when the sun hits

Je vois Cecil, en ce moment. Enfin, on sort ensemble.
Arden avait trouvé étrange de le dire en cantonais : soudain, ça lui semblait réel, très proche de la personne qu’elle était et plus seulement de celle qu’elle se prétendait—c’était un amour palpable et vrai qui contaminait les racines même de son existence, sur lesquelles son être était construit.
Agenouillée sur le sol mou de son jardin, elle avait les mains sales : elle ne portait jamais de gants en jardinant, aimait sentir ses doigts s’enfoncer dans le terreau et retrouver sous ses ongles la ligne noire de la terre ; elle trouvait ça vivant et beau, comme un ancrage dans une réalité qu’elle ne trouvait pas toujours sienne. Le soleil était doux et la terre encore meuble des matins humides, et la rosée, elle, déjà évaporée. Elle avait donné à Seraph rendez-vous dans ce petit jardin impressionniste qui était sien, fleuri comme un poème, lui avait fait le thé alors qu’elle rempotait les héliotropes et la lavande qui teindraient son été de mauve. Arden avait dit ça sans le regarder : les mains perdues dans les feuillages timides, c’était avec intention qu’elle avait gardé les yeux baissés pour éviter l’averse.
Tiens moi ça, s’il te plait.
Elle lui avait tendu un pied de lavande, déjà odorant sans ses floraisons, le temps de creuser dans la terre un trou pour l’accueillir, un petit nid bien tiède où il passerait la saison jusqu’à ce que vienne son temps—elle trouvait ça charmant.
Je me suis dit qu’il valait mieux que tu l’entendes de moi directement.

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Quand ils ne feignent plus une langue qui ne leur appartient pas, ils n’ont plus à faire semblant : il y avait une honnêteté sans détour dans les syllabes appuyées de leur langue maternelle, qui coulait de leurs bouches en flots intarissables comme un torrent à l’eau claire qui viendrait crever la roche. Ils s’étaient rendus proches comme ça, s’étaient aimés comme ça, en construisant à deux une enclave dans l’île, comme un petit temple à leur culture commune, où eux seuls pouvaient se recueillir. Dans cette langue, Arden pouvait être vraie, alors elle s’était agacée du ton accusateur de Seraph ; gavée d’une colère sourde qui provenait des tréfonds de son être—quand ils se parlaient ainsi, dans la langue natale, elle n’était plus vraiment Arden : elle retrouvait l’origine, la source de son existence, celle d’avant la fracture, d’avant la mort, d’avant tout le reste. Elle essuie sur son pantalon ses mains pleines de terre, qui laissent sur le tissu la trace grisâtre de ses doigts.
Pardon ?
Elle se redresse alors, se met debout pour le surplomber et bloquer de sa tête le soleil tendre du printemps ; son visage se dessine sans colère en contre-jour, et ses yeux débordent d’une déception palpable—ses mots sont gorgés d’amertume. Comme pour souligner l’offense, elle l'avait laissé là, était partie dans la cuisine, pour remplir deux verres d’eau. Elle avait laissé l'eau couler un instant, comme ça, elle serait plus fraiche, avant de retourner au jardin où l’odeur de lavande l’avait frappée : c’était indécent.
Pourquoi tu dis ça ?
Elle demande sans détour, d'un ton sec qu'elle n'offre qu'à ceux qui sont parfaitement sincères. Arden tend à Seraph le verre d’eau pour signaler la trêve, en offrande silencieuse pour prévenir la fracture qui ne manquerait pas de se tracer dans la terre qui les avait toujours liés—ses doigts étaient encore humide de la condensation, bénis comme pour la prémunir de la faute qu’elle avait déjà commise, qui l’avait déjà salie, c’était trop tard.
T’es pas obligé de le dire comme ça, Seraph, le prénom sonne étranger dans sa bouche, soudain, en deux syllabes qui ne sont pas à leur place, je sais ce que je fais.

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Elle ne peut pas comprendre, encore, cette haine viscérale qui habite Seraph jusqu’au fond de ses entrailles : elle ne comprendra jamais la colère qui dort dans le sang que partagent les enfants de la guerre, le passif de violence qui le lie à Cecil en tant que frère—elle ne comprend pas, donc, la profonde compréhension de ses vices qu’il partage, en enfant de la même engeance. Elle s’assoit à la table du jardin, prend un instant le soleil comme s’il n’avait pas battu sa nuque depuis midi, et garde un silence qui sonne déjà le glas de cette après-midi ensoleillée. C’est un silence qui ne voudrait rien dire s’ils ne s’aimaient pas autant, n’avaient pas grandi côte à côte dans cet accord muet qui voulait qu’Arden comble les silences de ses peines, de ses joies, de ses colères, qu’il écoutait toujours avec une affection laconique qu’elle lisait entre les lignes.
C’est la certitude de cette confiance infinie et tranquille qui rend cruelle son amertume—le rire plat, le sarcasme aussi, qu’elle refuse d’entendre sans malice dans la tiédeur étouffante du printemps. Le verre d’eau plein, posé sur la table, dessine des gouttelettes de condensation qui coulent sur le métal peint pour y tracer un arc de cercle. Arden regarde un moucheron s’y noyer et, avec dégoût, se lève pour le vider sur un pied d’hortensia rendu mauve par l’acidité de la terre. Le verre vide encore en main, elle se tourne vers Seraph, et ses yeux disent déjà tout des maux à venir.
Je sais pas ce que t’espère faire en me prenant de haut comme ça, mais ça marche pas.
Et le jardin, le jardin l’étouffe ! C’est indécent, tout ce vert, toute cette vie, et le son du vent dans les feuilles et les insectes qui courent entre les racines ; c’est un bruissement incessant, gargantuesque, qui occupe l’espace qui se creuse soudain entre eux.
Qu’est-ce que t’attends de moi ? Que je— elle bute sur les mots, ne les trouve pas en cantonais, reprend enfin mais ses inflexions ont perdu de leur ardeur, que j’y mette un terme juste parce que tu me le demandes ?
Si l’amour se dit mieux dans la langue maternelle, la colère, elle, trouve son éclat dans l’intimité qu’ils partagent : c’est un nœud ancien qu’elle sectionne pour défendre la tendresse jeune qu'elle porte à Cecil, qu’elle pense au-delà de la piété. Arden garde au cœur l'innocence des madones à qui l'on pardonne tout, même la rage, même les caprices.
C’est mon problème, pas le tien. Tu penses savoir ce qu’il y a de mieux pour moi, mais c’est toi qui comprends rien.

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Voilà la plaie béante d’un amour qu’ils partagent depuis l’enfance. Debout à l’ombre du tilleul, ils prennent peut-être la mesure de leur chute. Arden ne veut plus voir Seraph : pour ne pas regarder ses yeux, noirs, en miroir des siens, elle contemple ses mains, les découvre grandes et rudes, forgées dans le bronze, la poussière et la bataille. Chassés de leur propre jardin d’Éden, il ne reste rien de leur piété—non, c’est un mensonge, et c’est sa dévotion même qui trahit Arden : sa voix s’élève tremblante. Non, c’est pas ton problème. Elle s’était attendrie de voir ainsi ses mains – qu’elle ne regardait jamais, trop portée sur son visage familier qui rappelait leur jeunesse – et d’y découvrir les marques anciennes de sa bravoure et de sa lutte. Elle se trouve trop meurtrie, pourtant, pour s’adoucir.
Son corps entier ne porte plus la courbe du prélassement candide, qui marque toujours sa peau de rose quand elle se laisse aller à la grandeur de son affection pour lui. Sa peine dessine en pointe l’angle de ses yeux quand Seraph prononce une sentence qui annonce la fin du monde : pour elle, c’est un effondrement. Sans y faire attention, elle porte une main à sa poitrine, juste sous la clavicule, un peu à droite du cœur, sa paume à plat dans les vallons de sa cage thoracique. Rien ne t’autorise à être déçu de moi. Rien. La douceur du jour, de la saison et des buis de lavande l’écœure : elle la trouve insolente face à l’échec de sa tendresse, qui n’avait su faire pâlir le vent léger de juin, le bleu du ciel ou le bruissement des arbres. Il partirait – voilà tout – et le paysage en resterait inchangé, la trace de son passage se ferait ténue dans l’herbe écrasée par ses pieds, à l’endroit précis où il se tenait maintenant. Demain, il pleuvrait, et il ne resterait plus rien de Seraph dans l’intimité du jardin. Je fais ce que je veux, oui.
Arden regarde enfin son visage, trace la ligne directrice qui se dessine, invisible, de ses mains à ses yeux, pour ne plus s’en échapper. C’est un refus de se détourner du dégoût amer qu’il lui inflige, qu’il lui fait subir—et il ne s’agit plus de dire la vérité, mais de se dépeindre plus cruelle que son cœur mou lui permettait. Elle sait, pourtant, qu’il voit l’ombre de larmes contenues par sa colère dans le fond de ses iris. Quand le soir venait, c’était de son propre amour qu’elle se retrouvait meurtrie : elle commettait toujours, envers elle-même, la plus grande des trahisons.

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