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Elle était comme un lapin tout juste né, fébrile, et le bungalow était un terrier sombre où elle était en dormance comme dans une terre très molle : personne ne viendrait l’y déranger jusqu’au printemps prochain, et elle aurait alors eu le temps de se reconstruire tranquillement, ou de grandir assez pour affronter son reflet. Arden savait, pourtant, qu’elle n’était pas de ces crocus qui pouvaient dormir une année entière pour laisser passer l’hiver, et enfin éclore de pétales mauves et de pistils à l’odeur de miel—elle était faite d’os très fragiles et d’une peau très faible, tiède aussi, c’était vilain. La cicatrice sur son visage était comme une chrysalide toute en chair, prête à éclore d’une personne nouvelle qu’elle ne reconnaîtrait pas : ça n’avait rien de naturel, rien de beau, et Arden ne voulait plus se voir ainsi, fracturée en plusieurs morceaux d’elle-même reliés par ces cellules nouvelles qui formaient un réseau sur sa joue comme du lichen.
Arden aurait dû l’entendre gratter à son terrier comme un renard—on lui avait dit que Zana la cherchait. Elle ne voulait pas lui laisser les derniers morceaux d’elle-même, les petites pièces de sa personne qu’elle gardait encore disséminées ça et là dans les recoins de la chambre et que la lumière ferait peut-être pourrir. Zana était trop avide : il ne lui laisserait rien. Elle se colle à la porte, dernier rempart avant sa mort, et souffle par l’interstice d’une voix plus faible qu’elle ne l’aurait voulu : Va-t-en, Zana, je veux pas te voir !
Elle ne savait pas ce qu’il attendait d’elle : Arden n’avait plus rien à donner. Le contour de la porte dessinait un halo dans la pièce sombre, débordant de la lumière blanche du soleil d’été qui s’infiltrait dans son alcôve pour jeter ses rayons blêmes sur les coins d’ombres. Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, et elle devinait sans mal les contours de son lit, les angles des murs et les courbes des vêtements délaissés en tas sur le sol.
J’ai rien à te dire.
Elle le sifflait comme une insulte, entre ses dents, pour ne rien laisser aux bêtes affamées de son visage qui n’existait plus.

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Son isolement était une fiction : la porte n’était pas fermée, mais elle avait aboyé assez fort pour dissuader celleux qui voudraient se disputer ses restes ; Arden n’avait plus rien à donner, et elle avait farouchement gardé les frontières de sa personne, de peur de disparaître. C’était un déracinement, encore une fois, on avait pris ce qui était à elle et on l’avait forcée à quitter l’apaisement d’une terre bien connue – le terreau de son être où elle avait planté ses graines et laissé grandir ses racines. Encore une fois, il ne lui restait plus rien, et son existence même était remise en cause par la douleur : elle ne voulait pas offrir à Zana sa chair faible et tendre, il s’en repaîtrait sans hésiter et alors, il ne lui resterait plus rien pour se reconstruire. Comme une bouture plantée dans le sol, il manquait à Arden un système racinaire pour nourrir son identité, et il ne fallait pas de lame pour la cueillir, il suffirait de la tirer, un peu, pour que tout son être vienne.
Je sais pas ce qu’on dit, casse-toi.
La porte est ce qui la maintient en vie—elle s’ouvre soudain, et le soleil de l’été dessine dans la chambre une ligne claire : c’est une trahison. L’air chaud et moite caresse son visage un instant, et la lumière dessine le jour dans ses iris sombres. Arden essaye de refermer la porte mais, voilà, c’est trop tard : la grande silhouette de Zana se découpe en négatif sur le fond noir, le soleil semble lutter contre son corps qu’il encerne d’une courbe incandescente qui brûle les yeux d’Arden, habitués au noir inverse du grand jour. Sous ses paupières mi-closes, ses pupilles distillent une haine nourrie par la détestable lumière—elle recule pour ne pas l’entendre sonner l'hallali et crier sa mort au monde. Sa main se porte à son visage comme pour l’effacer, sa paume est froide contre sa joue chaude et les lignes de sa main épouse la peau neuve de sa cicatrice, encore blême sur l’or de sa face.
Va-t-en ! J’ai pas dit que tu pouvais entrer, pars !
Elle ramasse un livre sur une étagère et le jette vers lui, le manque de peu, c’est un coup de sommation : la prochaine fois, elle frapperait pour de vrai. La distance entre eux est un fossé que Zana pourrait franchir d’un pas, comme un parterre de fleurs qu’il pourrait si facilement piétiner, pour en retourner le terreau comme on remue une lame dans une plaie ouverte. La sienne était vive mais refermée, son sang ne coulait plus pour assouvir la soif du monde, il ne restait rien que la laideur.
Qu’est-ce que tu me veux ?
Sa main gauche était ouverte, portée devant elle, prête à saisir les bras avides qui pourraient l’assaillir : elle ne saisissait pas bien les limites de son adoration, et ne voulait rien offrir d’elle, pas même le contact de sa peau ancienne couturée par ses années d’innocence.

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Nous sommes, dans cette chambre à moi assombrie par les rideaux tirés, une seule et même personne. À la lumière qui filtre à peine, mauve et tamisée, notre corps roule dans une bataille qui a tout de celle de Jacob, mais ni toi ni moi, nous, ne sommes un ange. C’est un combat sans une once de divin, une guerre qui se livre dans tout ce qu’il y a de plus organique, et qui fait appel aux choses les plus animales qui dorment en nous. Nous protégeons notre visage pour que nous ne puissions pas le voir, mais nous n’avons pas, dans la matérialité de notre chair mais aussi dans l’inconstance de notre esprit, la force de résister. Nous tombons dans cette déchéance qui nous est propre, et nous savons que nous avons perdu, toi et moi, moi et toi, et je vois mes affres en double dans tes iris noirs, rendus plus sombres encore par l’obscurité de la pièce. Le rectangle menu de la porte entrouverte, par laquelle tu es rentré pour que nous nous retrouvions, se déforme et se dessine dans le convexe de ton œil, notre oeil, et couvre la part fendue de mon visage, notre visage.
Sur le sol, je suis étendue comme une morte : ton corps, jumeau du mien, est mon linceul. Nous ne formons, ici, qu’un monticule unique, un tumulus pour notre seule dépouille comme un tombeau où personne ne viendra prier et que les dieux même ont délaissé. Nous nous forçons à regarder ; toi, tu vois notre visage fracturé et moi, je te vois nous voir. Notre face, que la lumière éclaire pour en faire une lune gibbeuse, froide et inhospitalière, se déforme de colère, de pleurs, et ces eaux-là vont inonder les cratères de notre amour contre-nature.
J’ai rien fait, tais-toi. Tais-toi ! Ferme les yeux !

Si nos mains n’étaient plaquées contre le sol par ta poigne, notre poigne, j’aurais griffé ton visage pour dessiner une plaie à l’image de la mienne, la nôtre, qui aurait fait de nous les absolus jumeaux que cherche notre affection. Notre pitié ne suffira pas à guérir ce mal, notre mal, qui marque le début du pourrissement de notre amour, ton amour. Nous nous débattons encore, c’est une lutte infiniment biblique, mais nous n’avons plus de force, car tout doit aller dans nos sanglots. Je pleure, nous pleurons, et les larmes s’accumulent en piscine dans les sillons creusés par les bords de notre cicatrice—c’est une rivière bâtarde faites de nos pleurs mélangés, la consécration du nous.
Pourquoi tu me fais ça…
Et nous pleurons encore plus, ou peut-être est-ce seulement moi, et je ne peux dégager mes mains, nos mains, pour presser mes paumes contre mes paupières dans l’espoir d’endiguer ce flot qui tâche notre visage de bleu—la mélancolie n’annule par l’immondice de la fracture de notre visage, mais l’accentue, la déforme encore plus, et donne à la plaie rougeâtre une teinte lilas désagréable que nous voyons tous les deux à travers tes yeux. La douleur est un miroir déformant dans lequel nous contemplons l’enfer de notre reflet, et nous nous voyons tels que nous sommes : un animal aux cheveux noirs, à la peau d’or, aux yeux très sombres, une bête blessée, tombée du Paradis. Ton visage, notre visage, aurait pu être mon Eden, notre Eden ; la preuve vivante de notre beauté, la preuve vivante que nous étions encore purs, innocents, lavés de toute blessure. Et pourtant, te voilà souffrant, comme moi, de cette horreur que tu m’arraches, que tu me voles, et c’est là que se perd ton droit de jumeau, d’autre version de moi : tu dois me rendre ma peine, je n’ai plus que ça, tu dois me rendre ma colère car elle est mienne et n’est pas nôtre !

Nous nous élançons, non, je m’élance, projette mon front contre le tien avec toute notre force, celle de l’ichor, pour frapper là où nos visages se ressemblent encore ; assemblés ainsi, en symétrie sur la ligne où se touche notre front, notre nez et presque notre bouche, notre visage se recompose en une pleine lune complètement pure. Dans la violence du choc vient la séparation de nos personnes, Zana et Arden, Arden et Zana, et je lui prendrai tout comme il venait de tout me prendre—ma douleur, ma laideur, mon deuil. Mes doigts s’enfoncent dans ses cheveux – qui ne sont pas les miens, même s’ils absorbent la lumière avec la même noirceur infiniment vide – pour les tirer.
T’as pas le droit ! T’as pas le droit de me dire ça !

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Arrête ! Arrête, arrête, arrête ! Tu m’aimes pas, t’as pas le droit, t’as pas le droit ! Je te déteste, je te DÉTESTE !
Moi, j’ai toujours aimé l’Amour : j’ai toujours aimé aimer, et qu’on m’aime aussi, et j’ai recueilli l’Amour des autres dans mes mains tièdes comme des oisillons, ou d’autres petites choses fragiles — tu sais, les fleurs déjà tombées qu’on trouve par terre, les flocons de neige bien formés en fractale, ou les petits coquillages où se niche encore la vie. J’aime l’Amour comme j’aime ces choses-là, avec la pitié tendre, très tendre, de ceux qui s’en sentent responsables.
Ton Amour, Zana Hysenaj, je n’en veux pas. Ton Amour, je n’en voudrai jamais : je veux le piétiner comme les gens cruels piétinent ces fleurs, ces flocons, ces coquillages — je veux, moi aussi, avoir le droit d’être mauvaise, et mettre au monde une haine qui me fera très honte. Je ne sais pas si j’en suis capable, et je crois, un instant – une seconde suspendue où les grains de poussière passent dans le rayon de lumière de la porte et se dessinent en éclats de jour – que ton Amour est vrai. Un instant, j’ai pitié de toi, Zana Hysenaj, ou j’ai pitié de moi, Arden Li ; je ne sais pas très bien.

Tu vois, j’ai presque tendu la main : je t’ai presque donné, dans le creux de ma paume, le nid tiède de ma protection. J’aurais mis là ton Amour, à l’abri du monde.
Et puis, je me suis souvenue — ton Amour, plus fragile et précieux pourtant que tous les autres, ne mérite pas d’être sauvé, chéri, préservé. Je vois que tu as mal, et j’en suis heureuse, et j’espère que tu souffres comme moi je souffres, et tu vois, tu vois, je me hais pour ça ; ou alors, c’est toi que je hais, je ne sais pas très bien. Tu vois, Zana, je ne sais pas aimer comme tu aimes, avec la rage passionnée et haineuse des enfants au cœur creux : j’aurais pu t’aimer pour de vrai, comme le Soleil aime la courbe de mon visage, ou comme la Lune aime le noir de tes cheveux. C’est une sincérité qui t’es abstraite, mais que moi, moi, j’accueille à bras ouverts.

J’espère que tu as mal, et que cette blessure a tué ce qu’il restait de nous. Et si ton Amour bouge encore, s’il reste de la vie dans cette romance éculée, je prendrai moi-même le couteau, et je coupera le cordon, et je te tuerai toi : voilà l’étendue de mon Amour pour toi.

Tu es trop cruel. Je te hais, je te hais Zana, pars, pars maintenant ou — tu mérites que je, que je — que je te tue !

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