moonlight

L’année s’achevait tôt cet hiver-là, et la lune nouvelle était arrivée alors que les bourgeons jaunes des forsythias n’étaient pas encore éclos. Arden avait décoré sa cuisine de branches de pruniers aux fleurs timides, d’un rose presque blanc et à la senteur ténue, pour annoncer le printemps à venir. Elle avait passé l’après-midi dans la cuisine entourée d’odeurs nostalgiques qui éveillaient en elle des souvenirs flous : les images avaient été délavées par le temps et n’existaient dans son esprit que comme des impressions au contours vacillants, mais les gestes étaient gravés dans ses muscles, et il y avait dans le goût du gingembre les restes de l’amour qu’on lui avait porté. Elle avait mis de la musique, mais elle parvenait lointaine à ses oreilles, comme un écho.
Si elle déversait tout son amour fraternel dans sa famille trouvée, Arden ressentait toujours, quand janvier venait, cette terrible absence. C’est en hiver qu’elle découvrait chaque année sa perte, celle d’un pays et d’une communauté dont elle ne gardait qu’un sentiment de chaleur dont elle n’avait plus besoin quand la douceur du printemps revenait. Arden célébrait l’an lunaire dans son espace négatif : absence du bruit des tambours, absence du rouge qui recouvrait les maisons et du goût sur sa langue des friandises de son enfance.
Elle essayait de combler le vide.

Loin des vérités religieuses dont elle s’était séparée, elle célébrait au temple d’Hermès : en famille. Elle avait à la main une lanterne qu’elle n’avait pas encore allumé, et dans son sac une enveloppe rouge destinée à son petit frère, celui qui pouvait avec elle partager la clameur de la fête. Elle lui avait préparé des tang yuan, ronds et blancs comme la pleine lune, et espérait que le goût du sésame noir aurait toujours la même douceur que lorsqu’elle les préparait avec sa grand-mère, il y a vingt ans.
Dans le temple, la lumière orangée d'une lanterne porte sur les murs des ombres qui jouent le théâtre de leurs retrouvailles : Arden reconnait immédiatement la silhouette de Jun.
Ça me fait plaisir de te voir !

Elle l'interpelle d'une voix teintée d'affection fraternelle, d'inquiétude et de joie, puis presse le pas pour le prendre dans ses bras dans une étreinte maladroite à cause de la lanterne qui encombre ses mains.

T’as pas eu trop de mal à venir ?

Elle lève les yeux vers la lanterne déjà suspendue, et la lumière tremblante emplit son cœur d'amour.

J'ai pas allumé la mienne encore, elle fouille dans son sac pour chercher des allumettes, ah ! Tu peux me tenir ça ? Elle lui tend la lanterne qu'elle craint d'écraser par un geste trop brusque.
On se voit vraiment pas assez souvent !

De ses mains libérées, Arden craque une première allumette, puis une seconde : la flamme irradie soudainement son visage. Elle la protège d'une main pour l'empêcher de s'éteindre, puis allume sa lanterne. Sur les murs du temple, leurs ombres se dédoublent, portées par cette seconde lueur timide aux couleurs de l'aube.

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Iels étaient liés par des habitudes anciennes qui remontaient à l’enfance, rendues sacrées par la constance avec laquelle iels les respectaient. Arden savait qu’elle le trouverait là : elle aurait prétendu qu’il s’agissait d’un instinct inexplicable de sœur aîné, porté au-delà de la l’isthme par l’amour qu’elle vouait à son petit frère. La distance ne saurait aliéner leurs traditions, construites sur une affection timide qui ne se dit pas en mots, mais en attentions.

La lumière de la lanterne est douce sur son visage, et Jun lui semble plus jeune encore que dans ses souvenirs : il a la peau lisse des jeunes anges des tableaux classiques, claire comme la lune à laquelle iels rendent hommage ce soir. Elle reconnaît dans son visage les traits d’un frère qu’elle n’a pas connu, fils de sa mère, et elle se demande s’ils se sont déjà croisés, tous les deux, par inadvertance dans les rues bruyantes de New York ; ses deux demi-frères, nés la même année, sous le signe du serpent. Elle ne pensait pas souvent à lui, qu’elle n’avait jamais vu grandir et dont le prénom semblait étranger sur sa langue, mais à l’aube de l’année lunaire elle était pleine de regrets, et dans la mélancolie de l’année nouvelle, son visage se reflétait dans celui de Jun comme la pleine lune à la surface de la mer. Arden ne savait que faire de toute cette tristesse qui entachait la joie de leurs retrouvailles, et son cœur n’était pas vraiment à la fête.
Mais non, t’excuses pas s’il te plait ! C’est toujours toi qui viens me voir et presque jamais l’inverse, donc je suis reconnaissante. Je sais que tu es occupé.
Elle rit, et l’éclat de voix résonne dans le silence du temple assombri par le soir.
Ah ! Quand je parle comme ça j’ai l’impression d’être une grand-mère qu’on vient visiter à la maison de retraite, faut que j’arrête.

Elle se laisse guider pour suspendre sa lanterne à côté de celle de Jun, éclairant le visage marmoréen de leur père divin d’une lumière douce et chaude, allumant dans son regard de pierre une lueur de bienveillance qui, Arden l’espérait, faisait écho au regard qu’il portait à ses enfants. Le soir avait la douce odeur de la cire des bougies, qui fondait à la chaleur des flammes dont les ondulations rougeoyantes se devinaient derrière le papier.
Moi, j’espérais te trouver ici ! Je t’ai fait des tang yuan.
Elle sort de son sac un petit contenant en plastique où les boulettes de riz flottent dans un sirop sucré.
Ils sont au sésame.
Elle espérait que le sucre sur sa langue serait aussi doux que leurs souvenirs, ceux qu’ils avaient cultivés sous le soleil du printemps avec la bienveillance des justes qui n’ont rien d’autre que l’optimisme. Combien de fois avaient-iels célébré ensemble l’année nouvelle ? Iels s’était défaits de leur insouciance comme d’une mue devenue trop étroite, et soudain, les voilà adultes à l’heure de cette nouvelle lune, et elle était cette aînée à qui on rendait hommage par des célébrations désuètes mais réconfortantes.

C’est vrai ça, la nouvelle année n’attend que nous. Bonne année, Jun !

Avec un grand sourire, elle lui tend une enveloppe rouge dans laquelle sonne de la monnaie  : belle enfant d'Hermès, elle espérait que la symbolique offrande lui porterait chance.

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C’était dans les sourires de son frère qu’elle retrouvait toute la douceur de son enfance qu’elle avait observé de haut en aînée bienveillante, dans les années qui avaient vu naître les racines de leur amour fraternel. Iels retrouvaient dans ces gestes une familiarité sereine, qui avait parcouru les ans au prisme des déformations qu’iels avaient imposé à la tradition : iels avaient, ensemble, fait ployer leur héritage pour en faire entrer les contours dans le vase clos de Nausikaa, et retrouver une fois l’an une ancienne et étrange nostalgie. Il n’y avait peut-être pas de piété dans leurs rituels, mais il y avait toujours de la magie, des intentions lancées au vent par simple habitude car c’était là, dans la mémoire musculaire d’après-midis heureux, que dormait leur patrimoine. Chaque geste devenait alors une incantation : Arden portait le chemisier de soie rouge qu’elle réservait, chaque année, pour l’occasion ; sans y penser vraiment, c’était un geste ancré dans chaque fibre de son être.

Elle trouvait, dans la simplicité de leur partage, un profond réconfort.
Je suis contente que ça te plaise ! J’en faisais avec ma grand-mère, mais c’était il y a longtemps, alors j’ai cherché la recette sur internet.

Les tang yuan avaient le goût des choses perdues puis retrouvées, et il y avait ainsi toujours existé, dans un coin de son esprit, un souvenir enfoui à l’odeur de gingembre.
Arden saisit l’enveloppe de ses deux mains, et l’échange l’émeut un peu.
Oh, merci Jun ! Ça me touche beaucoup.

Elle répond à son rire, enjouée et extatique face à leurs célébrations timides : elle se disait qu’elle avait de la chance, et que quand elle n’aurait plus rien au monde, il y aurait toujours ses adelphes. Lentement, elle avait retrouvé ici la piété filiale qui portait sa vie, et dans la maison sacrée de leur père, elle sentait tout l’amour qui en faisait les fondations.
Tu es mon petit frère, ce n’est pas à toi de me donner de l’argent pour la nouvelle année.

À l’aube de l’année nouvelle, elle n’avait au coeur que de la reconnaissance. Le soir assombrissait le visage chérubin de Jun, et à sa sainteté timide, Arden répond par une étreinte. Ses cheveux sentent le printemps. Elle réalise soudainement qu’il est plus grand qu’elle, lui qu’elle voyait encore si jeune.
Je peux la lire à la maison, tout à l’heure, si tu préfères.
Elle ne voulait pas le gêner car elle le savait pudique dans sa tendresse ; la missive était destinée à une autre version d’elle, dont la silhouette se serait fait attendre dans l’ombre du soir. De la lettre elle voit dépasser les premiers mots, écrits à la main, et se dit que ses propres présents n’avaient que peu de valeur : elle chérissait l’attention sans condescendance, et ferait de l’image douce de Jun couchant ses sentiments sur le papier l’icône religieuse de leur lien familial.
Tu retournes à New York ce soir ?
Elle espère que sa question n’est pas inquisitrice, mais le soir s’assombrit sans la lumière de la lune, et elle s’inquiète du temps qu’il leur reste.

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Arden s’interdit d’avoir la mine déçue : elle ne veut pas que ses visites soient motivées par la culpabilité et par le poids des regrets qui écraserait ses jeunes épaules. Elle croyait autant en leur sang qu’en leur amitié bâtie de rien, et ne voulait pas entacher leur affection d’obligations familiales qui feraient flétrir l’innocence de leur piété. Elle ne croyait pas en l’amour battu au fer, celui qu’on faisait ployer par les traditions et qui n’offrait en retour que du ressentiment. Arden avait peur, un jour, de découvrir son foyer vide et froid, avec dans la cendre le souvenir de ses adelphes ; mais elle ne pouvait pas pour toujours les tenir par la main.
Je comprends, c’est normal ! Tu vis là-bas, après tout.

Elle le dit comme un rappel, pour elle plus que pour lui, qu’il n'était plus un enfant, et que la clarté de ses sourires qui portaient encore une jeunesse pure était peut-être déformée au prisme de sa bienveillance. Demain, il verrait ses parents : Arden l'imaginait en carte postale, celle d’une famille aux célébrations chaleureuses dont elle voyait les contours découpés aux ciseaux, comme un collage, où la lumière de midi se mêlait à celle des lanternes trop vives (c’était un rêve très doux, et dans son esprit, Jun était très heureux).
Tu as raison, c’est important.
Et sa famille à elle, ah ! Le souvenir est bien moins vif. Elle réalise alors le vide laissé par tout cet amour dont elle ne savait que faire : elle ne savait plus vraiment à qui le donner. Arden aimait sa mère, et son père aussi –celui qui l’avait regardée grandir alors même qu’il ne retrouvait rien de ses traits dans les siens. Dans sa piété filiale, il y avait un idéalisme ancien qui transformait des souvenirs fades en scènes d’un amour quotidien, tendre et bienveillant, qui n’avait peut-être rien de réel. De cette période dont elle regrettait la douceur imaginée, il ne restait à Arden que des impressions embuées de nostalgie et des gestes gravés dans sa chair.

Oui, c’est ça ! Ma grand-mère, surtout, je passais beaucoup de temps avec elle parce que mes parents travaillaient beaucoup.

Elle l’appelait Ba Ba, autrefois, mais Arden ne se le permettait plus : elle avait peur d’oublier son nom si elle ne le prononçait pas comme une litanie, comme une prière, du bout des lèvres.
Elle réalise qu’elle imagine toujours le restaurant de ses parents très grand, vu en contre-plongée, un havre où elle avait fait ses devoirs, aidé son père, et où elle avait été aimée sans condition à la lumière chaude de juillet. Son cœur est noyé de regret : elle s’était vue, Arden, faire sonner à nouveau le carillon de l'entrée. Elle s’était vue dans l’encadrement de la porte ; elle aurait regardé autour d’elle et aurait réalisé, soudain, que tout était bien plus petit que dans ses souvenirs. Son père l’aurait reconnue immédiatement, et son frère aussi, celui qu’elle n’avait pas connu, et leur étreinte aurait été chaleureuse, en ce matin de printemps ou peut-être d’automne. Elle aurait ri des décorations du nouvel an lunaire toujours accrochées, en avril ou en septembre ; puis sa mère lui aurait dit qu’elle avait trop grandi.
Arden avait trop souvent fantasmé leurs retrouvailles, pour finalement en raturer l’image trop lisse. Si son départ avait, peut-être, laissé un trou béant, il se serait, depuis vingt ans, largement rebouché. Toutes les plaies finissaient par guérir, et on l’aimait certainement pour son absence. Soudain, l’idée lui était venue :
Dis, Jun, est-ce que je peux te demander un service ?

Elle regarde ses mains et se rend compte qu’elles sont enlacées. Arden cherche ses mots, et réalise que son ventre, aussi, est noué.
C’est à propos de ma famille, justement. Je –en fait– tu sais que j’ai un peu de mal à quitter Nausikaa, elle reprend son souffle, mais en ce moment –c’est peut-être le nouvel an lunaire, tout ça– je me demande vraiment comment ils vont.
Elle savait, sans crainte, qu'elle pouvait confier à Jun sa requête, comme une prière : elle trouvait l'apaisement dans leur adelphité trouvée lentement, à l'abri des murs de l'île.
Est-ce que tu accepterais de passer les voir ? Je te donnerais l'adresse, et puis, tu aurais juste à jeter un œil, promis !
Elle ne veut pas, cependant, que l'écrase le poids de sa demande.
Enfin, si tu n'as pas le temps, je comprendrais, ne t'en fais pas ! Ce n'est pas si important, en vérité.

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Il y avait une tendresse dans son silence à laquelle Arden était sensible : Jun et elle n’avaient, en vérité, de commun que leur paternel, mais il était dans leur part mortelle aussi, un lien intarissable ; c’était le lien de la terre, de la langue, des racines, et bien qu’il ne soit pas du sang, Arden y accordait beaucoup d’importance. Lui seul savait les affres de l’arrachement, et connaissait le languissement amer pour une contrée qu’on ne voyait plus qu’en rêve–un beau pays au goût de leur jeunesse ou de celle de leurs parents, auquel ils n’étaient plus liés par les sens. C’était une grande peine que cette nostalgie qu’Arden trouvait illégitime, elle qui avait grandi entre quatre murs, protégée par la mer.
Elle est soulagée de voir Jun accepter sa requête sans hésiter, de tout son cœur, comme le doux frère qu’il avait toujours été pour elle. Elle est rassurée, aussi, de lui avoir fait cette prière dans le soir, alors que les ombres de la nuit cachent aux yeux du monde l’inquiétude de son visage trop expressif.
Merci mille fois. Il n’y a qu’à toi que je peux demander ça, je sais que tu me comprends.

Elle sentait, dans sa voix, une pudeur qu’elle ne savait camoufler. Arden se savait pas être celle qui demande : en aînée, elle les avait toujours couvert de ses bras frêles pour protéger leur sommeil, faisant d’eux des enfants qu’ils n'étaient plus aujourd’hui.
Merci, Jun.
Elle ne sait que répondre à cette dévotion ardente et tendre, qui ne s’obscurcissait pas d’hésitation ; dans sa confusion, elle ne sait que le remercier. Elle s’imagine un instant leur écrire : prendre le temps d’inscrire sur le papier, d’inscrire dans le réel sa piété filiale dont elle ne savait que faire ; puis elle imagine sa mère et son père, penchés sur le papier délivré par son jeune frère qu’ils ne reconnaîtraient jamais comme tel. Ça lui semblait, soudain, très absurde.
On ne s’écrit pas vraiment, enfin, plus depuis longtemps ; on s’envoie des messages parfois, pour se souhaiter des vœux d’anniversaire, et c’est tout.
L’air du mois de janvier qui s’engouffre dans le temple lui semble soudainement très froid, et Arden ne sent rien d’autre que la chaleur de son jeune frère assis à côté d’elle. C’était la tiédeur douce d’un amour fraternel qu’on n’avait plus besoin de se dire ; elle savait alors qu’elle pouvait se livrer sans détour, sous le regard de marbre de leur père divin.

Je saurais pas quoi leur dire, tu sais, il– elle réfléchit un instant à ces angoisses sur lesquelles elle n’avait jamais posé de mots, il y a la langue ; on s’est toujours parlé en cantonais mais je–je sais plus vraiment, enfin j’ai l’impression que les mots sont là mais je n’arrive plus à m’en souvenir, et quand j’essaye de les dire, c’est comme si je m'étouffais, enfin pas vraiment mais–voilà.
Elle lui sourit, à la lumière faible des lanternes, pour ne pas le laisser lui imaginer une trop grande tristesse ; il fallait qu’il sache que tout cela n’était que l’apogée d’une lente marche vers la résignation.
On ne sait pas se dire les choses en anglais, et pourtant, maintenant, c’est ma seule langue.
Elle pose sa main sur son bras d’un geste fraternel, trop habituée à offrir du réconfort plutôt qu’à en recevoir. Il y avait, au final, entre elle et sa mélancolie, une immense distance ; alors qu’elle se découvrait au bord d’un gouffre qu’elle n’avait pas vu se creuser.
Je veux juste que tu me dises s’ils ont l’air d’aller bien—s’ils ont l’air heureux.

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Il y avait dans sa voix l’écho ténu d’une rupture, entre celle qu’elle aurait voulu être et celle qu’elle était devenue. Arden avait enfoui au creux de sa poitrine les pleurs nés de sa perte pour arrêter d’en entendre le bruit lointain et viscéral dans ses oreilles, comme des cigales au chant incessant peuplant l’été les herbes hautes ; elle finissait toujours par trouver étranger le son de sa tristesse. Jun connaissait cette douleur qui n’en était pas une, rien d’un fossé, un vide autour duquel il faut se reconstruire pour poser les fondations de sa propre personne. Comme sa cicatrice tranchait son visage, Arden avait là une plaie béante qui fractionnait son moi comme un kaléidoscope des êtres qu’elle aurait pu devenir. C’était son tout ; ou ce n’était rien.
Elle trouvait dans les mots de Jun un réconfort un peu amer—triste et heureux à la fois, comme ses souvenirs.
C’est une sensation étrange, hein ? De trouver la trace de son identité, je veux dire.
Il y avait, dans ses sourires encore candides, la tiédeur d'un foyer qu'ils avaient construit eux-même, ici, là-bas, dans les creux et sur les ruines de leurs origines avec la piété filiale de ceux qui avaient perdu le lien à la terre matricielle.
Je savais que tu comprendrais.

Son optimisme était si tendre : Arden ne le trouvait pas naïf. Elle embrassait, au contraire, l’innocence sibylline que portaient ses mots. C’était une douceur agréable teintée d’un amour fraternel qui irradiait au crépuscule. Il y avait, dans cette promesse enjouée d'une fin heureuse, quelque chose qui la prenait à la gorge, alors Arden sentait monter des larmes qu'elle n'avait pas pleuré depuis des années. Voilà longtemps qu'elle ne s'était languie de la familiarité lointaine des yeux de sa mère et du sourire de son père ; elle se dit soudain qu'ils devaient avoir vieilli, et que l'image qu'elle en gardait ne devait plus appartenir qu'à des albums de photographies qu'on laisse prendre la poussière. Son amour était bloqué là, dans un temps suspendu où rien ne s'était encore flétri : c'était peut-être une erreur que de vouloir en ranimer son passage.
Oui–oui, c’est parfait. On s’envoie des messages, alors. Pour me dire comment tu vas, aussi, si tu veux ! J’aime avoir de tes nouvelles.
Elle lui offre une dernière étreinte chaleureuse, puis presse de ses bras de ses mains tièdes pour ancrer dans sa peau l'empreinte de son affection.
Je ne veux pas te retenir –je ne veux pas que tu rentres trop tard, tout seul comme ça. Tu m'enverras un message quand tu es chez toi, d'accord ?
Arden voulait pleurer dans l'ombre intime de sa maison—elle ne voulait pas que Jun la voie ainsi.

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