8 ans

- Quand c’est qu’elle rentre, elle a dit ?
- Elle n’a pas dit.
Un haussement d’épaules désintéressé – et le sourire, ce sourire que je sais. Delmore ne dit pas « elle me manque », pas cette fois. Je ne peux d’ailleurs plus me souvenir de la dernière fois qu’il l’a fait, qu’il a pleuré pour elle.
- Del. Tu n’es pas juste sorti faire un tour, tout à l’heure.
Il secoue la tête, la fossette espiègle sur le bout du rire.
- Qu’est-ce que tu as volé, cette fois ?
- À manger.


- Mais comment vous faites pour grandir aussi vite alors que vous n’aimez manger que de la merde ?
Le ton de Leigh oscille entre le reproche et la plaisanterie, existe toujours quelque part dans l’écart et à la fois précisément sur le bord de ses tendresses et de ses furies. Delmore en rit, le bras au travers de la tête et le coude pris dans l’ouverture désormais trop petite du pull qu’elle essaie de lui enfiler.
- Ça prouve que c’est pas si mauvais que ça.
Je ne dis rien. Je veux en rire aussi, mais ses mots me semblent faux. Je pense au verbe. Aimer, aimer. Vous mangez de la merde parce que vous aimez ça.

9 ans

Dans les bras de Delmore un moment je feins le sommeil béni et ordinaire des enfants un soir d’école, on se raconte des histoires sans queue ni tête et je le berce dans cette pantomime grotesque d’enfance où demain serait sûr et beau, où il aurait ses Fruit Loops au petit déjeuner, le cartable avec un goûter dedans. Je pense, en espérant qu’il oublie, pourquoi nous ne sommes pas de ce monde, pourquoi rien ne nous appartient. Je le serre, son corps un miroir au mien, et je loge tous mes points d’interrogation juste entre mes côtes.
Le lendemain Leigh est sur le canapé et ses yeux ne s’ouvriront pas avant au moins midi. Delmore ne prend pas ses Fruit Loops car il n’y en a pas, et dans son cartable il n’y a pas de goûter. Je le regarde embrasser le front moite de sa mère et j’ai envie de crier.


- … Juste pour quelques mois, d’accord ? S’ils sont avec toi je pourrais toujours au moins les voir. On va me les prendre, maman. S’il te plait- Non… Non, vraiment je vais le faire cette fois, je te promets. Je le fais pour eux. Juste quelques mois ! Le temps que je me remette sur pieds… J’ai trouvé un bon établissement, je peux payer par tranches… Non. Je te jure que cette fois-ci c’est la bonne. Je t’en supplie-

Je ne peux plus pleurer. Leigh nous serre et j’imagine l’étreinte avant l’école, je me rappelle des pique-niques sur l’herbe sous le bref soleil de Juin. Elle secoue la tête, elle répète « On ne va pas vous séparer, d’accord ? D’accord ? D’accord ? Vous leur dites. Montrose, mon bon garçon, tu leur dis, tu n’as pas peur de parler aux adultes. Tu leur dis, on ne vous sépare pas. D’accord ? » Je répète : d’accord. On ne comprend pas, pas encore. Delmore pleure.
Je ne peux plus pleurer.

10 ans

On nous sépare.
Ni cette maison ni cette famille ne sont les miennes. Delmore qui l’est, Leigh – dont j’appartenais à l’absence – ni lui ni elle ni rien de leur infranchissable chaos. Il y’a pourtant un réconfort doux et exogène dans les draps d’un lit propres, les stores d’une fenêtre qui se déroulent jusqu’au bout, dans un sol sans fractures ni poussières. Je me retrouve dans les heures fixes des repas, dans un rituel infrangible de mêmes gestes, à la même heure – dans la chorégraphie soutenue des journées dont je sais à l’avance la cadence de chaque pas. Mes éclats tiennent dans une tasse inclinée et la chemise pliée dans le mauvais sens, la page cornée au mauvais bout, une tâche décalée de quelques heures deviennent insidieusement le degré en trop qui la fait basculer.
Je me contiens dans des calendriers à défaut de jeter mes racines dans mon propre corps, et je veux m’en libérer.
Je m’y accroche comme à un dernier rempart de sanité.
Je pense à Delmore. Aux draps de son lit, aux stores de sa fenêtre, peut-être quelque part à l’autre bout du pays. Rien ne nous appartient encore et nous ne sommes toujours pas de ce monde mais je ne peux pas le serrer, son corps n’est sans doute plus le miroir du mien. Je range encore mes points d’interrogation juste entre mes côtes.

11 ans

La nymphe est une révélation au-delà de toute imagination et elle m’amène sur les lèvres un panier de promesses : quelque part outre les frontières un monde auquel j’appartiens. La réalité de ce sang qui est mien, qui ne m’a jamais semblé l’être, me tétanise et me fait à la fois espérer la vie et la redouter de toute mon âme. Et de toutes ces promesses une seule m’obsède, celle de mon frère. Delmore à présent une promesse, outre les frontières également, la réalité de son sang tout aussi redoutable que la mienne.
Mais Delmore n’est pas là, ne le sera pas pour une année encore, quatre saisons, cent ans de solitude où ni ce banquet ni les colonnes de ces camps ne sont les miens. Un dieu me réclame et j’appartiens désormais à son absence. Je m’y retrouve une deuxième fois, démuni jusqu’à mon ombre. Et encore maintenant il y’a un réconfort à y rester ; cette fois-ci brutal et sans douceur.

12 ans

Lorsque mon frère se jette à mon cou je le serre et son corps n’est effectivement plus le miroir du mien. Sous d’autres soleils Delmore est devenu lui-même et je ne me reconnais pas. Les points d’interrogation me fracturent les côtes et inondent le creux de son cou, chauds à flot torrentiels et insoutenables : une dernière crise de larmes avant ce tarissement particulier que subissent sous contrainte les garçons à la mort de l’enfance.

14 ans

Je me contiens dans les calendriers encore mais les racines de moi se jettent dans un corps mouvant, défait et refait lentement sous la lame de mon dieu, de mon père – redéfini somme toute sur les contours de ses douleurs. Je règne ainsi nouvellement sur les entraves de ma propre chair et je grandis, comme un avatar détaché de moi et dans tous les sens du terme, entendu dans mon corps et dans la rage que toujours penchait ma tasse.
La discipline est un exercice de réclamation, et dans les camps j’en deviens à la fois maître et martyr.

15 ans

À travers ses tourmentes j’apprends la colère de moi et ses multiples prénoms, qu’ils sont les mêmes pour tout le monde, surtout. J’apprends à aimer ce monde beau et abject qui m’apostasie. Et j’aime ses hommes.
J’aime les hommes. Avec raison. Avec raison.

18 ans

Répudier l’amour pour l’enlacer à nouveau, à chaud, à froid – à défaut de trouver tiède. Tiède est un confort que je m’accorde dans le berceau des détails, de la valse prévisible qui cadence mes journées. L’amour comme la révolte ne sont pas une valse, pas une danse, mais le mouvement d’une foule en plein soulèvement ; ils n’y ont pas leur part. Je les vois chez l’autre dans des éclats vifs et écrasants d’humanité essentielle, brute, implacable dans sa propension à me faire aimer cet autre éperdument, à me forcer dans sa douleur sans appel. Y résister est vain. Y succomber l’est tout autant. J’étais et je deviens esclave à ces colères qui ne sont ni tout à fait les miennes, ni tout à fait extérieures à moi, qui sont les nôtres au sens collectif – au sens individuel, aussi.

21 ans

Derrière les murs des camps le monde est une île, et au-delà de l’île le monde est une cage. Je ne me fais pas d’illusions ; nulle part autre que dans la tombe nous ne serons libres, mais les joies conditionnelles qui nous incombent restent de notre ressort, nous les choisissons au bout du compte.
Par vertu d’être nés dieux – et encore, de leurs moitiés défectueuses nous héritons – ce choix nous est révoqué. Je dirais d’ailleurs qu’il en tient plus de l’infortune que de la vertu. La sanctification dans une cage est un aveuglement : de la poussière d’or dans la sclère de l’œil.
J’abjure cette réalité qui me destitue de mon nom, de mes colères, qui me rit à la gueule en me disant que si je mange de la merde, c’est parce que j’aime ça. Alors je choisis le monde dehors, et je choisis le monde dedans. Dehors je ne suis plus Montrose, fils d’Arès.

34 ans

Dehors je suis Saul, ni le fils d’un dieu, ni le fils d’une femme perdue quelque part entre les lignes d’une fine poudre blanche. Et Saul n’est ni enfant disparu, ni homme retrouvé. Une ombre parmi d’autres, quoi que dans une carcasse trop imposante pour passer inaperçue. Saul est vétérinaire. Il loue un appartement à Brooklyn, vit avec un chat noir qui s’appelle Bambi. Il aime les mêmes choses que j’aime.
Il se révolte des mêmes choses, aussi.
Ce monde ne nous appartient toujours pas, mais nous choisissons d’y appartenir, sous termes et avec concessions. La colère n’a d’exutoire que dans le bonheur, elle ne s’y apaise pas, mais elle y trouve au moins un sens. J’y trouve un sens qui me ramène à moi, et qui enfin déloge les points d’interrogations qui habitent entre mes côtes.

TLDR;: