incendies

Arden craignait les journées paisibles, dont le silence faisait peser sur ses épaules les mélancolies que sa sociabilité lui permettait d'éviter. Elle avait ouvert en grand les fenêtres, pour laisser entrer le vent fleuri du mois de mars et le bruit dissonant de la rue dans sa maison trop tranquille : l'air était tiède et portait l'odeur ténue des magnolias qui avaient fleuri à la fin de l'hiver. Assise à la table de la cuisine, elle prenait le soleil, accueillant la douceur du printemps à venir sur son visage fermé. Les après-midi tranquilles l'écrasaient de solitude. Le matin, elle avait marché jusqu'à la plage pour écouter le roulement des vagues. Le vent de la cote avait fouetté sa peau, et ses cheveux sentaient encore le sel. Arden s'était assise sur le sable pour regarder la mer qui semblait grise dans la lumière froide qui venait après l'aube. Elle avait écrit un peu mais, honteuse, elle avait arraché les pages et les avaient froissées dans sa poche ; puis elle était rentrée.

Elle espérait qu'on viendrait la troubler. Arden ne savait naviguer sa vie quotidienne que dans un grand fracas, avec agitation et au grand jour, comme sur la scène d'un théâtre : dans l'intimité de son foyer qui lui semblait une alcôve, elle ne savait plus se retrouver. Elle ne se reconnaissait que dans les yeux des autres.
On frappe à sa porte : c'était Ellair. Arden reconnait par le judas son visage marmoréen et lui ouvre avec un sourire d'une infinie douceur. Elle avait pris l'habitude de poser les yeux sur ses phalanges souvent couvertes de bleus et, les découvrant écorchées, sa joie s'était entachée d'inquiétude.
Ellair ! Encore ?
Le ton est désapprobateur ; elle fronce les sourcils pour se prétendre fâchée, en espérant noyer par sa fausse irritation le chagrin qu'il lui causait. Elle rigole, un peu, d'un petit rire résigné qui résonne contre les murs, parce que ce n'est pas la première fois.
J'espère au moins que c'est l'autre qui a commencé.

Arden saisit avec douceur le bras d'Ellair pour l'inviter à entrer. Ils connaissent tous deux bien cette scène qui se joue sans mots : d'un geste, elle l'invite à s'asseoir, puis elle disparaît dans la cuisine pour mettre l'eau à bouillir. Leurs émois avaient une odeur de thé à la lavande. Elle avait toujours en tisane dans ses placards un bouquet de simples -- lavande, camomille et pavot, parfois verveine, violette et angélique -- pour soigner ses maux et apaiser sa colère. Sans y penser, elle prend dans le placard la trousse à pharmacie sur laquelle elle pourrait broder son nom : tout est fait pour lui. Elle s'assoit à ses côtés en soupirant, mais c'est avec tendresse qu'elle regarde son visage grave.
Est-ce que tu veux en parler ?

---

incendies

Arden avait appris à reconnaître en Ellair une douceur qu’on ne soupçonnerait pas : c’était, peut-être, le reflet déformé de sa propre tendresse. Ils savaient naviguer les eaux troubles de leurs colères et trouver la paix dans la sérénité de leurs habitudes, car Arden savait lire dans les blessures d’Ellair les tourments qu’elle voulait apaiser. Elle ne craignait plus ses silences, et savait trouver dans chaque mot prononcé le dévouement à une affection qu’ils cultivaient lentement.
Bon, si au moins t’as pas commencé, ça passe, je t’excuse !

Arden connaissait tout de cette valse maladroite, elle connaissait les rituels timides d’un attachement qui ne passait pas par les mots : elle découvrira demain les présents qu’il lui laissait toujours, comme une offrande. Leur piété naîtrait à l’ombre de champs de bataille, le sang avait la couleur des cerises et son odeur se mêlait à celle des fleurs séchées.
Sur la peau d’Ellair, elle découvre les hématomes d’un bleu mêlé de mauve, comme les anémones : ce n’est pas la première fois, mais elle grimace toujours, avec l’inquiétude d’une sainte à qui l’on offre ses maux et ses péchés.
Oh, ça doit faire super mal. Tu es sûr que tu veux pas aller à la clinique ?

Elle ne veut pas qu'il parte. Elle voudrait dire « Laisse-moi te soigner » ; mais ce n'est pas la peine, car elle sait qu'Ellair restera là, dans le salon embaumé de son parfum fleuri.

C'est drôle ça, comme amitié. Il y a de meilleures manières de se retrouver, quand même !
Arden prend entre ses mains tièdes les doigts rugueux d'Ellair, et presse ses phalanges contre ses paumes.
Arrête, tu vas te faire mal ! Elle se lève, et depuis la cuisine, continue : Ça va te faire des cicatrices après...
Elle revient avec deux tasses de tisane à la lavande et au miel qu'elle pose à côté d'eux. La porcelaine est brûlante contre sa peau, et laisse ses mains plus chaudes pour panser les plaies d'Ellair.
Enfin, des cicatrices en plus quoi. Elle ouvre la trousse à pharmacie. On commence, pendant que la tisane refroidit ?

---

incendies

C’est avec tendresse, et tendresse seulement, qu’elle embrasse du regard sa grandeur stoïque de statue de pierre. Il avait, peut-être, la rigueur des guerriers antiques dont la peau est faite de marbre, mais chez elle, sous ses mains tiède, elle le savait bien en vie. Dans sa fureur divine de soldat invincible, Arden ne voyait que sa perte ; et elle craignait qu’un jour il ne frappe plus jamais à sa porte. Ellair était immuable, pourtant, elle le voyait s’affaisser sous le poids des batailles, et elle refusait de le laisser retourner à l’argile et aux vers.
Arden rit à l’idée qu’elle puisse, en sainte guerrière, défier comme il le faisait ces soldats bibliques à la force incomparable. C’était pourtant là que se trouvaient ses racines, dans la rage et dans la sueur, dans le sang qui bat les tempes et qui nourrit la terre : elle avait mené ses propres guerres, jusqu’au soir de son adolescence où la terre s’était ouverte sous ses pieds pour faucher sa jeune colère (comme Ellair, elle en portait les stigmates).
C’est promis, je ne ferai jamais ça. Mais tu devrais suivre tes propres conseils ! Il a frappé fort, elle fronce les sourcils dans un faux agacement mais elle sourit toujours, et après, tu me reviens toujours tout cassé.

Arden s’inquiétait, comme toujours, de son indifférence, de la distance qu’Ellair marquait entre son corps et son être, pétri d’abnégation ; comme un bon guerrier, il ne défendait que l’honneur des autres. Dans son éclat sacrificiel il se laisserait dépérir, et elle serait là, avec un vide au cœur.
Personne les verra, mais toi et moi, on sait qu’elles sont là. Je trouve que tu en as déjà assez comme ça, Ellair, tu devrais faire plus attention à toi !
Elle commencerait par bander sa cage thoracique : elle l’avait fait cent fois déjà et elle connaissait chacune des vallées tracées par ses côtes. Il y avait, dans cette scène presque religieuse, une familiarité paisible qui avait teinté tant de leurs après-midis. Ses réprimandes n’étaient jamais très sérieuses, et si son ton était grave, il était surtout teinté de bienveillance.
Dis-moi si je te fais mal.
Elle pressait ses mains chaudes sur la peau brûlante d’Ellair dans une intimité sans gêne, couvrant par les bandages ses hématomes bleus. Ses gestes étaient pleins d’une magie ancienne, un rituel lourd d’un amour archaïque qui dépassait les âges, et Arden y insufflait l’affection inquiète et amère des âmes trop pieuses.

C’est une tisane à la lavande, avec un peu de miel. Je me suis dit que ça serait apaisant. Tu aimes ?
Elle noterait ce qu’il aime dans un coin de son esprit, envahi par les herbes, où dans la terre elle cultivait lentement son affection pour lui : elle y gardait précieusement les choses qu’elle découvrait de lui à l’ombre de leurs rencontres, quand il baissait sa garde et que, derrière son armure d’abnégation, elle pouvait enfin le voir.
Je pense que ta lèvre est fendue, mais ça ne saigne plus. Je vais quand même désinfecter, d’accord ?
Arden n’attend pas sa réponse ; elle pose sa main gauche sur sa joue et, son visage proche du sien, elle presse doucement, avec un conton imbibé d'alcool, sa lèvre inférieure.
Pardon, c'est un peu froid.

---

incendies

Elle trouvait tant de réconfort dans ses sourires ! Iels s’étaient rencontré-e-s voilà neuf ans, elle était à l’aube de l’âge adulte et avait fait son nid, doucement, dans les paumes calleuses mais chaleureuses d’Ellair. Ses phalanges étaient déjà toutes écorchées, et il s’était écoulé des mois, ou des ans, avant qu’elle ne gagne le privilège de ses sourires. Arden savait leur valeur, alors, quand Ellair révélait d’un regard malicieux une complicité qu’elle avait peur, parfois, d’imaginer, elle sentait son cœur se serrer d’une étreinte tiède. Il y avait quelque chose de doux dans l’image de ce colosse à la rigueur marmoréenne affaissé là, dans sa maison envahie par les herbes : elle voudrait graver sur ses iris cette image apaisée de lui.
Je suis contente que ça te plaise.
La première fois qu’Arden l’avait trouvé là, debout au milieu des fleurs bien arrangées devant sa maison, elle avait pris sa main avec tendresse et l’avait assis dans son salon : c’était devenu une habitude. Elle lui avait refusé, avec fermeté, de lui offrir du café ou de l’alcool, car chez elle, il ne devait trouver que l’apaisement ; elle espérait toujours, secrètement, qu’il ne doute jamais de son affection.
J’espère que c’est le cas–que ça t’apaise vraiment. Je sais pas si c’est vrai, mais c’est le geste qui compte. Je veux que tu te sentes apaisé parce que tu te sens à la maison, ici.

Arden s’écarte d’Ellair, non sans une caresse absente à la joue, brève et tendre, de son pouce : son doigt rencontre brièvement la courbe de sa cicatrice, jumelle à la sienne, puis elle savoure silencieusement la promesse. D’Ellair, Arden accepterait tous les mensonges s’ils étaient murmurés pour la préserver.
Merci. Mais sache que tu es toujours le bienvenu ici, quoi qu’il arrive !
Elle ne manquerait jamais d'amour pour panser ses plaies. C’était égoïste, peut-être, de souhaiter qu’il ait toujours besoin d’elle. Dans la légèreté de leurs silences, elle craignait toujours que vienne le jour de sa disparition. Elle reprend une gorgée de tisane, et le contemple un instant de ses yeux noirs.
Tu as encore mal quelque part ?

---

incendies

Dans sa tendresse complaisante, elle réalise qu’ils étaient tous deux martyrs, soudain, et dans la lumière douce du salon leurs silhouettes ressemblent à une peinture à l’huile. Son regard est plein d’un amour infini qui ressemble à de la piété : Arden se dit alors que sa maison serait aussi la sienne, s’il le voulait, parce qu’il était une part d’elle comme elle était une part de lui, par cette amitié qui comme le lierre avait poussé sur les vestiges de leurs drames respectifs. Des ruines, ils avaient fait un foyer, hors de l’espace et hors du temps, où les angoisses étaient sans prises. Elle espérait peut-être que le malheur ne saurait les tirer de la tiédeur de ce qu’ils avaient bâti lentement, balayant du revers de la main les incertitudes qui faisaient leur rapport au monde.
Bien sûr. Ça me fait toujours plaisir de te voir, on n’a pas besoin de ça comme excuse.
Ellair pourrait venir sans s’annoncer, un jour, le coeur apaisé, et elle lui ferait toujours de la tisane : elle se dit que cela serait très doux, et qu’ils pourraient se parler dans la quiétude d’une après-midi ensoleillée, ou pluvieuse peut-être, sans maux et sans douleur. Arden aurait pour lui des gestes bienveillants, sans frémir, et si elle n’avait pas de plaies à panser elle pourrait presser son épaule de sa paume chaleureuse ou saisir ses mains d’un enthousiasme amical qui ne s’embarrasse pas de non-dits ou de pudeur. Elle fronce les sourcils mais son sourire est mutin, jusque dans ses yeux noirs qui trahissent sa bienveillance.
Je ne fais ça que pour toi, tu sais.
Elle rit, sans hésitation, de ce rire court et léger qui emplit une seconde le calme de son salon aux airs de chapelle. Elle joue la colère mais ses lèvres sont teintées d’un sourire franc.
Ah non, hein ! Maintenant, tu viendras me voir sans être blessé. Sinon, gare à toi.
Ellair avait, lentement et pas sa rigueur, gagné ce droit : celui de son inquiétude, de son affection, de son éclat.

---