t'es pas venu. ce sont des mots crus et mal agencés que seraph n'a pas l'habitude de prononcer de cette manière, lui qui les manipule d'ordinaire avec précaution. il est entré sans toquer, à son habitude, d'un pas ferme et légèrement précipité dans lequel on sent encore les vestiges de la bataille. il ne demande pas à précieux où il était, ce qu'il faisait ; ce serait tant d'inepties rhétoriques puisqu'il le trouve là, chez lui.
debout dans l'entrée de son salon, seraph se tient droit et indigné, le visage marqué d'une violence qu'il a rendue au centuple dans l'enceinte de l'arène - et précieux n'était pas là pour le voir.

c'est une histoire de temps qui passe.
il y a déjà plus d'un mois, seraph faisait face à l'hydre et goûtait l'exaltation délicieuse de la victoire sans qu'un mot ou un regard de précieux ne reflète son éclat (et cassiopée venait lui raviver son auréole de ses louanges) ;
c'est une histoire de temps qui passe sans se croiser ou se contempler dans les yeux ;
et seraph a âprement exercé sa patience jusqu'à la voir se consumer dans un feu de forêt.

dans le sable de l'arène, son adversaire est resté allongé plusieurs minutes : ça aussi, c'est du temps qui passe, au cours duquel seraph n'a pas trouvé précieux dans le public ou dans les coulisses. ils chantaient sa gloire, eux tous qu'il ne voulait pas entendre ! son poing s'est échoué encore sur ce visage déjà écorché, le sang a coloré sa rétine déjà brûlante, ce même sang qui l'a paré des couleurs de la réussite vers laquelle il s'est élevé, offert en spectacle à tous - et précieux n'était pas là pour le voir.

il est venu tout de suite, après s'être douché et changé à la hâte, juste histoire de voir les traces de sa propre brutalité s'effacer en volutes éphémères.
il s'est dit qu'il garderait la tête froide.
c'était important pour moi, cette fois.

précieux sait d'où sont puisés les reproches : il n'affiche pas de surprise mais plutôt une conscience résignée de ses manquements et cela est pire encore que l'ignorance brandie en excuse. aux extrémités de ses bras déjà tendus d'un nerf à l'autre, les poings de seraph se serrent et se desserrent presque machinalement - c'est là son ultime effort, déjà violent dans tout ce qu'il n'entreprend pas, brutal dans tout ce qu'il retient.
depuis un moment, oui, c'est le cas de le dire, et ce constat souligne la cruauté de la situation : loin d'être accidentelle, creusée par l'acceptation placide de leur éloignement.
précieux aurait pu dire je ne veux plus de toi et la plaie se serait ouverte de la même façon.  

alors seraph se tient là, dépassé par l'existence même de cette blessure dont il ne sait pas jauger la gravité. il bouge à peine, le souffle ajusté à la façon d'un animal qui fait le mort. des prochaines fois, oui, bien sûr, il parle à voix basse, dans un souffle dont il cherche à tuer l'émoi : et tu ne viendras pas non plus. sur son visage, seuls ses yeux semblent vivants, immiscés jusque sous l'épiderme de cet amant qu'il croit presque détester. de ce regard noir qui absorbe tout, tout, la lumière et la distance, il voudrait l'enchaîner, l'esquinter dans un refus final de le voir s'y dérober encore.

seraph se souvient avec clarté de leur promesse dont la vacuité lui paraissait sublime. il avait dit ton monde, le mien, si tu veux, en comprenant qu'ils n'avaient aucune vocation à se mélanger et qu'il n'y avait donc rien à promettre.
par erreur peut-être, il lui a pourtant exposé ses tripes et sa chair brûlante - il fallait s'attendre à cette odieuse indifférence. tu me fais parler, toujours, et pour toi je l'ai fait. toi, toi tu ne me dis jamais rien. dans le fond de sa gorge, la révulsion est un acide qui dévore ses tissus et fait vibrer ses cordes vocales.

seraph reste un instant interdit, exposé à la répartie implacable de celui qui cherchait à le convaincre qu'ils feraient bien, ensemble - le même qui ne voulait pas le voir partir à l'aube et qui ne lui expose aujourd'hui qu'un vague ennui.  
tu me prends pour un con ? presque à brûle-pourpoint, inspiré par la blessure de l'ego, le rapport, tu m'évites, tu pensais que je ne ne le verrais pas ? les reproches le surprennent presque, lui paraissent enveloppés d’une autre voix que la sienne. ils sont pourtant crachés de ses poumons qui semblent malgré lui expulser toutes les offenses.

ça l'insupporte d'entendre précieux dire qu'il n'est pas le centre de son monde ; c'est qu'il n'en attendait même pas tant ! et ça le torture alors de comprendre qu'il n'est rien. arrête ça, il l'assène avec la dureté qu'on donne aux ordres, sans concession. tu crois quoi ? que tu es au centre du mien ? si nous sommes dans cette situation, c'est que je l'ai bien voulu, que je te tolère. tolérer, voilà ce qu'il fait - dans la rancoeur de l'instant, cela lui semble vrai et juste ; son orgueil lui dissimule la cruauté des mots et tout ce qu’ils impliquent.

tu penses que tu peux te moquer de moi ? seraph s'est rapproché dans un grondement et la chaleur de l'arène n'est pas redescendue, non, au contraire, elle cherche encore, désespérément, un échappatoire. non sans agressivité, il dénie à précieux son espace personnel - le regard rivé sur le sien, penché au-dessus du sofa, il le capture de toute son ombre. je supporte tes caprices, je fais preuve de patience. tu veux tester ma patience ? ainsi il pare sa violence de l’intimité qu’on donne d’ordinaire aux secrets à l’adresse des amants.

seraph reconnait la sévérité qui lui avait plu et avait éveillé ses sens, puis son coeur, à une tendresse inopportune. il regarde précieux de très près, comme il décortiquerait une curieuse créature, afin de comprendre ce que lui inspire décidément cette faiblesse à son égard. quelque part il se cherche aussi lui-même dans ce regard clair qui ne lui ressemble en rien, s'évertue à trouver le reflet de sa propre rancoeur. ce qu'il donnerait pour un peu de violence ! il ne le contredit plus, ne prétend plus à rien. sa voix elle-même s'est appliquée à reproduire sa fébrilité - en la partageant, il l'exacerbe, l'envenime. épargne-moi ton sarcasme, un instant, le temps d'une inspiration suspendue, s'il-te-plait.

c'est qu'il doit se retenir pour ne pas l'attraper par les épaules et le secouer. sois méchant ! je sais que tu en as envie, non, il se contient et cela est trahi par l'immobilisme oppressant de sa stature. ainsi quand précieux le repousse, la distance renouvelée est un soulagement qui compense presque la blessure.
il interroge tes propres problèmes ? et il entend bien que cela sonne faux.
seraph reste là, debout, près du canapé. démuni, arraché au champ de bataille sur lequel il s'illustre sans peine, il n'est plus qu'un pantin inerte et inadapté aux déboires de l'amour.


non, tu ne comprends pas. il lui semble alors en le verbalisant qu'il tire sur un fil au bout duquel les sentiments se défont sans résistance. c'est une érosion silencieuse et froide aux antipodes des premières étreintes mais bien à l'image de ces dernières semaines durant lesquelles ils ne se sont presque plus regardés.
seraph cherche une raison de se rendre à l'évidence. il s'accroche à la dignité de celui qui ne veut pas capituler quand bien même cette persévérance ne lui offrirait aucune satisfaction. abruptement, il rompt le mutisme résigné qui précède sa prise de conscience : tu ne veux même pas comprendre. admets-le. il a le menton levé, ainsi il regarde précieux de haut, détaille la courbe de son corps redressé sans vraiment l'être. c'est une image de lui qu'il découpe volontairement entre ses cils d'un plissement des yeux et qu'il gardera précieusement dans un coin de sa mémoire. sois méchant s'il le faut.

(cw mentions de suicide)
précieux dit mon amour et l'expression a quelque chose d'impitoyable, puisqu'elle révèle, par sa dissonance, leur fin imminente. seraph le dévisage comme s'il le voyait pour la première fois. c'est vrai, qu'attendait-il ? quand ses yeux ont scruté les tribunes de l'arène à sa recherche ; quand il l'a questionné sur ezra, entouré de peintures à son effigie ; quand il a dit oui, juste avant l'aube printanière, en pensant que rien ne changerait alors ? que précieux le regarde, peut-être. il le regarde bien maintenant, il est proche et presque ouvert à vif, pourtant seraph n'en tire aucune satisfaction, juste une fébrilité partagée qui précipite l'escalade.
que fait la mort dans cette histoire ? seraph pourrait rétorquer que personne ne meurt, qu'il ne s'agit pas de cela - mais il voit à présent que c'est ce dont il a toujours été question et ce depuis ses plus jeunes amours : la vie ou la mort, puisqu'il fallait se donner, non, posséder, absolument, consumer puis périr.

précieux a parlé et sa vérité n'est pas celle que seraph voulait voir.

arrête. ses yeux brûlants se sont réfugiés dans un coin d'ombre à gauche du canapé. il ne peut pas le regarder sans risquer une faiblesse plus profonde encore. qu'a-t-il échoué à trouver, derrière le mirage ? qu'a vu précieux, quel poids ont pris les secrets qu'il a portés sans y avoir été autorisé ? ces non-dits coloraient-il leurs étreintes, transparaissaient-il dans leurs silences ? sous quelle forme spectrale se sont-ils incarnés pour s'immiscer entre leurs deux corps ?
l'inspiration est abrupte, imbue d'une violence qui ne sait plus vers qui se diriger. tu as raison, tu n'as pas à comprendre. et quoi qu'ils t'aient dit, ceux qui parlent sans prendre la mesure de leurs mots, ils ne savent rien, ne comprennent pas non plus. ils ne savent pas de quoi ils parlent, et toi, tu ne sais pas non plus. seraph pensait avec orgueil que les paroles revêtaient un pouvoir artificiel dont il se passait volontiers ; il avait tord. il se félicite de ne pas savoir pleurer ! la honte lui est déjà insoutenable et les larmes le rendraient trop humain. il ne bouge plus, respire à peine. le visage fermé, les traits statufiés en angles droits et durs, il parle d'une voix basse, monocorde : et quand bien même je mourrais, quand bien même je choisirais la mort, tu n'aurais pas à me pleurer, personne ne te force à pleurer les morts, tu fais erreur, les morts ne se pleurent pas, jamais, les vivants se lamentent toujours pour ceux qui restent. à la troisième personne du singulier, les vivants dans lesquels il ne veut pas se compter.

michał s'est suicidé, il faut le décrire tel que ça s'est passé. seraph ne dira pas qu'il est désolé. il s'est toujours plu à penser que le bonheur se trouvait dans la fermeté d'âme, celle qui pousse à supporter les troubles sans sourciller ; il faut croire qu'il n'est pas heureux. mais si tu penses que c'est de ta faute alors tu te trompes, personne ne se tue vraiment pour autrui, il est mort parce qu'il le voulait. c'est tout. c'est tout, oui, ça n'a pas vocation à réconforter. arraché au sublime dont précieux le dépossède sans remords, seraph est un pantin mal taillé qui ne sait plus jouer à l'homme - à moins que ce ne soit le contraire, qu'il est homme malgré lui et que c'est là sa tragédie, savoir que ses failles ne sont pas des défauts de fabrication mais rien de plus que des plaies mal refermées. sa voix est grinçante, son souffle amer et corrosif : je sais ce que cela fait. c'est toi qui l'a dit en premier.

précieux ne le regarde plus. seraph voit qu'il cherche à se cacher comme il le peut. de la proximité de leurs corps qu'il imposait dans sa colère ne reste qu'une défaite un peu malheureuse : il sent qu'ils s'approchent de leur fin. il n'ose pas bouger, les yeux rivés sur précieux dont il ne peut pas voir le visage. c'est sur sa main qu'il s'attarde alors, en poursuit les os devinés sous la peau, les phalanges qu'il a de nombreuses fois repeintes de ses baisers. il regarde cette main fragile qu'il pourrait entourer de ses doigts, réchauffer ou briser d'une même étreinte. il devine qu'elle dissimule des larmes et peine à reconnaitre l'émotion que cela lui inspire - ce n'est qu'une détresse sourde à l'arrière-goût d'impuissance.
je vais bien mourir un jour. le je est revenu, ce je qu'il associe à la mort et anoblit d'un même geste ; c'est un sort qu'il semble se réserver à lui et à lui seul, retour d'orgueil doloriste et vain. il n'empêche : il mourra, sans aucun doute ! et alors ? quand bien même mourrait-il ? seraph dit je pour ne pas dire qu'on meurt tous un jour, pour épargner à précieux cette vérité d'une bêtise implacable qu'il connait déjà.

rompons, à l'impératif. seraph n'a rien à dire, quand bien même le silence leur serait fatal. et puisqu'il sait qu'il ne comprend pas tout - qu'il ne comprend pas grand-chose de précieux - il se rend à l'évidence et rajoute, comme si cela allait prévenir ces larmes qu'il imagine et ne sait pas accueillir : ce n'est pas grave. quelque part, dans cet endroit immatériel où se situe l'ego, un déchirement. l'impasse est plus insupportable encore que cette blessure-là. ainsi il n'y a pas d'indifférence ou de désinvolture, rien qu'une tentative maladroite de cautériser les plaies qu'ils se sont infligés.
précieux pleure pour de vrai et seraph comprend qu'il ne peut plus le toucher. dans un élan humain, et donc par essence faible, il envisage de lui ouvrir ses bras et de l'en entourer ; renonce, recule enfin, non par pudeur mais par considération. il serait plus simple d'enfouir ce visage affligé dans son torse ou dans le creux de son cou, ainsi savoir que ces pleurs existent sans oser les supporter. pour la première fois de sa vie peut-être, seraph n'est pas égoïste à ce point.

conscient du fait que cette distance-là s'établirait pour toujours et non sans regret, il s'est redressé lentement. précieux. il l'appelle en vain - parce qu'il ne sait pas comment faire honneur à ce prénom, il le prononce sans y trouver de suite. voilà, il n'existe qu'une conclusion possible : je devrais partir. alors même qu'il souffle ces mots, seraph a honte de ne pas réussir à s'en aller.