit, avait laissé venir à elle le flot intarissable et agité des tourments de Nate qui se formaient en vagues, pour laisser à ses pieds l’écume amère de l’abandon. Dans le désamour crépusculaire de tout un système de valeurs qui l’avait trahi, elle lui trouvait la grandeur des héros dont la rage est imbue d’une beauté juste. Elle prend une gorgée d’eau ; sur la surface de la table basse, le verre avait dessiné un cercle parfait de condensation. Ne t’excuse pas, ce n’est rien, je sais que les choses sont compliquées entre vous. Elle ne veut pas que cela sonne mensonger, ne sait rien des réalités cruelles de leur jeunesse au bord du lac. Arden laisse venir à elle le geste bienveillant de Nate, déclaration tempérée et sans amour qu’elle saurait accueillir. Tu sais, je me demandais pourquoi tu n’avais rien dit, au dernier conseil, mais je comprends maintenant. Ça fait beaucoup à gérer.

Elle avait cru plus dévots les amours de Nate, lourds d’une émotion mythologique trahie par Dionne, puis par tous les autres—ses sentiments ne passeraient pas l’été, seraient mis en terre après la floraison des vignes, quand les fruits sont encore verts. Il se trouvait ainsi dénué de la tendresse de sa matrice, délaissé comme un angelot sans Vénus à laquelle se donner. Arden pose son verre d’eau pour se pencher un peu vers lui : la proximité n’a rien d’intime, le rapprochement tient de la confession. Pourquoi tu te trouves tenu coupable ? Désolée, je demande parce que je me dis que j’ai peut-être raté quelque chose, au conseil ou ailleurs. Elle serait pour lui une confidente très ingénue, détachée peut-être de ces trahisons en crève-cœur qu’elle voyait avec la distance placide et candide de ceux qui ne se mêlent de rien—elle prend son verre de vin pour occuper ses mains froides et vides, trouvait indécente cette absence de chaleur, d’actions, de volonté. Dis-moi, Nate, si je peux t’aider—ou comment je peux t’aider, je ne sais pas. Elle est d’une ferveur tranquille et déplacée, d’une sincérité adoratrice qui annonce l’aube de peines communes : elle fleurirait ses mots de soucis et de pensées, ne les verrait pas flétrir dans la déperdition de leurs croyances ; il n’y avait plus d’amour, ou il y en avait trop.

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L’après-midi était dédiée à l’excavation de leurs peines toutes entières ; d’abord, avec la légèreté d’une anecdote sur un appartement vide, qui semblait lointaine, très lointaine, comme un mirage d’une autre vie. La lourdeur de cet été-là avait arrondi leurs épaules, et il ne restait plus rien de la fraîcheur de la brise marine le soir dans les Hamptons, plus rien de la lumière tamisée et blanche des étoiles au-dessus de l’océan : la période était très sombre. Arden, pourtant, sourit tendrement à l’histoire, dont elle imagine les contours avec une vision floue de fille qui n’a jamais connu ces grandes familles américaines, toutes droit sorties d’une pastorale. Quand elle prend une gorgée de vin, elle a au coin des yeux les petits plis formés par son sourire, l’empreinte encore nette d’une joie peut-être un peu funeste.
Elle pense au seul archange dont elle imagine clairement les traits et, sans saisir l’ampleur des drames, elle penche la tête vers Nate et mue sa vivacité tranquille en un air soucieux et ingénu, qui éclot sur ses lèvres en une moue de séraphine. Tu penses que les choses ne pourront jamais s’améliorer entre Cecil et toi ? Enfin, je connais pas trop votre passif, je veux pas me mêler de ce qui me regarde pas, mais vous faites tous les deux partie des Olympiens, donc au moins politiquement, vous devez avoir des intérêts communs ?

Elle reprend une gorgée de vin et regarde le carré bleu du ciel que découpe la fenêtre : le jour est inerte, tiède et langoureux, et rien n’appelle en cet été macabre à la tragédie qui se jouerait plus tard, quand le soleil déclinerait tendrement—Arden ne voit pas s’écrire sa propre fin. Elle pose sa main sur le bras de Nate pour qu’il sente peut-être la chaleur de ses doigts, qu’il y trouve un réconfort qu’elle n’a pas le droit de donner : leurs maux s’écrivent dans le ciel pâle de la saison et portent toute la tristesse que le solstice interdisait. Pour Arden, les étés ne se vivaient jamais sans deuils, et les rayons lourds des journées interminables étaient un rappel malheureux de sa faiblesse.
Je comprends, je crois. Tu penses que certain-e-s se méfient de toi, te pensent capable de trahison par association ? Ça serait horrible de t’accuser des actions d’autres personnes, alors que c’est toi qui en souffre le plus. Je suis désolée, Nate, j’espère que ça se tassera, tu sais, après l’été, quand tout le monde sera moins sur les nerfs.
La lumière, dans ses yeux noirs, dessine un cerne blanc comme une nouvelle lune—c’est un miroir de son honnêteté désuète, elle qui est exsangue du meilleur comme du pire.
Moi, je te crois. Je– j’ai pas le droit de prendre parti, mais si les choses tournent en ta défaveur injustement, au conseil, je te défendrai.

La confession est peut-être pour elle trop intime, trop vraie, ancrée dans une chair fébrile et vivante dont elle ne veut sentir les derniers instants—l’été porte la mort, toujours la mort, qu’elle lit dans les bleuets tout juste nés, dans le vent marin qui sent le sel, dans les reflets brillants du jour sur le verre de Nate : tout, autour d’eux, est l’épilogue de leurs jeunesses insouciantes. Arden refuse cette vérité ; celle que l’été n’a rien de bon et qu’il n’y aura, jusqu’à l’équinoxe, que la gangrène. Est-ce que ça va, avec tes adelphes ? C’est le plus important, leur confiance, au final ; quoi qu’en pensent les autres ambassadeurs, la famille passe avant tout. Elle ne connaissait qu’un autre enfant d’Amour, aux yeux très noirs dont elle n’oubliait pas la brûlure, beau et atroce aux antipodes de leur frère prophète. Elle se disait, peut-être à tort, que Nate n’avait rien pris dans son sang des amours néfastes de leur matrice divine : Arden ne voyait de lui que la lumière vive.
Elle ne croit pas, d’abord, en ses promesses révoltées, en cette table rase qui la désavouerait en fille de son père—la mort, encore la mort ; il n’y a plus d’Amour.
Oh, Nate, même si ça reste imaginaire, il ne faut pas dire ça, c’est dangereux ; pour toi, pour nous. C’est très dangereux.
Elle ramène ses bras à elle comme pour s’étreindre et protéger son cœur des flèches de ce nouveau supplice ; elle frissonne mais il ne fait pas froid.
Je suis de ton côté parce que je suis ton amie—politiquement, je n’ai pas le droit de me ranger dans une faction, ça serait trahir mon père et ses enfants. Je suis désolée.

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Voilà la vérité mise en plein soleil : voilà la forêt défrichée pour défaire les cîmes qui bloquaient le soleil, l’empêchaient d’échouer dans la clairière tiède et obscure où Arden faisait son nid, impavide. Les bris de verre font comme un prisme, et les rayons qui caressent la table sont divisés en couleurs chatoyantes par les bords à vif du cristal éclaté. Elle s’imagine en ramasser les morceaux, et couper ses doigts d’ivoire mou sur les angles affûtés et translucides, qui boiraient tout son sang. Elle ne peut pas regarder Nate, elle ne peut pas lire la sincérité qui dort dans l’eau calme de ses yeux. Quoi ? Elle pense à la brûlure qui fait partie du tableau adorateur qu’elle peint de Cecil, une huile sur toile d’amour sacrificiel où il jouait tous les rôles. Elle ne dit rien d’autre, elle prend une gorgée de vin qui lui semble très acide—elle a la gorge nouée. Arden repose le verre, et le soleil crève sa rondeur et embrase d’or le fond de vin blanc qu’elle n’avait su finir. Ses mains tremblent un peu, et ses cils battent au rythme de sa peine, ne s’alourdissent pas de larmes car on l’avait dénuée de son cœur. Arden ose regarder Nate, pour demander des aveux qui ne se disent qu'en confidence. Il y a, dans sa voix, la marque de son étranglement. Tu me mens pas, hein ? Tu me dis la vérité ? La question brûle ce qu’il reste en elle de brave, de saint, et consume comme de l’encens tout ce qu’il y avait en elle d’intouché par la peine.

Je suis désolée, Nate, excuse-moi, attends. Ne me réponds pas tout de suite. Elle se replie sur elle-même pour étouffer la tristesse dans une pliure physique : son dos dessine une courbe, elle porte à son visage ses deux mains froides et humides d’avoir tenu son verre. La ligne de ses doigts se réchauffe au contact de ses joues, elle baisse la tête, son front rejoint presque l’angle de ses genoux. La rupture de son être est manifeste et se dessine en croissant de lune ; le contact de ses cuisses et de son ventre ne suffit pas à noyer l’angoisse qui y naît, qui y éclot comme un oeuf de vipère niché dans la part la plus molle de ses entrailles. Il y a quelque chose en Arden qui sait que Nate ne lui ment pas, et c’est peut-être cette certitude qui est à l’origine de la crevure. Tout ce qu’il y a de doux, de tendre, d’aimant en elle fuit par cette fissure, et son effondrement n’est porteur d’aucune humiliation—Arden n’est pas une femme que l’on bafoue. Elle se sent victime de la trahison de son amour, de ce serment fait devant la mer, qui gâcherait d’elle tout ce qu’il y avait de souple. Elle ne sait pas puiser en elle une rage suffisante pour arracher la flèche fichée dans son flanc. Pardon, mais tu n’en sais pas plus ? Enfin, je veux pas dire que tu me mens, mais ça voudrait dire que lui, il m’a menti. C’est pas possible, non ? Elle se redresse, se déplie, éclot comme une fleur printanière qui vient après les dernières neiges ; crocus, violettes ou iris, mauves comme sa tristesse. Est-ce que Cecil m’a menti, Nate ? Nate lira dans ses yeux noirs le bleu profond et irisé des pleurs qu’elle ne verse pas encore, des larmes d’indigo qu’elle offrira à la terre, à la mer ou au ciel, qu’elle veut encore garder pour elle.

Arden prend la main de Nate et la serre un peu trop fort. Elle le sait gardien de ses tourments depuis longtemps déjà, de ses malheurs juvéniles qu’elle déversait sans peine comme un torrent né de la fonte des neiges—elle avait dit à Nate ses peurs nées de l’amour d’un autre, et elle savait alors que Nate n’avait pas le droit de lui mentir quand on parlait du coeur. Là, blessée, mourante, sauvée d’un avenir de Didon, elle croyait bien en la mort des Amours. Je crois—ah ! oui, tu as raison. Attends, je ne sais pas. Je crois que tu as raison. Elle laisse rouler sa tête sur son épaule à lui, courbée par la peine mais toujours chaude, et ploie sa nuque comme la tige d’un perce-neige. Les affronts du monde se tracent dans la végétalité sensible de son corps. Je ne peux pas rester avec lui, pas vrai ? Tu dis la vérité.

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Merci de m’avoir dit la vérité. Elle élude tout de la trahison imaginée de Nate et n’a assez de colère que pour le tumulte qui existe en elle-même. Arden est sans passions brûlantes quand vient le soir, et son désamour a de décevant et fade sa simplicité sans tragédies : elle regarde la main de Nate se poser sur la sienne pour compléter l’étreinte de leurs doigts, qui est la promesse silencieuse des voeux qu’ils échangeaient ainsi, avec pour monnaie les secrets d’un autre. Ses yeux, qui ont la couleur de la mer en pleine nuit, appellent ceux de Nate, qui eux seraient le ciel ; l’espace entre eux est plat comme la ligne d’horizon, mais n’a pas la géométrie immuable et linéaire du paysage. L’air tépide qui les sépare suit les courbes vallonnées de leurs deux corps pour s’effacer au point de contact, où sont noués leurs doigts, et cette vision de la peau laiteuse de la main de Nate qui entoure la sienne, dans l’absolu d’une caresse, est un réconfort qui fait presque pleurer Arden.
Je suis désolée, je vais pas être de très bonne compagnie—je te rends visite, et au final, c’est toi qui prends soin de moi !

Elle ne veut pas que Nate se croie les mains tachées de sang, meurtrier de son amour qu’il fallait assassiner, et plus tard, elle le remercierait d’avoir pris le couteau, planté la lame entre ses omoplates pour toucher le coeur depuis son dos—il avait le droit, Cupidon lui-même, de tuer dans l’oeuf les amours sacrifiés qui naissent déjà moribonds. Arden finirait par accueillir cette douleur, et remercie la main qui l’avait blessée. Je n’oublierai pas que toi, tu ne m'as pas menti. Merci, Nate. Ses cils abaissés sont ceux d’une Vénus alanguie dans l’écume, figure de la marraine de ses amours salés dont la fluctuation suit les marées et les courants océaniques. L’appartement de Nate, dans sa simplicité, est un petit temple tout blanc dans lequel les fidèles de l’Amour viennent se recueillir, dans la quiétude intime et impersonnelle de l’espace dont le vide devient méditatif. Arden se tourne vers lui, oriente son cœur vers le sien comme une fleur suit la course du soleil, pour prononcer des confessions qui ne peuvent se dire qu’entre enfants du grand jour.
En fait, je veux te croire, parce qu’il y a autre chose, c’est Abel qui me l’a raconté. Il m’a dit – ah, je suis gênée, parce que j’ai été stupide ! – il m’a dit qu’il avait vu un dessin de toi, dans un carnet de Cecil, quelque chose d’horrible. Je n’en sais pas beaucoup plus, peut-être que tu pourras en parler avec Abel, et il te dira tout.
Elle a honte de mettre les cruautés en plein soleil ; honte, surtout, de les avoir ombragées de son indolence tout au long du printemps, sans ignorer que le solstice finirait par révéler les affres dormant entre les pierres.

Je suis désolée, j’aurais dû t’en parler avant—j’aurais dû m’inquiéter avant.

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C’est rien, c’est pas de faute, et puis il fallait bien que quelqu’un me le dise, pas vrai ? Il est des vérités qu’il est bon de sortir de terre, et que Nate seul pouvait dévoiler au monde en disant : les voici, voici les secrets engloutis dans la crique il y a dix ans. Arden reconnaît à Nate cette bravoure guerrière et amoureuse de prendre dans le creux de ses paumes les souvenirs de son adolescence, et de regarder à travers eux comme de l’eau claire pour décider qu’enfin, il fallait laisser la lumière les traverser ; c’était une clairvoyance qu’elle pouvait respecter. Le temps n’avait pansé aucune de ses plaies, et elle reconnaissait aussi qu’était venu pour lui le moment de les guérir un peu, en transmettant à d’autres son fardeau.
Arden l’accepte et, par égard pour Nate, sait qu’il est de son devoir de confesser ses propres omissions. Un vent frais filtre par la fenêtre ouverte, et charrie avec lui l’air stagnant de l’été qui dormait dans la pièce désuète. Le soleil n’a pas encore décliné, mais Arden y lit l’annonce du soir, et de la nuit qui ne manquerait pas de venir, assombrie par les crimes d’un autre dont ils se retrouvaient tous deux éclaboussés. Dans l’horreur de sa réalisation, elle trouvait en elle le terreau d’une dévotion nouvelle qu’elle offrirait à Nate, pieuse, touchée de le voir ainsi face à elle, nimbé de sa sincérité de prêcheur.

Elle avait pu, elle aussi, exhumer des désastres qu’elle lui confiait ici, dans cette intimité de confessionnal qu’elle avait jugée appropriée à la révélation. En silence, elle le laisse accueillir la nouvelle de sa fin, de ses funérailles imaginées, et de la chasse interminable dont il était la proie depuis une décennie déjà. On sonnait enfin l’hallali, et il y aurait un mort. Le jour était taché de massacres promis. Ne dis pas ça… En fait, non, pardon, c’est un mauvais réflexe ; je pense que tu as raison et que l’issue sera de cet ordre-là—je devrais pas minimiser ça. Arden prend sur elle la responsabilité des angoisses de Nate, qui prenaient le pas sur sa contenance placide et noble de marbre grec ; c’était une culpabilité née de son silence, de son aveuglement, de son inaction. Il m’a dit que c’était un dessin de ton cadavre. Les mots même lui donnent la nausée. Je suis désolée, vraiment désolée.

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Elle trouve à l’Amour des bravoures que la violence ne saurait prendre, et que la guerre même n’a pas — un honneur combattant qui trouve l’Eros dans la blessure. Cette beauté combattante trouve ses sources dans la nature, dans le dernier cri du cerf ou dans les premières lueurs du matin qui vient après la bataille ; dans le rouge naturel qui ressemble au sang sans en charrier le vice. L’Olympe n’est rien pour les enfants des dieux, nés déjà impurs, avec cette atrophie propre aux hommes des sentiments les plus doux. Arden accueille le vin qui coule comme de l’ambroisie, comme un avertissement à cet ichor dont ils pourraient se retrouver exsangues.
Nate lui fait l’offrande d’une indolence seigneuriale qui se défait de la crainte de la chute, et qui donne aux vaincus cette toute-puissance résiduelle, pleine d’une piété qui ne leur fera jamais défaut. L’été qui entre par la fenêtre ouverte n’appelle pas encore leur mort, et ils auront peut-être le mois d’août pour mettre en ordre leurs souffrances avant que ne vienne un automne meurtrier ou absurdement fade. L’absolu de leurs renaissances se promet à la saison de l’osmanthe — il n’est pas encore temps et, sous le soleil lourd qui coule dans l’appartement comme un plomb liquide, la blessure au flanc est vive, incandescente, et pèse sur le ventre d’Arden comme une menace sourde et indicible.

Pour les confessions de Nate, elle se penche vers lui avec ce réflexe d’ouverture qu’ont les justes, les innocents, qui accueillent les secrets des autres avec la promesse du silence. Dans sa main, le verre de vin forme un globe qui leur promet le monde, ou l’infini sphérique des vies multiples que lui décrit Nate. Il faudrait le tuer deux fois, et s’acquitter ainsi du meurtre total de l’Amour lui-même : c’est un récit sempiternel dont leur époque n’est plus digne. Merci de me le dire, merci de me faire assez confiance — je suis soulagée de l’entendre. J’espère que tu feras tout de même attention à toi, j’espère qu’il ne te fera rien. Elle prend une gorgée de vin pour dissiper sa peine et rendre brumeuse la colère qu’elle ne se dit pas encore. Elle enroule ses doigts autour du poignet de Nate, comme une couleuvre inoffensive fait offrande de ses écailles. Je n’en parlerai à personne, je te le promets. Tout ce qui se dit ici — ça ne regarde que nous. Personne d'autre ne peut comprendre.

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