En janvier, on laisse se reposer la terre pour faire venir le printemps : le jardin arborait la palette brune du terreau en sommeil, et Arden attendait avec la tranquillité résiliente des crocus la venue des premières fleurs, celles de février, qui annonceraient en trompettes mauves ou crèmes le retour d’un temps plus doux. Elle avait cultivé paisiblement sa tendresse déracinée qui ne se déliait pas quand l’été n’était plus là — Arden gardait cette tiédeur près de son coeur, dans une petite niche aux airs de reliquaire où elle rangeait tout l’amour du monde, qu’elle réservait aux autres.
Leslie, sur le fond gris et terne du paysage, est un ange qu’Arden adore : découpé dans le cadre de la porte, son dos bloquant la lumière blême et froide de janvier, il a un air d’Annonciateur, parfaitement biblique. Elle se trouve un peu émue de le voir là. Mon livreur préféré ! Oh, merci, viens, rentre ! Il fait froid, il faut garder la chaleur.

Elle avait ces manières tendres et fermes d’inviter à franchir la limite de son foyer qu’on ne traitait pas en église — c’était un lieu de vie où il fallait entrer, rire et s’aimer, et il y aurait dans le couloir un peu de terre du jardin, et les chaussures bien rangées des invités, et sur le canapé, des manteaux délaissés au nom de la chaleur filiale qu’on trouvait là : c’était un tableau parfait de désordre vivant et organique. Le cadeau, qu’elle n’a pas ouvert, rejoint le décor des jolies choses d’un foyer habité : elle le pose sur la table, à côté des mimosas, et il participe alors à la nonchalance désordonnée des choses qu’Arden aime. J’ai fait du thé, parce qu’il fait froid — du thé au jasmin. T'en veux ? Tu veux boire autre chose ? Elle lui fait signe de s'asseoir, s’assoit à ses côtés, prend ses mains dans les siennes – qui sont tièdes – avec l’air curieux et mutin des sœurs à qui l’ont fait des confessions légères. Ses yeux noirs sont cernés, dans les iris, de la lumière du jour qui est plus blanche près de la mer. Dis-moi tout.

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Quand on dit du salon d’Arden qu’il a des airs de chapelle, on ne parle pas des temples froids où les prières se font sous la bannière de la crainte : on ne vient pas l’implorer mais mais lui demander, tendrement, la piété et l’amour qu’on se sait digne de recevoir. Arden, depuis le socle de sa statue toute faite de chair, répond toujours, toujours, avec la bénévolence gracieuse de ceux qui ne seront jamais des dieux. Elle sert à Leslie une tasse de thé — il est au jasmin et l’odeur des fleurs prend à la gorge avec la nostalgie de l’été, qui lui appartient. Elle laisse à Leslie le temps de finir ses prières, toujours, avec la patience qui incombe aux saintes, et aux saintes seulement, et puis elle dit : oui.
Arden ne dit jamais non.

Oui, pour toi, je le ferai. C’est promis. Elle ne veut pas qu’on pleure sur son autel — ne veut pas qu’on dépose comme des gerbes à ses pieds les amours sacrificiels qu’on ne peut dire ailleurs. Ou peut-être, au contraire, les attendait-elle avec la légèreté tendre et docile qu’elle donne aux siens. Elle pose une main très chaude sur l’épaule de Leslie : c’est un substitut tiède pour une affection que Leslie n’attend pas d’elle, et qui échouera sans doute à lui offrir l’apaisement qu’il cherche en son giron. Elle découvrira, peut-être, l’ingénuité de l’amour qu’elle donne face aux tourments qu’on hérite des dieux ; Arden fera semblant, pour Leslie, de croire son dévouement suffisant. Est-ce que toi, tu vas bien ? Elle incline la tête à la manière inquisitrice des chats d’appartement. Tu as parlé à papa, récemment ?

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D’un point de vue extérieur, cette scène de vie aux airs d’image d’Épinal de la famille recomposée semble absurde : on prononce des dévotions presque religieuses comme si l’on connaissait tout de la piété filiale, quand les liens du sang sont inexistants et que l’ichor ne coule pas rouge — c’est une familiarité absconse qui hérite de la lourdeur dévote d’un père divin, absent, aussi matériel que l’écume ou le vent, et dont l’Amour s’élève le matin comme une brise fraîche et intangible dans les cheveux des promeneurs.
Voilà à quoi tiennent les promesses entre adelphes ; on s’y raccroche comme si le salon d’Arden était un temple lui-même, qu’on approche avec la modestie qu’on s’impose aux abords des sanctuaires.

Cette froideur ne lui va pas. Mais non, c’est normal, c’est pour la famille ! Elle avait cette manière un peu forcée, d’un geste de la main mou et nonchalant, d’évacuer les reconnaissances trop grandes qui révéleraient au grand jour le trou qu’elle avait au coeur et qu’elle essayait de combler par une abnégation absolue et irréfléchie.
Il reste, entre Leslie et elle, un malaise planant – assez léger pour prétendre l’ignorer – qui caractérise ce lien spécial qu’ont les adelphes qui ne se sont pas vus grandir. Arden regarde Leslie par le prisme déformant du devoir, et lui voue cette affection que l’on donne d’abord par défaut, puis que l’on voit grandir dans le terreau fertile de l’âge adulte avec la sinuosité complexe des relations fraternelles.

Elle ne sait pas quoi dire. Elle hausse les épaules. Non, pas vraiment — j’ai pas beaucoup été au temple, ces derniers temps, j’avoue. C’est une confession de fille chérie, qui avoue sa légèreté sans faire pénitence. Oui, ça serait bien, oui ; enfin, comme tu dis, il est occupé, je veux pas être ingrate, il fait ce qu’il peut ! Mais il me manque aussi. On revient, encore, à cet amour fébrile comme le vent, l’écume ou le courant — cet amour divin qui n’a rien de vrai et dont elle se contente comme une croyante, une dévote, qui croit en son Père comme on croit en Dieu, et dont on accepte par conséquent le silence.

Elle prend Leslie dans ses bras, lui qui est fait de chair et d’os, et qui a sous la peau la chaleur de son foyer.

Mais c’est pas grave, vu que mon petit frère vient me rendre visite ! Ah, ça me fait plaisir que tu sois là — pardon, tu venais me parler de Bellamy, et j’ai changé de sujet. Ça va, avec lui ? Pourquoi tu t’inquiètes ?

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