the place we share

Elle avait trouvé la porte déverrouillée, ce soir-là, et d’un coup, elle avait eu peur : la crainte avait creusé un petit trou dans son abdomen, juste au-dessus de l’estomac, s’était nichée là alors qu’elle se raisonnait par une litanie absurde et futile, petite prière silencieuse qui disait que ce n’est rien, qu’elle avait oublié de fermer—elle avait ainsi comblé le creux de son angoisse en tournant la poignée et en ouvrant doucement la porte, dissimulée dans l’ombre du porche, ne laissant pas filtrer à l’intérieur les derniers rayons du crépuscule qui crevaient la noirceur de l’entrée comme une injure à la nuit. Tout était très silencieux : elle avait frémi en entendant le vent de l’est souffler dans ses cheveux comme un murmure—ce n’était rien.
Arden avait allumé la lumière très vite pour percer l’obscurité, plissé les yeux sous l’assaut de l’éclat orangé du plafonnier : dans le halo soudain, il était là, Cecil, couronné toujours de la lumière artificielle comme il savait l’être du plein jour.
Oh, c’est toi ! Tu m’as fait peur !
Elle tend les bras vers lui pour accueillir le baiser et le transformer en étreinte, son petit cœur tendre avide de tendresse, pour combler l’angoisse qui avait fait des nœuds avec son ventre mou ; le souffle encore raccourci, elle s’est nichée dans son cou pour l’embrasser, laisser mourir ses expirations dans la tiédeur de sa peau claire. Son affection laisse sur ses lèvres un goût amer, une impression étrange et sibylline qu’elle ne sait pas lire—terreau d’une inquiétude à étouffer, laisser pourrir à l’intérieur d’elle-même comme une floraison morte-née. Elle ne sait pas comment Cecil est entré.
Merci, tu sais, je n’ai pas fait grand chose pour l’instant ! J’espère être à la hauteur de la confiance de mes adelphes, surtout.
Elle le libère de son étreinte, contemple les cosmos et gypsophiles érigés avec insolence sur la petite table, comme un autel pour une sainte qu’elle n’était pas : elle a le silence ému des amoureuses—ce n’était pas ses préférées, mais elles pourraient le devenir ; si Cecil le voulait, elle aimerait les cosmos plus qu’elle aimait les hortensias. Elle s’abandonne à un nouveau baiser, chaste et doux, qui goûte le sucre de sa gratitude : je les adore, merci ! Elles sont très belles.
Arden est reconnaissante—elle est gentille comme ça, honnête comme ça ; ignore le malaise abrupt pour n’en garder que l’amour, car il faut beaucoup aimer pour faire tout ça, pas vrai ? Dans sa maison qui se dessine comme une niche, elle n’est plus à sa place : elle fend l’air d’un rire clair et court, celui des ingénues.
Je ne m’attendais pas à te voir ce soir, j’ai rien prévu, je suis désolée !

---

the place we share

Elle ferait un foyer dans leur maison de poupées—elle réalise alors qu’elle se dit leur maison pour parler de la sienne, qui n’était qu’à elle mais où il avait déjà laissé son empreinte. Quand elle embrasse le salon du regard, elle voit gésir les fleurs offertes, les trouve très à leur place, coupées à la racine mais toujours vives ; voit la forme du corps de Cecil dans le canapé comme une silhouette en négatif, creux tiède et mou où l’amour vient s’échouer : chez eux. Elle s’amourachait de cette idée avec un bonheur ingrat et immature, délaissait déjà ses inquiétudes passées ou futures au nom d’une tendresse sincère. Elle accueillait les caresses de son honnêteté de gentille fille, sacrifiait sa liberté à la mémoire des voeux échangés devant la mer ; elle avait voulu prendre ses doigts entre les siens, en sentir la chaleur comme une promesse sourde qui rappellerait leur serment, mais il s’était détourné d’elle, trop vite, creusant cette distance qui était un supplice.
Soudain, elle trouve absurdes ses angoisses, se trouve naïve, même, face à cette familiarité toute affectueuse qu’il lui témoigne : n’est-ce pas lui, aujourd’hui, qui commet tous les sacrifices ? Prend la dague, tranche la chair pour verser tout de lui, sentiments et corps, dans le tumulte tiède de leur attachement ? Arden le voit ainsi, dos à elle, suit du regard la ligne courbe de ses épaules pour en adorer la rigueur aimante.
Merci beaucoup, c’est gentil. Heureusement que tu es là, avec toute cette histoire, j’ai pas eu le temps de penser à grand chose !
Au couteau qui s’abat – clac ! comme pour lui trancher la nuque – elle ne sursaute pas, ne craint pas la lame qui ne saurait taillader la tranquillité de sa nature profonde. C’était pourtant le glas qui sonnait la fin de l’indolence, de la langueur tranquille des étés trop longs qu’elle avait déroulés de ses doigts noueux ; la saison était appesantie d’un devoir qu’elle porterait sans indifférence, pétrifiée des regards portés à ses mains qu’elle ne voyait tachées de sang.
Ma première mesure—ah ! j’y ai pas encore réfléchi.
Elle accepterait toutes les conditions de l'amour de Cecil : dirait ce qu’il dit et aimerait ce qu’il aime, Ève à la langue serpentine qui ne se lavera pas de ses péchés. Pour lui, elle sera une dévote aux genoux meurtris par la prière, petite sur les dalles immenses d’une église à sa gloire à lui, où le retable est tout à son image.
Qu'est-ce que tu avais fait, toi, quand tu es devenu ambassadeur ?

---

the place we share

C’est vrai, Cecil prenait soin d’elle : n’était-ce pas là un grand amour ? Arden pourrait s’y plaire, affable et sacrifiée, être reconnaissante des mains qui enserrent son cou dans l’étreinte violente et passionnelle de leur affection. Si Cecil l’aime ainsi, alors l’ardeur ne masque que la tendresse, et elle verrait en l’étau refermé une alcôve où elle pourrait se plaire. C’est ainsi qu’elle aimait : en donnant tout d’elle-même, de sa sincérité martyre, en embrassant de ses yeux noirs les fautes commises pour y voir des cadeaux. Elle le regarde vivre chez elle comme si la pièce était une terre à conquérir, le trouve tout à sa place dans la cuisine qui était à eux, déjà ; et elle lui donne sa vie comme elle donne son corps, tout entière, avec l’abandon des proies à qui il ne reste que l’abnégation.
Je ferai de mon mieux, c’est tout ce que je peux faire, après tout.
Elle ne veut pas penser à ça, pas encore, dans la tiédeur domestique de son foyer éventré—il n’y a que lui, rien que lui, astre solaire dont la chaleur prend au cœur, lui qu’elle aime sans concession, avec l’insolence et la justesse de ceux à qui il ne faut pas mentir. Elle ne lit rien de la violence du monde qu’il invitait chez elle, n’en voit pas l’ombre qui rampe déjà sur les murs, avale déjà son corps. Elle lui sourit aussi, avec l'éclat froid de la pleine lune qui rend la lumière du jour.
Rien de très important.
Elle se glisse derrière lui pour l’étreindre, colle sa joue à son dos pour en sentir la tiédeur : elle lie ses mains sur son ventre pour le faire prisonnier de son affection, l'aimer dans un piège qui n'en était pas un—c'est une adoration, une ode à sa vie, à sa chair, à ce qu'il lui donnait.
Tu as l’air un peu fatigué, est-ce que ça va ?

---

the place we share

Et quand il dit qu’il l’aime, étouffé dans son étreinte amoureuse, ça ne peut pas être un mensonge ! Si elle l’aime ainsi, avec l’abandon le plus absolu, il doit l’aimer à armes égales : son amour à elle a la constance infinie du soleil du matin ou du roulement des vagues, c’est une promesse qui se dit aussi sûrement qu’avance le monde. Contre sa poitrine, Arden sent le dos de Cecil qui se soulève doucement au rythme de sa respiration, et de son oreille plaquée contre lui, elle entend battre son coeur—c’est à cette vie-là, la sienne, qu’elle se dévoue toute entière, c’est cette vie-là qu’elle aime de toute sa chair. Son amour est une brûlure qu’elle s’inflige avec l’euphorie des innocents qui ne craignent pas la douleur : sous ses paumes, Arden sent la tiédeur de son ventre, trouve palpable cette existence pour laquelle elle voudrait bien se sacrifier. Et son amour, oui, son amour ! est une vérité à laquelle elle se donne, s’offre, se livre. Elle n’a pas eu à céder : elle est déjà toute à lui.
Elle le libère de l’étau brûlant de ses bras parce qu’elle veut que Cecil voie ses yeux quand elle lui dira je t’aime ; qu’il réalise ainsi qu’elle l’énonce sans ciller, la lumière faisant un cerne autour de ses yeux noirs. Elle pourrait pleurer de se voir aimer autant.

Moi aussi, je t’aime. Tout court.

---