Dans la baie de New York, Thetis respire le pétrole qui la pollue depuis des années - se fond dans les algues de l'Hudson River. À l'embouchure, elle émerge la tête de l'eau, ne laissant dépasser que deux gros yeux globuleux de la surface, un front plissé de mèches blondes se fondant dans l'eau tout autour d'elle, comme les tentacules d'une méduse. Avant que les passants et les pêcheurs du dimanche matin ne la remarquent, elle s'enfonce sous le niveau de la mer et disparait.

Thetis flotte et contourne New York pour rejoindre Montauk. Sur les rochers au bord du phare, elle se hisse. L'eau perle le long de sa peau, de ses cheveux et de sa robe - retourne à la mer pour ne laisser qu'une fine pellicule humide sur son visage. Elle se pose en ville, silencieuse et taciturne pour attendre l'arrivée d'une Bentley Continental noire aux vitres teintées. La nymphe se lève de son siège, laisse un drachme à la vieille femme qui tient le petit café du phare et s'avance vers la voiture avant même qu'elle ne freine. Deux enfants sortent de l'arrière, escortés par des gardes du corps.

Je vais prendre le relais pour la suite, messieurs. Faites vos adieux.

Elle ne cligne pas des yeux, fixe avec intérêt l'un des deux - l'autre ne lui fait ni chaud ni froid ; l'un des hommes aux lunettes de soleil aurait juré ce jour-là qu'elle choisissait son repas.

Thetis s'avance et s'accroupit devant les deux enfants. Elle étire un demi-sourire et lève une main vers la joue de Satya. Le contact est humide et visqueux, mais ne laisse aucune trace sur la peau de l'enfant.

Vous n'avez qu'à croire que je suis votre mère, durant la traversée. Tenez-moi la main et tout ira bien.

Les gardes du corps sont bien obligés de se rendre à l'évidence. Ils ne peuvent pas aller plus loin. Ils règlent avec Thetis les détails - du moins ce qu'elle accepte de partager, et les observe disparaitre dans la Brume qui dissimule l'isthme.

Thetis doit bien reconnaitre que le monde appartient aux enfants. Leurs âmes demeurent pures et ce qu'ils disent est plus à même d'être intéressant. Sans se laisser déstabiliser, elle laisse échapper un petit rire aux sonorités aquatiques. Elle se relève pour leur faire de l'ombre, sa grande stature cachant le soleil et créant autour de son crâne un halo divin.

Thetis, répond-elle simplement, comme si ça n'avait pas réellement d'importance. Qu'est-ce que cela change ? Me fais-tu davantage confiance maintenant que tu connais mon nom ?

Son regard brille d'une étincelle mauvaise, bien qu'elle s'efforce de rendre la vérité plus douce et acceptable pour le coeur fragile d'un petit et futur héros.

Satya, c'est ça ?

Elle le sait très bien. C'est sa mère qui l'a envoyé.

Laquelle de tes deux mères a fait appel à moi pour vous guider, selon toi ?

Elle questionne son intelligence.

Oui, celle-là même. Elle veut que vous soyez en sécurité. Ne vous attardez pas, les enfants. Les monstres rodent.

L'hardiesse de l'enfant rappelle Thetis à des souvenirs imprimés dans sa chair. Elle le considère comme elle a jadis estimé son propre fils, Achille. Même vieille de deux millénaires, Thetis se rappelle de son entêtement et de son courage - il ne lui aurait jamais permis, même à neuf ans, de s'approprier ses maigres victoires. Il était pleinement responsables, que cela soit de ses prises de position héroïques comme de ses erreurs les plus tragiques.

Aphrodite sait, et ne doute pas de toi. Tu seras un grand guerrier, Satya. Mais tu n'es pas encore prêt à affronter le danger qui vous guette, tapis dans l'ombre ; prêt à se jeter sur vous pour vous dépecer vivant à la moindre occasion. À mes côtés, pour l'heure, ils n'oseront vous défier.

Elle espère leur faire suffisamment peur pour les enjoindre à renoncer - sans étouffer la flamme de combativité qui brûle déjà en leur coeur. Ils en auront besoin à partir de maintenant - jusqu'à la fin de leur oeuvre.

L'ordre qu'il souffle entre ses lèvres fines pourrait faire vaciller la divinité ; Thetis plisse les paupières et recouvre à demi ses yeux saillants. Elle le scrute et le jauge, puis ouvre la voie vers l'isthme. La brume se dissipe pour dévoiler la large bande de terre qui mène au paradis.

Si ma main n'est pas digne de vous, ne vous lâchez pas.

Qu'elle inspire, sans rancoeur.

Face à elle, le spectre d'Achille semble prendre vie sur un faciès différent, mais dans les traits se confondent dans le soleil. Elle est déstabilisée - pour la première fois depuis une petite éternité. Thetis n'est qu'un mirage qui se laisse glisser sur les vagues... depuis des siècles, elle s'exécute sans volonté propre, si ce n'est celle des dieux et déesses qu'elle méprise en silence. Elle bénit la mer de l'avoir fait dériver jusqu'à l'isthme de Nausikaa ; elle ne remerciera pas le ciel de lui avoir accordé cette petite mort. Satya est plus vif que l'aurore.

Qu'as-tu dis ?

Elle demande pour le simple plaisir égoïste et primitif de sentir ses entrailles se tordre de nouveau. Elle vibre du bout des doigts, le regard illuminé d'une femme qui se sent mère de nouveau.

Ce brave dont tu parles... est-ce que tu voudrais lui ressembler ?

Les similitudes sont si criantes qu'elles sont presque dangereuses.
Elle guide les enfants sur le banc de sable qui s'étend à perte de vue ; sous une atmosphère nébuleuse.

Sa bravoure t'inspire ?

Bien sûr. Bien sûr ! Cet enfant est étonnant. Thetis a mal, à l'intérieur. Elle brûle et se consume de ce cadeau maudit que lui ont envoyé les dieux. Maudits soient les Dieux et leurs signaux damnés ! Maudits soient ces Dieux qui enfantent encore, quand elle ne peut que pleurer sur des tombes d'or.

Tu vas apprendre, Satya - et tu le surpasseras peut-être.

Elle est cruelle d'insuffler tant d'espoir dans le coeur d'un si jeune être. Mais l'ambition démesurée du fils d'Aphrodite l'offense autant qu'elle s'y projette.

Elle a l'impression de le voir, réincarné ;
c'est un sentiment qu'elle voudrait pouvoir éteindre et balayer.
Autant qu'elle aimerait voir devenir réalité.

Un rire clair s'étiole dans l'atmosphère.

L'on doit se dépêcher... Votre périple va bientôt prendre fin, enfants. L'océan nous protégera. Garde tes forces pour la colonie.

Elle presse le pas, traverse le banc de sable sur les quelques kilomètres qui les séparent de Nausikaa. Gardant toujours un oeil sur eux ; au cas où un monstre déciderait de s'interposer. Mais elle ne sent rien dans la Brume. La mer chuchote à Thetis au gré de l'écume que tout est calme.