‹ À quoi bon en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite
Plus profondément peut-être ? ›


Il l'avait tiré du bout de la manche le long de trois plages. Le ciel sombre, aux étoiles éparses, retirait à l'escapade tout idéalisme ; ils marchaient dans le noir et Innocent pouffait en trébuchant à tous les pas sans le lâcher — Abel était plus jeune que lui, et à cet âge-là l'aîné utilisait ce privilège pour rendre sa simplicité remarquable. Plus encore, il profitait de ne pas être son frère pour ne pas être un mauvais modèle, pas un modèle du tout, ainsi sa naïveté était pure et avec Abel il faisait le con par acquis de naissance. Il s'adressait à lui en pliant la nuque, de profil, les mains dans les poches où il manipulait des choses invisibles. Ce soir-là il en avait tiré cinq bases de phalange qu'il avait abattu à sa fenêtre, réveillant la moitié de la chambrée. Sa bouche en demi-lune soufflait le soir venu : ‹ Je sors, tu viens ? ›
Le vent déjetait un air salé qui encrassa très vite leurs cheveux et leur peau, et donna une odeur marine aux deux garçons rejetés à l’état de corps à contre-courant. ‹ C'est juste là ! › s'exclama-t-il enfin, pointant l'index à la limite du sable et de la forêt. Un immense tronc de pin courbé et limé par tous les ados qui s'y sont assis avant eux les protégeaient un peu du froid.
‹ Là on est bien.  › Il était en train de muer : sa voix fluette et inégale attendrissait ses gestes vulgaires tout en les prononçant. D'un mouvement de la main et avec un petit sourire de mioche, il désigna à Abel la place tout à fait contre l'arbre — lui s'asseya à sa gauche sur les aiguilles de pin. Il fouilla en silence dans sa poche de manteau pour en sortir ses clopes et une boîte d'allumettes qu'il avait volée en cuisine. La cigarette qu’il sortit d’une vieille boîte à bonbons donna à l’image une tendresse ridicule de sale gosse à la guimauve.
Il tendit la boîte entrouverte à Abel. S’il en prenait une, il lui tendrait le briquet après avoir allumé la sienne. Il aspira longuement la fumée avant de se la prendre dans le nez en soufflant, car le vent venait d’en face.
‹ Mec.  ›
Il jeta un long regard à la mer qui se débattait dans sa propre grandeur, et il eut soudain une peine caustique pour les éléments. Lui adorait se baigner : sous son dos, il sentait tous les mouvements de l’eau conspirer à quelque chose qui lui échapperait toujours, et là il se sentait vivant, nullement à sa place. L’eau ne promettait rien, et il n’avait pas peur de la richesse de son vide.
‹ Tu penses quoi de ce qu’on dit pour les enfants d’Hébé ? Genre l’ambassadrice elle a l’air de bien s’en sortir pour l’instant. T’y crois pour toi ?  ›
Innocent lança ses cendres sur le sable et regarda les braises mourir loin des vagues sans un mouvement vers Abel. Déjà il jugeait son regard plus précieux quand imaginé, par caprice il voulait le percevoir dans les accents de sa voix, leur lassitude ou leur ferveur quand il évoquait sa mort pour faire la discussion.

‹ À quoi bon en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite
Plus profondément peut-être ? ›


La froideur de son expression, par-dessus le ciel bleu royal et les ombres en halo fit une grande impression à Innocent. Il concéda à le regarder à la mention de sa mort à lui : le fin brasier de l'extrémité de sa cigarette lui donnait, les yeux grand ouverts, un air de tendre pyromane. En vérité le feu le faisait bien rire. À cet âge il ne le connaissait que renfermé dans les cylindres ou écrasé sous sa semelle et il craignait bien davantage les vraies brûlures que les menaces qu'on lui en faisait. Il rendit avec contentement son sourire à Abel, un sourire qu'il avait scié en trois, gamin, bête dans tous les sens.
‹ T'es bien sûr de toi. › Il ne connaissait pas encore le mot présomptueux, mais c'était l'idée ; il avait d'ailleurs déclamé ça avec une prétention un peu ridicule qui caramélisaient ses mots à même la bouche. La certitude avec laquelle Abel délogeait le fil du destin comme pour le tendre retricoté à la faucheuse le faisait rire, et en regardant de si bas le sourire croqué de la lune il se laissa submerger de l'image morbide des trois corps cités tombant un à un face la première sur le sable, comme dans les pièces, Abel en dernier. ‹ C'est con, personne la verra ta mort super tragique du coup. Pas que j'ai envie hein. › Il était alors sincère sans obligation. Il pausa en fumant, ponctua avec la succion sèche de ses lèvres sur le futur mégot. Souffle la tête basculée sur le côté et les cheveux sur le front : souffle, avec la fumée, les images de mort trop glauques qui lui pourrissent l'esprit. ‹ Alors elle va être normale par définition. Moi c'est ça que je pense. ›
Un vent tiède fit trembler la frondaison, au-dessus de leurs têtes, ainsi que dans tous les arbres parsemés derrière eux. Au loin, dans l'obscurité, le phare d'Hestia semblait un mirador endormi. Le secret de toutes ces questions vibrait autour des garçons dans une langue sibylline. Aux adolescents, ce paysage perdait de sa merveille en devenant limitrophe du charnier. La vérité est là, offerte presque, à portée quand on est assez avide. Innocent s'allongea, retenu seulement par ses coudes —
‹ Toi tu dis aux gens tranquillement qu'ils vont mourir très jeunes et ça t'embête pas ? Tu me tues. Je pense qu'en vrai tu vas mourir parce que quelqu'un de moins sympa que moi va te niquer ta mère. ›

‹ À quoi bon en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite
Plus profondément peut-être ? ›


‹ C’est pas grave. › Sa voix était lointaine, rêveuse, tranquille pour l’enterrement d’eux-mêmes ; honnêtement il ne se voyait pas mourir vieux. C’était là le lot des adolescents chaperonnés — et paraît-il bénis — qui croyaient encore au confort de la tragédie héroïque, et se complaisaient dans l’obsession d’une mort impeccable. En cela était-il un peu jaloux d’Abel, qui savait à quoi s’en tenir : il savait juste assez pour se garder la surprise tout en sachant que sa mort ne serait pas vaine. ‹ C’est pas grave ›, c’était bien là le problème : cette sûreté uniforme l’énervait plus que tout. Tout cela était de toute manière hors de question pour l’instant, faisant davantage ressembler leurs théories à des histoires au coin du feu pour se faire peur qu’à de véritables prédictions. Des crimes sans menace. Innocent prit sa promesse de meurtre pour une phrase de roman de gare qu’il n’oublierait d’ailleurs jamais. Aussi grandiloquente soit-elle, il ne s’étonnerait pas que cela arrive véritablement par la suite. ‹ Je me souviens pas de tout ›, répondit-il franchement ; Innocent lisait par à-coup, et griffonnait machinalement les pages pour se souvenir de citations précises, jolies ou particulièrement grossières — notamment dans les romans de gare : ‹ mais je te crois, je te crois.
…
Ma mort… › Il inspira, et relâcha bruyamment un souffle qui lui piqua fort la gorge. ‹ Je sais pas trop moi. Jeune sûrement. J’espère juste pas mourir inutilement ou dans l’indifférence totale. › C’était tout. Cette perspective lui filait un mauvais vertige. Il énonça ce vœu innocent et morbide au ciel sans croire qu'on l'entendrait.
Voilà ce qu’il se disait avec amertume, en observant Abel de biais. Il restait penché en arrière, le torse rivé dans les ombres piquées des aiguilles, tandis que ses jambes étaient offertes à la lune dont le reflet nacrait la peau de ses chevilles comme des ornements vivants. Lui se laissait crûment embrasser par la brise dont il adorait la vilaine odeur combinée à la tendre caresse. Les grains de sable en se soulevant crépitèrent contre le tissu de son pantalon et infiltrèrent ses chaussures. Toutes ces sensations élimaient ses craintes qui commençaient déjà à refluer. C’est là, reculé dans l’ombre, qu’il perçut un relief juste sous l’œil d’Abel. Il ne dit rien sur le moment, la fixité de son regard devenant, dans le silence traversé par tous les bruits de la nature, une simple ligne de fuite ; il avait déjà vu cette cicatrice avant mais n’y avait jamais vraiment prêté l’attention nécessaire. Avec Abel il était souvent entouré de plein de monde, irréfléchi, trop stimulé par les autres. En l’emmenant à la plage, Innocent espérait justement l’isoler pour mieux se souvenir de lui. Ce garçon se créait machinalement des souvenirs communs : qu’ils soient heureux ou non n’était pas important. Il eut le réflexe de se relever pour s’approcher brusquement plutôt que de tirer Abel à lui ; ou plutôt que de ne rien faire, ce qui lui était impensable. Il fronça le nez devant lui.
‹ Elle vient d’où ta cicatrice là, au fait ? › Et car il souhaitait le ressac — son silence auparavant l’avait frustré, d’une frustration qui n’était déjà plus vraiment de son âge —, sa main tressaillit violemment avant qu’il ne la repose contre le sol ; il s’était tout juste retenu de ne pas la tendre pour appuyer son pouce contre la peau laminée. Mais la marée montait, toujours, et ses yeux était ouverts comme des phares.

‹ À quoi bon en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite
Plus profondément peut-être ? ›


Les vagues s’écrasèrent en murmures souples et sans lascivité, car les vagues sont créées pour mourir, et leur roulis accompagne le mensonge qui, pareil, se déroule à leurs pieds et laisse Innocent interdit.
La nuit se condensait autour de leurs visages et crispait la jeunesse de leurs traits, en faisait des portraits cireux du genre qu’on modèle en y mettant de la force, beaucoup, de force, sinon ça ne bougeait pas cette jeunesse faussement éternelle. Il tira une dernière taffe lorsqu'Abel tourna le nez, faisant de son dégoût quelque chose d'acquis dans leurs échanges, c'était ainsi qu'il se liait aux autres. ‹ Hm ? ›
Rien ne vint. Il comprit et attendit dans un silence impatient qu'Abel se confectionne un sujet de conversation et le ratatine à leur petite hauteur. Sa clope fit voler des flocons de cendre entre eux avant de finir sa course écrasée contre une pierre plate. Le rouleau d’une vague fut amorti par la berge et s’étala en ronds d’écume sur le sable lisse et humide. Le vent changea de direction, projeta les cheveux d’Innocent en avant tout en déjetant la chevelure blond cendré de son ami —ils étaient amis désormais car ils flânaient ensemble— vers l’arrière. Innocent pouvait ainsi voir clairement le bombé de son front, mais mieux encore la cicatrice, qui prit une allure stigmatique assumée malgré elle. Ils venaient de passer un cycle, une partie de la nuit ensemble. Innocent pensait qu’il ne s’agissait que d’un hasard, tous ces petits gestes successifs, mais il prenait toujours le hasard comme bonne excuse. La question d'Abel se posa au passage de cette frontière de la vérité au mensonge, et le laissa dubitatif. Une sensation vertigineuse lui prit au creux du ventre. Il n'arrivait pas à penser à autre chose qu'Abel qui lui mentait probablement —il n'en avait pas la preuve en vérité, autre que son recul immédiat, le silence laissé après la réponse et son instinct—. L'évocation du sexe seulement réveilla chez lui une réaction évidente ; mais son esprit était ailleurs, à un mètre de là à peine, sur une boursouflure.
‹ Peut-être bien. › Il était jeune, des images crues passèrent dans sa tête sans qu’il ne s’en formalise, bien qu'il en rougit sur l'instant. Il détourna simplement les yeux d’Abel pour regarder le métal poli de sa boîte à clopes, qui luisait doucement entre ses doigts quand il la faisait tourner. ‹ À ton avis ? › Et car ils arriveraient bientôt au bout de la nuit à ce rythme-là, Innocent décocha un sourire en quart-de-lune car il ne s’étirait que du côté qu’Abel voyait, il ne s’étirait que pour lui : ‹ Si tu me réponds pas honnêtement pour ta cicatrice je vais pas te répondre non plus tu sais. Ta clope je te la donne si tu me donnes la vraie raison. › Il avait encore ce luxe méchant et naïf de l'omission qui n'existe que pour mettre en évidence les réticences des autres ; et déjà ce goût des vérités obscènes, de la plaie écartelée. Ça lui démangeait le bout des doigts mais il se retenait encore : si Abel ne lui disait rien —si c'était trop grave—, il irait la chercher lui-même sans être sûr de la trouver. Sinon, ils fumeraient, et resteraient amis. Il était en paix avec ces deux éventualités.

‹ À quoi bon en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite
Plus profondément peut-être ? ›


Il ne doit pas partir car alors, la lagune lavera l’odeur de tabac l’odeur de sel l’odeur de peau l’odeur minéral de l’enfance, lavera tous les constituants de la soirée où la personnalité d’Innocent s’est condensée, s’est précipitée pour s’offrir tout entier à l’ami qui la refoule comme les conques accrochées au rivage. Il suffit d’une seconde pour qu’il tremble à l’idée de se retrouver seul, car il n’a pas envie de finir sa cigarette dans le froid, de suspendre des questions dans des bouteilles qu’il jettera à la mer à défaut de fronts ou de mains amies. Les lendemains possibles n’ont aucune valeur, et les merci quand même ont le goût de la bile écumeuse qu’il refoule en continu à la bordure de ses lèvres. Abel ne doit pas partir, il faut tuer l’esquive, on se bat ou on fume mais on ne se sépare pas si tard. On chiale pas non plus, si jeunes. Sa voix est géométrique, tous les angles occupent une partie du paysage.
‹ Non mais reste. › La longue étoile barra ses phalanges de rayons ondulant qui étaient des warning depuis l’espace, il tendit la main, posa ses doigts sur la peau tendre, blanche et molle du bras.

Ce fut étrange. Le vent s’arrêta avec circonspection, s’enroula comme un guépard entre les branches. Alors que ses ongles s’enfonçaient avidement dans la chair tendre et qu’il fermait les paupières jusqu’à les avoir toutes fripées, une tâche jaune lui apparut nettement, la couleur de ces vieilles équerres que l’on utilise dans les vieilles écoles, dans les vieux âges, les vieux souvenirs… Et la chair se transforma en bois. Innocent sursauta en s’offrant à la douleur du coup sur la joue, il se raccrocha au bras d’Abel comme au bord du bureau sur lequel on se penche en attendant la sanction. Il resta immobile tant qu’il put. La brise déroula ses engins, et avec eux ces mots : Tu devrais avoir honte, Abel.
Les yeux d’Innocent étaient des soucoupes pleines du liquide fuligineux qui est le dépôt d’essorage des souvenirs. Ça n’avait rien de mystique, ou de raffiné, en tout cas dans sa conception de la chose : les cerveaux étaient des vieux torchons dégueulasse filtrés par ses sens, l’eau de celui-ci était particulièrement noire, il avait vu, senti et touché le coup de ce qu’il imaginait être le père, le goût des dents ensanglantées, la voix obtuse qui frappe en bas de la nuque jusqu’au talon. La plaie s’était rouverte.
Il avala la violence de la figure les doigts contrits contre l’os remboîté de son bras. ‹ J'ai vu. › Il regarda Abel même si sa sclérotique n’était plus que de la vaisselle ; il avait du mal à le voir. Sa cicatrice avait fondu avec le reste, au moins, mais son visage se superposait à celui de monsieur Kozlovsky.

‹ À quoi bon en effet l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite
Plus profondément peut-être ? ›


C'était affligeant mais personne d'autre n'avait vu. Et sans doute personne d'autre ne verrait.
La sensation gluante du retour le faisait toujours se sentir sali, comme tâché du sang d'autrui. Son enfance à lui était pétrie dans l’or, et il tirait son honneur en se roulant dans la fange, dans les souvenirs meurtris ou heureux des autres qui le nourrissaient sans le toucher jusqu’aux larmes.
Adolescent, Innocent pleurait peu. Il avait d'abord eu peu de raisons, et les quelques raisons profondes, surinées dans ses os, il les connaissait trop peu pour s'en émouvoir directement. Tout cela partait dans le caractère et dégorgeait aujourd'hui pour en faire cet enfant malheureux de la vacuité des sujets de conversation qu'il avait avec ses camarades, et de leur vie quotidienne qui lui avait toujours semblé distante. Dans sa mer intérieure si semblable à la vraie, il n'était qu'un baigneur aguerri, qui s'éloignait du rivage mais n'atteindrait jamais les abîmes. Il n'était pas fait pour ça. La transmission des souvenirs, c'était l'apnée, et le coup d'Abel lui maintenait la tête sous l'eau. Au moment où il le frappa Innocent n'avait pas réadapté ses sens. Il sentait la brise salée s'infiltrer à travers les fenêtres de la salle de classe et alors il l’avait frappé par-dessus, et le coup résonna avec un gong qui, pas meurtrier, était d’une violence si évidente qu’elle le sonna jusqu’à lui arracher un cri.
C’était un cri pitoyable de douleur et d'égarement. Il chuta immédiatement dans la terre sablonneuse, ne rendit aucun coup, sa tête valdinguant d'un côté à l'autre. Cela lui faisait une douleur torride, quelque chose jusqu'aux boyaux qui convulsaient sous les assauts, et il le haïssait, et il le hait. Abel avait dit cela avec une telle franchise, comme sa main claquait sans laisser le temps à la tête de réfléchir son acte, prolongement même de l'esprit ; il lui avait dit qu'il le haïssait quand la vague cessa de déferler, et perpétua la confusion du passé, du présent, de la personne à qui tout cela était adressé.
Lui — qui était-il encore ? — ne ressentait rien de précis, si ce n'était la satisfaction flottante d'avoir commis un méfait. Il ne se débattait pas car il évaluait pour ancrer son esprit la gravité de la faute, la profondeur de la mer, la couleur des plaies. Il avait vu mais quelque chose dans son sang l'empêchait toujours d'y plonger intégralement ; un instinct de protection l'empêchait de se briser les dents sur l'énormité du blâme. Cela le laissait confus, un peu paniqué, et serait monté jusqu'à l'hystérie si Abel ne s'était pas mis à pleurer.

La mer refluait, en somme. Le sang arrêta enfin d'assourdir ses oreilles, et il reprit sa respiration, sa poitrine inspirant et expirant dans un grotesque mouvement d'accordéon. Un temps immémorial passa, le temps que mettent les enfants à comprendre.

‹ On aurait pu ? ›

Il n'était pas hargneux au point de rendre quoique ce soit et ne souriait plus depuis un moment ; il était, même, assez étonné de la platitude de ses envies, et cela le dégoûta un court instant. Pas la culpabilité ni-même Abel pleurant sur lui, mais le relief flou de cette horreur, sa place indéfinissable à lui, tailla sur son visage bleui une expression raffinée de tourment. Il était haï, et il se raccrocha à ce rôle aussi vain que profond qui empoisonnerait leurs rapports futurs. Car au moins c'était quelque chose. De cela Innocent n'en savait rien, il n'était pas assez intelligent ni assez névrosé pour penser aussi loin et surtout aussi précisément ce qui n'était en soit que des erreurs de jeunesse. Naïf et cru, il embrassait sa belle jeunesse en se croyant increvable, et laissa donc à Abel le soin de se retirer ou de le frapper encore.